Jean-Numa Ducange étudie les débats et controverses des pensées de gauche sur la question nationale au cours de la seconde moitié du XIXe et mêle dans ses analyses les différents niveaux du politique.

Le livre de Jean-Numa Ducange, tiré de son habilitation à diriger des recherches soutenue en 2019, comble un vide historiographique. En effet, la position socialiste, souvent résumée à la tradition internationaliste et à la pensée des structures supranationales, se voit ici amendée et complétée par les réflexions nationales, et mêmes impériales, produites dans les mouvements de gauche. L’auteur, spécialiste de la gauche germanophone et codirecteur de la revue Actuel Marx, a écrit de nombreux ouvrages sur l’histoire des socialismes et des gauches européennes auxquels vient s’ajouter ce nouveau livre consacré aux idées socialistes.

 

Lignes de forces et fractures dans la définition de la nation

Inscrit dans la longue lignée des ouvrages traitant du nationalisme dont l’actualité scientifique n’est plus à démontrer (par exemple le livre de Pascal Ory, Qu’est-ce qu’une nation ?) ce livre occupe une position particulière. En effet, les ouvrages de la fin du xxe siècle, notamment ceux de Benedict Anderson et d’Eric Hobsbawm   ne développent que peu, si ce n’est pas du tout, les penseurs marxistes germanophones, tout en reconnaissant l’intérêt d’analyser les productions théoriques des Internationales ouvrières. S’il convient d’étudier les penseurs germanophones de la fin du xixe siècle, c’est parce que le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, le Parti social-démocrate d’Allemagne) est à cette époque le parti socialiste le plus puissant d’Europe, et car plusieurs revues qui lui sont associées permettent alors d’élaborer et de diffuser théories et pratiques du socialisme/marxisme. Ainsi, les dirigeants socialistes des différents pays suivent les débats en allemand et c’est à la restitution de ces échanges intellectuels et militants que s’emploie ce livre.

Jean-Numa Ducange rappelle tout d’abord quelques éléments, notamment conceptuels, concernant l’internationalisme ; cette notion n’est pas le refus de la nation, mais bien davantage un idéal de paix et de coexistence entre les nations. Cette valeur originelle du socialisme social-démocrate le distingue des mouvements qui ont cherché à en reprendre le nom, comme le « socialisme national » ou le « national-socialisme » nazi. De plus, si l’historiographie traditionnelle a souvent considéré qu’en 1860 c’est l’internationalisme qui prime et qu’à partir des années 1880 c’est le nationalisme qui s’impose, Jean-Numa Ducange montre qu’au contraire, dès 1848 le cadre national des luttes socialistes est une des difficultés rencontrées par les mouvements de gauche. La célèbre formule de Marx et Engels clôturant le Manifeste du parti communiste (1848), « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » reflète un courant marginal. De fait, Marx et Engels ne sont pas les penseurs hégémoniques à l’époque : s’ils sont respectés, Marx s’impose surtout comme théoricien après la parution du Capital en 1867, mais en tant qu’exilé il pèse peu sur les débats.

Loin de développer uniquement les controverses politiques et les grands penseurs, le livre analyse également les appropriations populaires nationales et leurs débats. Jean-Numa Ducange s’attarde donc sur les commémorations, les célébrations de 1848 et du Printemps des Peuples, puis la construction d’une narration et de symboles historiques pour alimenter le mouvement social-démocrate populaire. Fin XIXe les militants et militantes socialistes créent des récits nationaux alternatifs qui mettent l’émancipation collective au cœur de la construction nationale. Le débat au sein de la social-démocratie ne porte pas seulement sur la définition de la nation, mais aussi sur les moyens de lutte contre le récit national bourgeois qui lie par exemple la célébration de 1848 à celle de l’unité allemande de 1871. Deux lignes se forment alors chez les socialistes : celle qui consiste à créer un récit alternatif mobilisant de nouvelles figures et de nouveaux événements, alors que l’autre consiste en l’appropriation de figures et d’événements historiques au cœur des récits traditionnels pour leur donner une aura et une envergure socialistes. Le cas de Friedrich von Schiller (poète et écrivain allemand, grande figure nationale présente dans les livres d’histoire) en Allemagne est tout à fait intéressant. Alors qu’il est commémoré par le pouvoir en place, il bénéficie également de défilés socialistes, ce qui témoigne d’une lutte pour la « volonté nationale » à travers le « national populaire ». Si ce concept du « national populaire », emprunté à Gramsci, peut paraître anacronique. Jean Numa Ducange explique que, si la pensée de Gramsci   peut être utile pour penser la suite du XIXe siècle, elle l’est forcément, et même davantage, pour penser le contexte du XIXe qui a permis la formation du communiste italien. Ce « national populaire » désigne la nécessité pour le mouvement ouvrier de devenir le meilleur défenseur de la nation contre la bourgeoisie, et s’il n’est pas encore théorisé dans les années 1880-1890 on peut néanmoins percevoir chez les acteurs allemands et autrichiens une démarche tout à fait similaire.

