Une passionnante histoire du cinéma au Maroc, de la période coloniale aux années 1980, adossée à un impressionnant travail de documentation, de lecture et d’analyse critique.

Comment écrire une histoire du cinéma dans son propre pays quand on en a été à la fois un acteur et un témoin, des séquelles de la colonisation aux désillusions de l’indépendance ? Pour le grand cinéaste et poète marocain Ahmed Bouanani (1938-2011), cela revient à pousser cette fameuse septième porte, réputée interdite dans les contes populaires. Une manière de dire qu’il faut de l’audace, voire de la témérité, pour oser affronter et repenser la réalité du septième art à l’ère postcoloniale. En empruntant pour son projet monumental le titre d’un film du réalisateur français André Zwobada tourné au Maroc dans les années 1940, Bouanani suggère d’emblée que toute histoire du cinéma s’écrit aussi bien avec la vaste matière des films qu’avec la mémoire profonde du pays, du tournage des films étrangers à l’éclosion du cinéma national. Dans La Septième Porte, le Maroc est non seulement le sujet et l’espace cinématographiques d’une histoire passionnante, mais également la toile de fond d’un impressionnant travail de documentation, de lecture et d’analyse critique.

Miracle du palimpseste

L’aventure de l’ouvrage lui-même relève autant du miracle que de la prouesse : le livre a été sauvé d’un incendie, reconstruit à partir de trois versions dont la dernière date de 1987, puis édité par un collectif composé de la fille de l’auteur, Touda Bouanani, de l’écrivain et commissaire d’exposition Omar Berrada et de l’universitaire Marie Pierre-Bouthier. L’histoire de La Septième Porte s’ouvre sur d’autres portes insoupçonnées, d’autres histoires tissées dans le creux du manuscrit et résonnant dans le travail éditorial. Il faut dire que l’enjeu est de taille : « décoloniser l’écran », écrit Berrada dans son introduction, nécessite de « reconstituer une mémoire culturelle interrompue, reconstruire un paysage intime à partir des fragments que l’on pouvait encore arracher à l’aliénation ». Pour ce faire, Bouanani, auteur de deux recueils de poésie et d’un roman, L’Hôpital, republié en 2012 aux Éditions Verdier, traverse les années avec l’obstination du chercheur et la passion du cinéaste. En combinant la déambulation historique, la lecture subjective et la rigueur du travail critique, l’auteur recompose un récit d’espoirs et d’embûches, de rêves éveillés et de frustrations persistantes. Si La Septième Porte, comme le note Berrada, est « le roman chaotique d’une naissance pleine d’inquiétudes et de soubresauts », il est aussi cette étude magistrale qui manquait à l’histoire culturelle du Maroc postcolonial.

Dans cette « œuvre palimpseste », comme le note à juste titre Touda Bouanani dans son avant-propos, plusieurs axes s’entrecroisent pour constituer, au-delà du travail historique, une véritable fresque en hommage au septième art. On peut distinguer quatre niveaux : 1) des chronologies retraçant les grandes dates-repères du cinéma au Maroc et au Maghreb entre 1895 et 1986; 2) des dossiers thématiques décortiquant des aspects plus spécifiques de l’histoire et de la pratique cinématographiques au Maroc ; 3) une somme prodigieuse d’annexes historiques et biobibliographiques ; 4) le cœur de l’ouvrage couvrant quatre périodes majeures : l’ère coloniale (1907-1956) ; la période allant de l’indépendance du Maroc (1956) à la fin des années 1960 ; les années 1970 ; et le début des années 1980. Cette structure hybride et dynamique autorise autant la traversée chronologique que les va-et-vient et les arrêts sur les images ou les thématiques, voire l’ouverture ponctuelle sur d’autres genres tels que le journal de bord des tournages. Chez Bouanani, le projet de décolonisation du cinéma est porté par la nécessité de libérer l’histoire de ses carcans, de varier les angles d’approche et de moduler la narration pour éclairer et enrichir le rendu historique.

