Un récit poignant de contrôle de l’hermaphrodisme, accompagné d’un dossier conçu par Michel Foucault, étudiant les rapports du sexe et de la vérité au XIXème siècle.

Il n’y a jamais de bonne époque pour republier un ouvrage qui a fait date et peut encore ouvrir des horizons. L’ouvrage ici chroniqué publié par Michel Foucault, philosophe, écrivain et, pour la part retenue ici, commentateur, date de 1978. Il porte sur l’hermaphrodisme. Il rassemble deux textes rédigés à la fin du XIXème siècle, lesquels sont hantés par cette question de sexe. C’est ainsi qu’il donne à lire les mémoires malheureuses de deux personnes, mais aussi la teneur du discours médical qui les accompagne dans la mesure où des médecins ont eu à intervenir sur ces deux « cas » d’hermaphrodisme, non sans se confronter à l’imagination d’un psychiatre, dont Foucault indique « qu’il marchait, à sa manière, vers sa propre folie ».

De l’histoire de l’hermaphrodisme, il nous est arrivé de rendre compte dans Non-fiction, à partir de l’ouvrage Modernité Hermaphrodite, Art, histoire, culture, Magali Le Mens (Paris, Le Félin, 2019). Cette fois, pourtant, ce n’est pas l’histoire de cette catégorie qui est en jeu, mais plutôt sa manière d’être reçue et incluse dans un édifice qui régente le sexe des individus entre théorie biologique, condition juridique et forme de contrôle administratif. Où l’on reconnaît aussi l’importance de la pensée de Foucault, préoccupée à partir de 1975 par les institutions des États modernes, les modalités de la surveillance des populations et les disciplines par lesquels le corps social est quadrillé. C’est donc lui qui commente cet ensemble concocté pour des lecteurs contemporains.

La publication nouvelle qui nous est proposée de l’ouvrage renvoie, avec quelques ajouts, au texte français de la préface à l’édition américaine d’Herculine Barbin, dite Alexina B. (1980). Elle comporte donc une préface de Foucault, le texte des Souvenirs de Barbin dont on avait perdu la trace, un dossier historique sur l’affaire, puis le texte d’une nouvelle d’Oscar Panizza, Un scandale au couvent, enfin une postface d’Éric Fassin réouvrant le débat pour nos jours, quelques quarante ans après la première édition et de surcroît après la réception en France de critiques de Foucault, notamment la critique de Judith Butler. Ainsi entourée, la question de l’hermaphrodisme donne à voir toutes ses dimensions, tout en redonnant sa place à une jeune écrivaine de 25 ans, désormais Alexina B.

Le récit des souvenirs

« J’écris mon histoire », écrit Alexina (1838-1860), et non un roman à la Dumas ou à la Paul Féval (ce sont les références majeures de l’époque en matière littéraire). Cette histoire se déroule autour de 185…, date non précisée plus finement, et se résume ainsi : Une mère donne le jour à son enfant, une fille déclarée, mais le père meurt. Problèmes financiers aidants, à 7 ans, l’enfant est placée par sa mère dans un couvent, puis à 11 ans au couvent des Ursulines, et à 15 ans devient camériste d’une jeune fille. Les barrières de classe se ressentent, « il y avait entre elles et moi une ligne de démarcation naturelle que l’avenir seul pouvait briser ». Voilà pour le commencement. Mais ce récit est étrangement rédigé pour le lecteur qui n’a pas lu les commentaires avant de s’engager dans le texte. Dès les premières lignes, l’interrogation gagne : « Soucieux » et rêveur (au masculin en première ligne), … « j’étais froide », « j’en étais heureuse » (au féminin en fin de phrase). Ce décalage entre masculin et féminin intrigue. Il va bientôt devenir central. Au terme de son rôle de camériste, Alexina voit un changement dans sa destinée. Il/elle accepte une nouvelle carrière, à l’école normale, dont il/elle nous décrit le mode de fonctionnement. Mais une pâleur maladive, et quelques métamorphoses bien masculines se déclarent. La surveillance s’organise autour de gestes amoureux que l’on trouve déplacés. Son état cause des inquiétudes. Mais reçue première au concours, c’est un poste dans un pensionnat qui est proposé. Commence alors une autre aventure sociale. Mais des douleurs insupportables se déclenchent physiquement, et l’horreur vindicative du confesseur devient déterminante. Ce n’est cependant pas tout. Il reste à se heurter aux conventions, aux rôles sociaux. Puis vient le temps de la confession à un prêtre et le constat de ses réactions. Enfin, le médecin qui, lui aussi, découvre la vérité (physique). Là s’exercent les professions normatives : « son devoir lui traçait une autre ligne de conduite. En pareille circonstance, l’indécision n’était pas de mise ; elle était une faute grave, non seulement vis-à-vis de la morale, mais aux yeux de la loi ». Les uns ensevelissent le secret, les autres réagissent, et Alexina, devenue Abel Barbin, n’a plus le choix : « il fallait provoquer un jugement en rectification de mon état civil ». Ce qui ne fut ni simple, ni discret, à partir du moment où la presse et la rumeur s’en mêlent. La suite du récit nous conduit vers le suicide de l’auteur(e).

