À travers une relecture de la conférence d’Ernest Renan et d’une succession d’études de cas, Pascal Ory entend définir la nation et mettre en lumière la puissance qui l'accompagne.

Une idée occidentale

Fruit d’une longue réflexion mûrie depuis 1968, quand le monde était perçu comme « internationaliste » et la « question nationale » en perte de vitesse et d’intérêt, ce livre de Pascal Ory propose une définition transnationale de la nation. Le début du livre s’attarde ainsi à restituer la généalogie du processus national, et à montrer l’émergence de cette idée en Occident entre le XVIe et le XVIIIe siècle.

À travers une succession d’études de cas Pascal Ory entend redonner contexte, signification et couleur politique aux processus de constitution nationale. Il présente la diversité des situations et des conjonctures qui mènent aux créations nationales et tente d’en définir le modèle général : « Un peuple qui devient Peuple ». Il ajoute également qu’il n’est pas possible de formuler un « système » et qu’il ne faut pas tomber dans le synthétisme. Un problème auquel il se confronte malgré tout au fil du livre et face auquel il ne parvient pas toujours à lutter, notamment en résumant parfois une émancipation nationale de plusieurs décennies en à peine quelques pages et en faisant se succéder les exemples et les études de cas autour de thématiques très larges. Cette approche, par la multiplication des exemples et des situations, lui permet toutefois de montrer qu’« il n’y a rien de plus mondial que le national ».

La sortie de colonisation mène à la formulation d’une ou de plusieurs identités nationales. La conflictualité avec l’Occident semble ainsi « permettre » la constitution d’un peuple en nation. S’appuyant majoritairement sur des exemples de décolonisations en Amérique du Sud, qui seraient davantage le fait des colons et non des autochtones, l’émancipation nationale devient un fait occidental. De plus, et plus généralement, Pascal Ory tend à démontrer que les indépendances sont liées à la fragilité du dominant dans la gestion de son empire colonial. Enfin, c’est la modernité politique, introduite notamment par les révolutions nationales entre le XVIe et le XVIIIe siècle (Pays-Bas, Angleterre, États-Unis et France), qui met au premier plan la notion centrale dans la constitution des nations : la liberté. Aussi, avant une description méthodique des révolutions française, états-unienne et néerlandaise, il fait dialoguer les théories politiques, notamment de l’État, de Locke et Rousseau. C’est finalement au XIXe siècle, à la suite de toutes ces révolutions, qu’un « Printemps des peuples » se diffuse internationalement. Commençant pour Pascal Ory en 1810 en Amérique, il donne l’impulsion des créations nationales dont la dynamique se poursuit tout au long du XXe siècle avec les processus de décolonisation notamment en Asie.

La nation créatrice

Après la définition transnationale de la nation qui occupe la première partie du livre, Pascal Ory poursuit en étudiant la capacité créatrice du processus national. Il s’attarde alors sur la symbolisation du monde qu’elle produit en analysant l’aspect créateur des idées nationales et en s’attardant sur les différents débats qui entourent les tentatives de définitions des nations nouvellement constituées. Il propose ainsi à nouveau une généalogie de certaines dynamiques, comme le choix d’une langue ou la définition du territoire, deux enjeux essentiels qui se constituent, se reconstituent et se fixent au gré des projets politiques. La dénomination d’une nation ou d’un peuple (ethnonyme) charrie avec elle toute une histoire et une vision du projet national, qui transparait notamment à travers le choix de la langue. La reprise d’un nom étranger, comme c’est le cas de l’Indonésie ou d’un nom ancien, comme en Macédoine (ce qui symbolise l’orientation slave du projet politique national), témoigne, s’il était besoin de le prouver, de l’importance symbolique dans la constitution des États. Un champ d’études sur lequel Pascal Ory entend désormais travailler   et qu’il développe ici principalement du côté institutionnel sans toutefois faire référence aux définitions de Hobsbawm et Ranger sur les traditions inventées et le rôle des symboles dans leur institutionnalisation   . Il est à noter que le prochain livre de Pascal Ory, chez Gallimard également, portera justement sur les questions de mystifications et de symboles.

La façon dont se constitue ce nom national témoigne également des fractures et des débats qui animent la société : la définition populaire d’une nation en opposition à un nom étranger témoigne à coup sûr d’une prise de pouvoir national par le peuple qui se constitue. De plus, les débats qui entourent cette dénomination, ou même l’absence de débats mettent en lumière les luttes de pouvoir à des échelles régionales, voire interétatiques. L’exemple des Roumains, qui imposent ce nom à partir d’une identité linguistique minoritaire, puisqu’il s’agit de la seule langue romane d’Europe orientale, traduit un renouvellement national tout à fait symptomatique du XIXe siècle. Enfin, Pascal Ory montre comment des processus de décolonisation et de nationalisation du territoire passent également par la toponymie et donc par la dénomination et délimitation de l’État qui s’ensuit. L’idée nationale est territorialisée et il faut ainsi délimiter, définir et constituer la zone du pouvoir et de son exercice avec la détermination de frontières. C’est aussi à travers ces choix qu’il est possible de retracer la ou les logiques politiques à l’œuvre, qu’elles soient historiques, géographiques ou administratives. Le parfait exemple est en effet le choix de la capitale de ces nations nouvellement constituées et des raisons invoquées qui donnent immédiatement une orientation au projet national.

