Un ouvrage érudit et passionnant sur l'intérêt que les sourds et muets ont suscité chez les pédagogues, les philosophes et les auteurs de fiction au tournant des Lumières.
Au détour d’une page de son conte intitulé Pierre et Camille (1843) – l’un des rares documents littéraires à mettre en scène des sourds et muets –, Alfred de Musset prend le temps d’évoquer en quelques lignes saisissantes la condition des individus affligés de cet handicap jusqu’au seuil du XVIIIe siècle : « Malheureusement, à cette époque, où tant de préjugés furent détruits et remplacés, il en existait un impitoyable contre ces pauvres créatures qu’on appelle sourds-muets. (…) Partout, même à Paris, au sein de la civilisation la plus avancée, les sourds-muets étaient regardés comme une espèce d’êtres à part, marqués du sceau de la colère céleste. Privés de la parole, on leur refusait la pensée. Le cloître pour ceux qui naissaient riches, l’abandon pour les pauvres, tel était leur sort ; ils inspiraient plus d’horreur que de pitié. » Condamnés pour la plupart à mendier leur existence au coin des rues, les sourds-muets ne bénéficiaient alors d’aucune prise en charge institutionnelle ou éducative. La triste histoire du traitement réservé aux sourds-muets a connu toutefois une rupture spectaculaire, que l’on peut précisément dater du tournant des Lumières, entre 1780 et 1820, et elle a eu son héros : l’abbé de L’Épée (1712-1789), personnage devenu légendaire, véritable saint patron des sourds-muets.
Le livre passionnant, à l’érudition impeccable et brillamment écrit que vient de publier Flora Amann – livre issu d’une thèse de doctorat soutenu en Sorbonne l’année dernière – est intégralement consacré à la présentation de cette histoire, dont l’auteure déploie patiemment tous les enjeux, aussi bien pédagogiques, épistémologiques, philosophiques, politiques que littéraires. Il y avait longtemps que l’on attendait un ouvrage d’une telle ampleur sur ce sujet capital, lequel n’a certes pas été négligé par le passé par les chercheurs (que l’on songe, entre autres, aux monographies de Florence Encrevé, de Jean-René Presneau, d’Yves Bernard et Marianne Kurz), entre les mains desquels, néanmoins, une partie significative de l’histoire glissait toujours – à commencer par le rôle décisif que l’abbé de Sicard, successeur de l’abbé de L’Épée, a joué sur le plan aussi bien théorique qu’institutionnel, et qui a été à ce jour presque systématiquement occulté. Flora Amann propose une enquête non seulement complète, mais rigoureuse et pénétrante sur les diverses façons dont les sourds-muets se sont trouvés au centre de toutes les controverses qui ont pu agiter la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce faisant, elle apporte aussi bien une précieuse contribution aux études dix-huitièmistes en démontrant que les débats sur la surdité participent pleinement des mutations intellectuelles et politiques qui caractérisent le tournant des Lumières, et qu’ils constituent par conséquent une clé de la compréhension de cette période encore insuffisamment étudiée.
Les trois âges de la représentation des sourds-muets
L’intérêt pour les sourds-muets ne date évidemment pas de l’époque des Lumières, et il convient, de ce point de vue, de distinguer, comme le propose Flora Amann, trois âges chronologiquement distincts.
Tout d’abord, l’âge de l’abstraction, lequel s’étend de l’Antiquité à la fin du XVIIe siècle, au cours duquel ce sont principalement les philosophes qui se sont emparés de la figure du sourd. Comme l’a montré de manière convaincante Raphaël Ehrsam dans plusieurs articles et dans le livre qu’il a publié en 2016 , les grandes décisions théoriques en philosophie du langage – d’Aristote à Kant en passant par Descartes – se déploient sur fond d’une thématisation répétée des capacités des sourds et muets. Ces derniers définissent un véritable « personnage conceptuel », prenant place aux côtés du perroquet, du singe, de l’enfant sauvage, etc., permettant de poser certains problèmes, d’éprouver certains arguments et donc de fonctionner comme test d’une théorie du langage. Chez Descartes notamment, et plus encore chez ses successeurs au moins jusqu’à Condillac et Buffon, les inflexions doctrinales et les partages se manifestent de façon privilégiée dans la façon dont les penseurs analysent la situation des sourds-muets – l’état de leurs pensées, leurs capacités cognitives, etc. Plus précisément, l’étude de la surdité en philosophie offre l’occasion de dégager quatre interrogations principales : la question des rapports entre les signes langagiers et les idées ; le problème de l’origine des idées et des langues ; le lien entre processus mentaux et processus physiques ; les débats sur le geste.