 

Quelles échelles géographique et politique pour le régime socialiste à venir ?

Jean-Numa Ducange montre que la principale division au sein de la gauche germanophone avant son unification et la Première Internationale (l’Association internationale des travailleurs) n’est pas la conception du social ou de l’État, mais bien l’idée nationale. La première affirmation du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est formulée par les sociaux-démocrates autrichiens lors du congrès de 1874. La spécificité de l’empire autrichien et sa composition multinationale favorisent les réflexions sur l’internationalisme prolétarien et le projet d’une unité des peuples allemands et autrichiens. À l’inverse, en Allemagne, c’est l’idée d’une « grande Allemagne » qui s’impose dans les débats doctrinaux chez les dirigeants socialistes, notamment chez Karl Kautsky et Eduard Bernstein. Un courant minoritaire en Autriche milite de son côté pour un rattachement du parti autrichien au parti allemand, tandis que les autres nationalités, notamment les Slaves, doivent s’autodéterminer. Les débats entre Karl Kautksy et Friedrich Engels permettent d’apercevoir les différentes conceptions de l’objectif politique socialiste. Si Kautsky est un défenseur des grands ensembles, Engels explique de son côté qu’il est nécessaire d’avoir un espace autonome avant de vouloir élargir la zone socialiste.

En 1895, à la suite de la mort du « général Engels », qui disposait d’une autorité politique immense à l’international, d’intenses révisions vont avoir lieu dans le camp et la théorie socialiste. Ce sont les réflexions de Berstein dans les Les présupposés du socialisme (un recueil d’articles écrits depuis 1896 publiés en 1899) qui inaugurent cette période du révisionnisme social-démocrate. Vont s’ajouter les réponses de Kautsky, Otto Bauer, Karl Renner ou encore de Clara Zetkin qui développe l’idée d’un patriotisme prolétarien en opposition aux conceptions internationalistes de Rosa Luxemburg. Ces débats vont se focaliser avant tous sur les moyens d’action, soit la révolution, soit des réformes graduelles et la question nationale n’est pas abordée au-delà des réflexions locales, notamment autrichiennes, sur les nationalités.

Au-delà de ces différentes conceptions, c’est lors du congrès de l’Internationale de 1896, à la faveur des volontés d’indépendance de la Pologne, que sont proclamés les premiers éléments consensuels de définition de la nation. Derrière ce travail théorique et ce soutien aux députés polonais se cache une tentative de déstabiliser l’Empire russe et donc une réflexion sur les moyens d’action socialiste. C’est au titre de cette déstabilisation des grandes puissances impériales que l’Irlande et la Pologne, avec leurs volontés indépendantistes, sont évoquées et comparées. Ainsi les rapports entre socialisme et nation sont intimement liés aux spécificités nationales et ne sont pas au cœur d’un débat global. Cela tient notamment à la question du régime politique, tant local que futur. L’idée républicaine bénéficie d’une aura toute particulière en France, et est intimement liée à l’image française à l’étranger. Elle est mobilisée par plusieurs partis socialistes, dont certains, notamment en Irlande, promeuvent l’organisation politique française comme objectif politique. Elle est officiellement affirmée lors de tous les congrès internationaux socialistes mais trouve en réalité peu d’écho, notamment chez les Autrichiens qui réfléchissent plutôt autour de la notion d’empire. Si ce consensus officiel autour de l’idée républicaine semble unir la position socialiste, les événements européens poussent de leur côté à de nouvelles dissensions.