Voici donc un document rare, à fleur de peau. Ce sont, pour les années 1860-1870, les souvenirs d’un individu auquel la justice et la médecine ont fini par demander avec acharnement quelle est sa véritable identité sexuelle. Ce texte a servi à Oscar Panizza pour rédiger sa nouvelle. Psychiatre, il connait le texte d’Alexina. Il a fait un séjour en France, en 1881. Il exerce en Allemagne son métier d’aliéniste. Il y exerce sa rage anticléricale, son positivisme agressif, au point qu’il fut atteint d’un délire de persécution, puis accusé d’un attentat sur une mineure, avant d’être condamné à un an de prison. Tout ceci ne se manifeste pas dans son récit, mais on y trouve accentuée la trajectoire d’Alexina. Accentuée comment ? Dans un sens médical, faisant alors basculer tout le récit du côté d’une narration objective qui mue le personnage en « figure d’ombre sans identité et sans nom », « qui s’évanouit à la fin du récit sans laisser de trace ».

L’histoire

La préface de Foucault rappelle que l’exigence de l’identité sexuelle est récente. Longtemps un hermaphrodite pouvait posséder plusieurs sexes. Même s’il existe des témoignages médiévaux de mise à mort de ces « monstres », il a existé toute une jurisprudence d’un autre type. Devant un hermaphrodite, c’était le rôle du père ou du parrain de fixer, au moment du baptême, le sexe retenu. Mais plus tard, au seuil de l’âge adulte, l’hermaphrodite était libre de décider lui-même de son sexe. Seul impératif : ne plus changer ce qui alors est déclaré.

C’est à partir du XVIIIème siècle que les perspectives et les regards changent. Les théories biologiques, les conditions juridiques, les formes de contrôle administratif conduisent à refuser l’idée d’un mélange des deux sexes en un seul corps. Désormais, à chacun son identité sexuelle première, à chacun un sexe et un seul.

C’est l’histoire de ce « simplisme réducteur », comme l’écrit Foucault, qui donne toute sa portée au texte d’Alexina. Certes, on peut toujours dire que les choses ont changé de nos jours. Pas entièrement pourtant, si l’on dresse l’oreille à quelques cas encore célèbres. L’idée que l’on doit bien avoir finalement un vrai sexe est loin d’être dissipée. On trouve encore, fut-ce à l’état diffus, dans la psychologie et l’opinion courante, l’idée qu’entre sexe et vérité, il existe des relations essentielles.

Dans le récit d’Alexina, les traces de cette histoire prennent une place concrète. À lire attentivement les pages rédigées d’un style « élégant, apprêté, allusif », assez proche de celui du XVIIIème siècle, « un peu emphatique et désuet », on se retrouve devant les souvenirs d’une vie rédigés une fois découverte et établie la nouvelle identité d’Alexina. Et justement, ce n’est pas du point de vue masculin que le texte est écrit. Au bord du suicide, si l’on en croit les chronologies retrouvées, c’est encore Alexina qui parle et non Abel. Comme l’écrit Foucault, « elle est toujours pour elle-même sans sexe certain ». C’est d’ailleurs cela qui l’intéresse, dans une chronique qui montre qu’à l’évidence Alexina a du mal à s’adapter à son identité nouvelle et finit par se suicider.

Le sexe et la vérité

Reste une dernière chose à noter. L’ensemble du dossier prête encore et heureusement à discussion, compte tenu du fait que l’hermaphrodisme reste suspect aux yeux de beaucoup. C’est la tâche d’Éric Fassin de donner aux lectrices et aux lecteurs les pistes par lesquelles il peuvent à la fois situer la perspective de Foucault par rapport à l’époque et à ses travaux, et entendre les discussions critiques conduites autour de sa perspective. Voilà donc qu’interviennent les travaux de Judith Butler dans cet ouvrage, à juste titre, parce qu’ils exigent des précisions quant à la manière dont Foucault aurait envisagé « le monde des plaisirs de manière romantique ». Butler s’en prend en quelque sorte aux passages soulignés par Foucault, concernant une sorte de période d’heureuse non-identité sexuelle durant l’adolescence d’Alexina.

On ne peut se dispenser de lire ce dossier complémentaire. Il réinterroge les Souvenirs d’Alexina, à partir de ce qui est devenu pour nous l’intersexualité.