La seconde grande époque de représentation du sourd correspond à ce que l’auteure appelle l’âge de la somme, lequel s’ouvre avec la publication du Surdus loquens de Johann Conrad Amman (1669-1724) en 1692, premier texte pédagogique sur la surdimutité en Europe. Amman y développe une méthode d’éducation des sourds de type articulatoire, qui inspirera plus tard Jacob Rodrigue Pereire (1715-1780), appelée à dominer la période jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’intérêt de cette version pédagogique de la surdimutité est qu’elle aura pour effet de contaminer le discours philosophique en en déplaçant sensiblement les enjeux : le succès relatif des méthodes d’éducation des sourds sera ainsi tenu pour une preuve de l’existence d’une forme de suppléance sensorielle, et contraindra les philosophes à reconnaître une plus grande importance aux signes dans les opérations de connaissance.
Du milieu du XVIIIe siècle au tournant des Lumières s’étend enfin l’âge de l’autonomie. Ce dernier se distingue du précédent par la parution régulière de textes pédagogiques sur la surdimutité : les quatre lettres de l’abbé de L’Épée en 1771, 1772, 1773 et 1774, suivies de son Institution des sourds et muets par la voie des signes méthodiques en 1776, et de sa Véritable manière d’instruire les sourds et muets, confirmée par une longue expérience en 1784 ; ainsi que les ouvrages de l’abbé Sicard, parmi lesquels son Mémoire sur l’art d’instruire les sourds et muets de 1789, son Catéchisme, ou Instruction chrétienne à l’usage des sourds et muets de 1792, son Cours d’instruction d’un sourd-muet de naissance de 1800, et son ultime traité sur la Théorie des signes de 1808. Au cours de ces années décisives, la pédagogie de la surdité devient un champ du savoir indépendant et dynamique, entraînant un bouleversement de la représentation du sourd qui aura des répercussions importantes dans les domaines politique et littéraire.
De la pédagogie des sourds à la politique des entendants
L’ouvrage de Flora Amman se donne pour projet de restituer les principaux éléments de l’histoire multiséculaire qui conduit au passage d’un âge à un autre. Histoire au demeurant complexe qui comporte des enjeux de nature si différente les uns des autres qu’elle demande à être suivie sur plusieurs niveaux simultanément. En effet, il importe de bien voir que les réflexions des philosophes sur le sujet de la rationalité des sourds-muets dépassent le strict cadre d’une philosophie du langage, car s’il apparaît que le sourd est une créature privée de raison du fait de la privation de langage articulé, il s’ensuit qu’il est beaucoup plus proche de l’animal que de l’homme, et donc qu’il s’exclut de lui-même de la société des hommes. Inversement, s’il apparaît qu’une langue articulée peut être enseignée aux sourds-muets – comme a tenté de le démontrer, semble-t-il pour la première, Amman dans son Surdus Loquens –, il en résulte qu’ils doivent être intégrés au sein de la communauté humaine et traités comme des membres à part entière. C’est dire que la question a toujours eu, inextricablement, une double portée : épistémologique et politique.
Ce sont ces deux fils que l’auteure parvient à nouer adroitement dans son étude. La révolution pédagogique initiée par l’abbé de L’Épée a entraîné avec elle une révolution institutionnelle, dont il faut à la fois élucider la logique et décrire les effets. C’est ce que fait Flora Amman en expliquant comment l’apparition d’un discours spécialisé sur la surdité et l’élaboration d’un langage gestuel sur la base de « signes méthodiques » – dont on sait qu’elle est la grande invention de l’abbé de L’Épée – ont eu pour corollaire la création d’institutions consacrées à l’éducation collective, marquant les débuts d’une insertion des sourds dans la société dans laquelle les Révolutionnaires verront l’une des tâches primordiales de la République. L’école que l’abbé de L’Épée a fondée dans les années 1770 sera ainsi prise en charge par la Nation après sa mort et deviendra l’Institut national des sourds et muets, sis rue Saint-Jacques, à Paris, où il se trouve encore aujourd’hui. Comme l’écrit l’auteure : « l’abbé de L’Épée voulaient réintégrer les sourds à la société humaine, les hommes de la Révolution iront plus loin : ils veulent aussi l’intégrer à la communauté civile et politique ». Le cas de Jean Massieu, l’élève vedette de Sicard, illustrera remarquablement la réussite d’une telle démarche, puisque ce dernier deviendra membre du Comité d’instruction publique et même député de l’Oise.
