Bruno Palier revient sur les précédentes réformes des retraites en France, les enjeux, notamment financiers, liés à une nouvelle réforme, dans une perspective comparative.
On reparle ces derniers temps de la réforme des retraites. Or Bruno Palier, chercheur au Centre d'études européennes de Sciences Po, vient de faire paraître un petit livre sur le sujet (Réformer les retraites, Presses de Sciences Po, 2021) qui réussit le tour de force d’en résumer l’essentiel des enjeux en 150 pages, où il traite des réformes mises en œuvre en France et dans les principaux pays européens depuis vingt ou trente ans, des effets que celles-ci ont produits et des questions en suspens. Si l'on fait le choix d'écarter l'augmentation des cotisations et qu'il faut alors travailler plus longtemps (et épargner davantage) pour éviter de fortes baisses des retraites, encore faudrait-il s'assurer que cela soit praticable pour tous ou que des compensations soient effectivement prévues pour tous ceux pour lesquels cela ne serait pas possible. Bruno Palier a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre.
Nonfiction : Notre système de retraites a connu depuis vingt ans de nombreuses réformes pour prendre en compte notamment le vieillissement de la population. Où en est-on aujourd’hui ? Qu’est-ce que ces réformes ont produit ? Et est-il vraiment nécessaire de réformer celui-ci à nouveau ?
Bruno Palier : Je montre dans l’ouvrage que les raisons pour réformer les retraites ne sont pas que démographiques, mais aussi économiques : faire des économies dans les dépenses publiques, ou liées au fait que certains veulent réformer les retraites selon une vision où l’argent destiné à celles-ci devrait plutôt prendre la forme d’une épargne passant par des fonds de pension qui investissent dans l’économie (soit un financement en capitalisation plutôt que par la répartition). C’est le modèle de la Banque mondiale que l’on voit se mettre en place progressivement dans de nombreux pays.
En France, on a fait de nombreuses réformes des retraites (en 1993, 2003, 2007, 2010 et 2013), qui ont progressivement modifié le système français : tous les groupes professionnels du secteur privé fonctionnent désormais avec un régime de base et un régime complémentaire par points. Les règles de calcul des retraites ont été durcies : la durée de cotisation nécessaire pour obtenir une pension complète va progressivement passer à 43 ans, la revalorisation des retraites (et du montant du salaire de référence) est désormais indexée sur les prix (et a même été gelée en 2014, en 2018 et en 2020 pour les retraites complémentaires), et le salaire de référence pour le secteur privé est calculé sur les 25 meilleures années. Le montant des cotisations nécessaires pour obtenir des points de retraite complémentaire a également été considérablement augmenté par les partenaires sociaux.
Du fait de l’ensemble de ces mesures, les retraites ont commencé à baisser à partir de 2018, et les taux de remplacement garantis par les régimes obligatoires de retraite (de base et complémentaire) vont considérablement baisser dans le futur d’après les projections du Conseil d’Orientation des Retraites. Pour un salarié non-cadre du privé, le taux de remplacement sur l’ensemble du cycle de vie diminuerait uniformément au fil des générations, passant de 74,6 % pour la génération 1940 à une valeur comprise entre 62,6 % et 53,3 % pour la génération 2000. Ces taux de remplacement sont prévus pour les personnes ayant pu effectuer une carrière standard (travail à temps complet pendant la durée nécessaire de cotisation). Or devant l’allongement de la durée nécessaire de cotisations pour avoir le droit à une retraite à taux plein, le risque est de voir de moins en moins d’individus réussir à faire une carrière complète et donc à toucher une retraite complète. Il ne semble donc pas très raisonnable de vouloir faire une réforme qui diminuerait encore le montant futur des retraites. Ce qui compte désormais, c’est plutôt de faire en sorte que tous les Français aillent au bout de leur carrière, or le taux d’emploi des séniors (les personnes entre 55 et 64 ans) n’était que de 52 % en France en 2018.
La fragmentation du système français et la multiplicité des régimes est souvent montrée du doigt. En quoi celle-ci constitue-t-elle un problème ?
La très grande fragmentation du système français est une particularité, d’autres pays ont plusieurs régimes en fonction des professions, mais pas autant qu’en France. Cette fragmentation n’a longtemps pas été conçue comme un problème, puisque cela a été utilisé pour généraliser le système de retraite : chaque profession adoptait son propre régime et dans les années 1970 on pouvait déclarer que tout le monde avait un régime de retraite (que notre système était donc universel !). Les difficultés sont apparues quand il s’est agi pour les gouvernements de vouloir faire faire des économies au système de retraite, donc d’introduire des changements dans le mode de calcul des retraites. Le premier à l’avoir fait, c’est Edouard Balladur en 1993, et pour ne pas susciter trop de protestations, il s’est cantonné à réformer le régime général du secteur privé. Il a donc accru les différences de traitements, même si les règles étaient déjà plus strictes pour le privé que pour les régimes publics et spéciaux avant la réforme. Depuis lors, la rhétorique politique a consisté à d’abord dénoncer les inégalités de traitement selon les régimes (censé être plus favorable pour les régimes publics ou spéciaux, mais où les salaires sont plus bas pour un même niveau de qualification, et où les primes ne sont pas intégrées dans le calcul des retraites) avant de lancer de nouvelles réformes.
Comment faut-il comprendre la recommandation, reformulée très récemment par un certain nombre d’économistes, d’allonger à nouveau la durée de cotisation pour bénéficier d’une retraite à taux plein ? Est-il raisonnable d’imaginer que cela conduise les gens à travailler plus longtemps ?