La subtilité d’une définition dans un champ disciplinaire vaste

Les réflexions de Pascal Ory sur le national et la nation, conclusions d’un long parcours et travail universitaire, sont émaillées de relectures de certaines thèses et de certains livres. Le fondement épistémologique de l’ouvrage est ainsi sa relecture de la conférence de 1882 d’Ernest Renan, portant le même titre que son livre   , et chaque chapitre met en exergue une citation de la conférence. Pascal Ory insiste également sur l’importance de Pierre Nora, à la fois comme directeur de collection et éditeur, mais également pour ses travaux sur la nation et pour la direction du séminaire et du cycle de conférence qui ont précédé et accompagné l’entreprise des Lieux de mémoire   et qui par ricochets ont forgé les intérêts et les sujets d’étude de Pascal Ory, jeune chercheur à l’époque.

Le livre pourrait se résumer en deux formules « il n’y a rien de plus mondial que le national » et « la nation c’est un peuple qui devient Peuple », mais si cette idée maîtresse, l’universalité du national, est séduisante et s’accompagne d’une démonstration assez convaincante, il convient toutefois de pointer plusieurs problèmes. Tout d’abord, toute la démonstration repose sur un postulat « imaginaire » et une relecture lacunaire des travaux fondateurs des études sur la nation (Ernest Gellner, Benedict Anderson et Eric Hobsbawm). Si Pascal Ory dit ainsi que la nation est perçue par Benedict Anderson comme construite donc inauthentique ou mystificatrice, Anderson pointe au contraire les limites de cette approche, notamment défendue par Ernest Gellner. Anderson critique en effet Gellner en expliquant que si ce dernier assimile « l’invention » des nations à de la « contrefaçon » ou à la « supercherie », il faudrait plutôt les associer à « l’imagination » et à la « création »   . Pour Anderson si les nations existent c’est précisément parce qu’elles sont imaginées et construites et c’est ce qui leur donne leur authenticité. Pascal Ory ajoute également que si les trois auteurs pensent la nation comme en partie déterminée par l’économie, à son sens le culturel et le politique disposent d’une large autonomie vis-à-vis des aspects économiques. Il nous est toutefois permis de douter de cette hypothèse : à la fois parce que ces trois dimensions sont si inextricablement liées qu’il semble difficile d’en prendre une indépendamment des autres, mais également parce que Pascal Ory n’apporte aucune preuve à cette proposition. Et c’est là un des problèmes récurrents du livre, derrière des conclusions et des apports réflexifs tout à fait intéressants, la démonstration par succession de courtes études de cas ne repose pas sur un appareil critique élaboré. De plus, Pascal Ory pose des préconceptions qui auraient cours pendant « l’ère progressiste », à savoir : « la nation est du passé, qu’elle y reste » ; « la nation est un mal, puisqu’elle génère le nationalisme » ; « la nation est une construction sociale, donc une mystification » ; qui ne sont jamais démontrées et qui sont même contradictoires avec une lecture serrée des historiens ayant travaillé sur la nation. Hobsbawm comme Anderson reconnaissent tout à fait à la nation des vertus émancipatrices, principalement dans les mouvements indépendantistes et d’émancipations nationales, et ce notamment en Asie puisqu’il s’agit de l’aire géographique de spécialité d’Anderson   . Même Enoch Powell, universitaire et homme politique britannique, patriote et raciste, disait que « la vie des nations, autant que celle des hommes, est vécue pour une large part dans l’imagination »   . L’aspect construit de l’imagination nationale n’est de fait pas l’apanage d’historiens « progressistes ».

De plus, si Pascal Ory entend définir « simplement » la nation, sa définition se retrouve en réalité très analogue à celle qu’en donnait Hobsbawm en 1992   . En effet, l’historien britannique définit la nation comme « tout groupe suffisamment important en nombre dont les membres se considèrent comme faisant partie d’une même “nation” » et se trouve en ce sens bien plus proche de la définition qu’en donne Pascal Ory (« un peuple qui devient Peuple »), que ce dernier veut bien le reconnaître. Enfin si Pascal Ory mobilise peu Hobsbawm, c’est parce que celui-ci fait également l’objet de critiques sur sa vision marxiste de l’histoire et de reproches parce qu’il ne verrait pas « la chute du mur de Berlin comme une bonne chose ». Il convient de rappeler que pour Hobsbawm, la chute du mur de Berlin est une mauvaise chose principalement parce qu’en découle une absence de contre-pouvoir et de contrôle des États-Unis   . Enfin, Pascal Ory revendique dans son livre une place historiographique sur le renouvellement de la définition nationale, qu’il faudrait déplacer au vu de ces différents éléments et de ces précisions. En effet, si Hobsbawm insistait surtout sur la nécessité d’une analyse par en bas des phénomènes nationaux, afin de redonner son agentivité (capacité d’agir et d’influencer les évènements) au peuple, Pascal Ory se concentre davantage sur la construction conceptuelle et institutionnelle des nations. Ce qui fait que les deux approches ne sont pas opposées, mais plutôt complémentaires et c’est en ce sens que le livre de Pascal Ory apporte des éléments intéressants à la discussion.