L’entreprise de l’abbé Sicard, quoique d’inspiration différente, s’apparente à celle de son illustre prédécesseur en ce que les avancées qu’il effectue sur le plan épistémologique et pédagogique obtiennent immédiatement une traduction sur le terrain institutionnel. Si la pédagogie de l’abbé de L’Épée peut être qualifiée d’expérimentale en ce qu’elle est d’abord et avant tout nourrie de l’expérience même de l’éducation des sourds auxquels il s’efforce de donner une langue en partant de celle qu’ils pratiquent déjà (la langue des gestes), celle de l’abbé Sicard peut être qualifiée de spéculative en ce qu’elle procède d’une réflexion sur la langue (celle des entendants comme celle des sourds-muets) visant à la réformer. « Il s’agissait avec l’abbé de L’Épée d’apprendre le français grâce aux signes méthodiques ; il s’agit pour l’abbé Sicard de perfectionner le français grâce aux signes méthodiques », résume l’auteure d’une belle formule. Là encore, les Révolutionnaires ne tarderont pas à comprendre le profit qu’ils pourraient tirer d’une telle méthode pour donner au peuple les outils nécessaires à la compréhension du langage de la constitution et des lois – en l’absence de laquelle il n’y a pas de stabilité politique –, et travailleront à lui donner un prolongement dans l’instruction publique.
Les sourds et muets dans la littérature
L’un des grands mérites de l’ouvrage de Flora Amman tient encore à ce que, poursuivant sa réflexion au-delà des diverses façons dont la surdimutité a été appréhendée et soignée au fil des âges, elle réserve une longue partie aux représentations romanesques des sourds-muets dans la littérature du XVIIIe siècle, comblant par là une lacune des études littéraires. Paradoxalement, les historiens de la littérature n’ont en effet manifesté que très peu d’intérêt pour l’apparition de personnages sourds-muets dans la fiction, qui constitue pourtant un phénomène remarquable du roman français après 1789.
A cet état de fait, une explication peut sans doute être avancée. Les textes relevant de la connaissance de la surdimutité au tournant des Lumières se prêtent aisément à un repérage : textes des instituteurs, textes des détracteurs, comptes rendus des séances de l’Académie, écrits des sourds eux-mêmes. En revanche, les contours du corpus fictionnel sont moins nets. Les textes de fiction sont plus hétérogènes et se distinguent par une tendance à faire de la surdité un prétexte pour aborder d’autres sujets – comme, par exemple, pour parler du nouveau monde inauguré par la Révolution.
Flora Amman mène, sur ce terrain aussi, une enquête rigoureuse et exhaustive en traquant la figure des sourds-muets dans la littérature pré- et post-révolutionnaire, de Voltaire à Musset en passant par Restif de la Bretonne, et bien d’autres auteurs aujourd’hui largement oubliés (François Ducray-Duminil, Marie-Catherine Cuzey, Sophie Gay). L’intérêt des pages qu’elle consacre à cette littérature méconnue tient non seulement à ce qu’elles complètent l’étude des représentations des sourds en mettant en relation la littérature avec les changements politiques et les changement de langage au tournant des Lumières, mais à ce qu’elles permettent de voir comment les différents romanciers ont résolu le difficile problème consistant à donner une représentation à des personnages qui, par définition, ne parlent pas et qui ne s’expriment que par des gestes.
On l’aura compris : l’apport de l’ouvrage de Flora Amman est donc considérable. Il offre aux lecteurs une mine d’informations et de réflexions sans équivalent, dont il faut rendre grâces à l’auteure.