 

Composer avec le contexte politique européen

En 1914, Vienne devait s’imposer comme une ville centrale du socialisme international en hébergeant le dixième congrès socialiste international – un projet de longue date pour les sociaux-démocrates autrichiens qui déjà en 1869 avaient tenté de faire de Vienne un des lieux stratégiques des mouvements de gauche. Les tensions européennes en 1869 ou en 1914 ont ajourné les deux congrès, comme autant d’échecs à faire vivre des conceptions alternatives au nationalisme, deux échecs qui ont décidé autrement de l’histoire européenne. Ainsi, les sociaux-démocrates, pris au sein de cette « crise » des sociétés impériales   , se voient pressés par le contexte de formuler leurs positions. Si dans les travaux sur les causes et le déclenchement de la Grande Guerre la position socialiste est abordée, elle est en revanche souvent résumée au vote des crédits de guerre et aux positions antimilitaristes de Jean Jaurès ou de Rosa Luxemburg. Jean-Numa Ducange approfondit l’analyse en étudiant les tensions et les motivations de plusieurs socialistes pour leur participation ou non aux gouvernements bellicistes.

La participation à la Grande Guerre et le soutien des socialistes à l’effort de guerre national découlent du phénomène d’appartenance décrit par Eric Hobsbawm dans Nations et nationalisme. Les individus sont au cœur de plusieurs attachements et loyalismes simultanés ; ainsi les idéaux socialistes et internationalistes s’articulent conjointement avec l’attachement aux intérêts nationaux. Les dirigeants mettent alors entre parenthèses leurs déclarations antimilitaristes, le temps du conflit. De plus, cette participation à la guerre s’inscrit dans une dynamique plus longue où, déjà en 1870, plusieurs socialistes allemands n’hésitaient pas à déclarer vouloir « rosser les Français » suivant l’idée que la victoire allemande permettra le développement du mouvement ouvrier, considéré central et seul porteur d’avenir.

Enfin, la Grande Guerre permet la radicalisation et une théorisation plus aboutie de l’internationalisme par sa position marginale et minoritaire. Toutefois, les auras de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht   et la mythologie qui les entoure ont tendance à dissimuler les dissensions de cette aile gauche internationaliste. En effet, certains anciens proches de Luxemburg, comme Heinrich Cunow, Paul Lench ou Konrad Haenisch se découvrent finalement patriotes au nom de la tradition révolutionnaire et internationaliste. Pour eux il faut soutenir la victoire de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Ainsi, toujours selon eux, la social-démocratie allemande serait la mieux placée pour faire progresser le mouvement ouvrier à l’échelle internationale. La victoire de la Triple Alliance irait donc dans le sens de l’histoire. Ces tensions militaristes témoignent des différentes conceptions de l’espace géographique et politique à donner au régime à venir. Le cas des ex-internationalistes témoigne des tensions constitutives de la pensée socialiste que met au jour Jean-Numa Ducange dans ce livre. Loin des positions de principes et des simplifications des positions, les théories des sociaux-démocrates européens cherchent toujours à trouver la position idéale lors des différents événements du siècle, dans le but, à terme, de permettre la révolution prolétarienne que tous appellent de leurs vœux.

 

Accessible et très riche, avec de nombreuses traductions de textes, cette synthèse de Jean-Numa Ducange comble le manque d’une histoire de l’idée nationale dans les mouvements socialistes d’Europe. Elle permet de montrer la richesse d’un courant politique qui a cherché à répondre aux débats sur la constitution, la formulation ou le dépassement des frontières et s’inscrit en cela dans les interrogations du présent. En effet, elle permet également de fournir des éléments clés aux débats actuels sur les résurgences des idées nationales, d’en éclairer certaines ambiguïtés voire certaines impasses.