Le recul de l’âge de départ à la retraite, s’il est fait progressivement, peut conduire à garder les salariés plus longtemps en emploi (on a ainsi vu le taux d’emploi des séniors augmenter à partir de 2008 et jusqu’en 2018 en France). Mais on a aussi vu augmenter les situations difficiles de nombreuses personnes qui ne sont ni en emploi, ni en retraite. Ainsi, le taux de chômage des plus de 50 ans a triplé entre 2008 et 2019 et parmi les 60-64 ans, ceux qui perçoivent l’allocation adulte handicapé ont vu leur nombre augmenter de 192 % depuis 2010. De même qu’une catégorie a été forgée à la fin des années 2000 en Europe pour désigner les jeunes qui se trouvent ni en emploi, ni en éducation ni en formation, une nouvelle catégorie est en train de naître pour des personnes entre 55 et 62 ans : ni en emploi (elles ont dû quitter l’entreprise souvent suite à un plan social de départ), ni en retraite (elles ne peuvent pas encore toucher une retraite), et ne sont parfois plus indemnisées par le chômage (elles sont en fin de droit et ne peuvent plus bénéficier de dispense de recherche d’emploi). Dès lors elles doivent demander le revenu de solidarité active (RSA) en attendant de pouvoir liquider leur retraite (qui ne pourra être complète).
Comment expliquer alors le faible taux d’emplois des séniors que l’on constate en France, qui est surtout très bas par rapport à l’Allemagne et aux pays du nord de l’Europe ?
Ce faible taux d’emploi des séniors est d’abord un héritage de la façon dont on a lutté collectivement contre le chômage dans les années 1980, à savoir en multipliant les plans de départ précoces et les pré-retraites. Ainsi, la retraite à 60 ans, mise en place après l’élection de François Mitterrand, était motivée par un souhait de faire reculer le chômage. Les salariés ont cru que l’âge de départ à la retraite ne ferait qu’avancer et que les places laissées par les plus âgés pourraient être occupées par les plus jeunes. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Les entreprises se sont habituées à se débarrasser des salariés les plus âgés, et ont demandé à ceux qui restaient de travailler plus intensément. On a vu se mettre en place un système d’hyper-productivité des personnes en emplois, souvent pressurés (avec notamment le développement du lean management) et par ailleurs des taux d’emploi très faible pour les plus jeunes, les plus vieux et les moins qualifiés… L’effet pervers est double : ceux qui ne sont plus en emplois avant l’âge de la retraite ne comprennent pas qu’on leur demande d’attendre encore plus longtemps pour pouvoir demander leur retraite (et risquent de se retrouver au RSA une fois leur droit à chômage écoulé), et les autres souhaitent partir le plus vite possible, épuisés qu’ils sont par des conditions de travail éprouvantes.
La dernière réforme, suspendue par la crise sanitaire et qui semble pour le moment abandonnée, consistait dans l’instauration d’un système à points universel en France, inspiré de ce qui avait pu être fait en Suède ou encore en Italie. Quelles leçons pouvait-on alors tirer de ces expériences sur ce plan ?
Les réformes suédoises ou italiennes ne fonctionnent pas par points mais avec des « comptes notionnels », où les cotisations versées par un individu, son employeur et éventuellement abondées par l’Etat sont comptabilisées dans un compte personnel avant d’être utilisées pour payer les retraites des personnes déjà parties (ces systèmes restent principalement financés en répartition). L’intérêt est que de l’argent réel est comptabilisé, et que si un individu peut bénéficier de droits spécifiques (pour l’éducation des enfants, pour les périodes de chômage, etc.) alors l’Etat doit verser sur ce compte les cotisations correspondantes. Ces réformes suédoises ou italiennes ont rendu plus transparents les mécanismes de redistribution, et permis d’équilibrer le financement des retraites, mais elles ont aussi eu pour conséquences de baisser assez fortement le montant des retraites.
Le système par points, déjà présent dans nos régimes de retraites complémentaires, traduit en points les cotisations versées, puis décide au moment du départ en retraite de la valeur des points accumulés pour calculer le montant des retraites perçues. Ainsi, vous savez combien vous avez accumulé de points, mais pas quel est le montant de la retraite qui vous sera versée avant le jour de votre départ (faute de garanties concernant la valeur du point). En outre on parle de points « gratuits » obtenus pour l’éducation des enfants ou les périodes de chômage, sans que l’Etat ne s’engage à financer ces points, ce qui dès lors peut peser sur l’équilibre financier du système.
La crise de 2009 n’a pas vraiment freiné la volonté de développer la capitalisation. Comment cela se concrétise-il dans les dernières réformes du système français ?
Depuis le début des années 2000 notamment, on cherche à favoriser le développement des fonds de pension « à la française ». On a ainsi mis en place des systèmes d’exonération fiscale très généreux sur les revenus placés dans les plans d’épargne retraite (PERP et PERCO). Mais cela ne prend pas vraiment en France. Seulement 3 millions de personnes avaient souscrit un PERP (qui avait été mis en place pour les personnes ne pouvant bénéficier d'épargnes retraites collectives) fin 2018. Et, au total, sept à huit millions de Français seulement bénéficient d'une épargne retraite (hors assurance-vie). La réforme Macron de 2020 prévoyait elle de plafonner les cotisations obligatoires au nouveau régime de retraite dit universel sous 120 000 Euros. Au-delà de ces revenus, les personnes étaient invitées à souscrire des fonds de pension.