« Un dinosaure au bout de la rue »

La démarche de Bouanani consiste d’abord à resituer le cinéma dans un temps long et un espace géographique étendu. Dans les deux chronologies incluses en début d’ouvrage, les grandes dates du septième art au Maroc sont mises en parallèles avec les repères politiques et culturels locaux ainsi que les jalons cinématographiques de trois autres pays (Algérie, Tunisie et Égypte). Le choix de Bouanani de faire débuter son histoire du cinéma par « la nuit coloniale » est loin d’être fortuit. La décolonisation du septième art passe par le besoin de connaître et d’analyser les créations produites pendant l’ère coloniale. Refusant toute forme de lecture chauviniste ou démagogique, il prend le temps de saluer ces quelques cinéastes français qui « ont, malgré tout, bravé les foudres de la censure coloniale » et « rejeté aux orties l’exotisme à la mode de l’époque pour donner de notre peuple une vision saine et noble ».

Avec un sens de la formule qu’il aiguise tout au long de l’ouvrage, Bouanani écrit que sous le Protectorat (1912-1956), « voir un marocain armé d’une caméra est aussi rare sinon inconcevable que de rencontrer un dinosaure au bout de la rue ». Le but de la première partie est donc de saisir « le regard de l’autre » sur le Maroc en restituant le contexte de l’émergence des premiers spectateurs et des premières salles de projection. Soutenant l’hypothèse que le Royaume a résisté à l’incursion des opérateurs cinématographiques, ce que reflète la rareté des documents antérieurs à 1920, Bouanani met en exergue l’exotisme et les confusions linguistiques dans les productions françaises tournées au Maroc dans les années 1920 et 1930, à l’image de Itto (1934) de Jean Benoît-Lévy et Marie Epstein, où il découvre que « le berbère de la cantatrice n’est que du français enregistré à l’envers ! »

À partir de 1946, soit deux ans après la création du Centre cinématographique marocain (CCM) et des éphémères Studios Souissi à Rabat, les Marocains commencent à occuper certains postes techniques, mais les films français restent globalement destinés à la consommation européenne et témoignent d’une « non-connaissance absolue du public marocain ». Selon Bouanani, les deux films « dignes d’intérêt » de l’époque sont La Septième Porte (1947 ; tourné en versions arabe et française) et Noces de sable (1948) d’André Zwobada, même si leur manque de succès confirme que le public marocain, habitué aux productions américaines et égyptiennes, « n’est pas près de voir son image à l’écran ». Si le cinéma du début années 1950 est éclipsé par le durcissement du pouvoir colonial face au mouvement nationaliste marocain, les films postindépendance, à l’image de Brahim ou le Collier des beignets (1957) de Jean Fléchet, sont portés par une « atmosphère d’exaltation », voire « une foi en l’avenir ».

Pour un « cinéma-vérité »

Leitmotiv de l’ouvrage, la question de la mémoire est inscrite en filigrane dans ces pages du cinéma que Bouanani dépoussière avec rigueur et habileté. Après l’indépendance, le voici dénonçant l’absence d’une politique des archives et la persistance de ce voile de silence ou d’indifférence jeté sur l’histoire de la résistance populaire anticoloniale. Les premiers courts métrages pris en charge par le CCM sont pour la plupart des films de commande ministérielle, marqués par un « caractère de propagande » et n’échappant que rarement au « manque d’originalité », sans parler du fait que la direction de production est « abusivement attribuée au directeur du centre ». De ce paysage morose, Bouanani sauve deux courts métrages de Mohamed Afifi, De chair et d’acier (1959) et Retour à Agadir (1967), « les deux jalons uniques d’une brève école documentariste » fondée sur « le refus catégorique du commentaire bavard ». S’il faut attendre 1966 pour voir le premier court métrage marocain de fiction, le cinéma de l’époque reste empêtré dans « le ghetto du documentaire démagogique et innocent », comme le révèlent la représentation réductrice de la campagne et l’élimination de la lutte des classes au profit d’un fatalisme résigné. Malgré l’émergence d’une première génération de cinéastes marocains, formés essentiellement à l’IDHEC mais aussi en Pologne et en URSS, le cinéma au Maroc demeure au service d’une « politique de prestige, aveugle et ne vivant que du provisoire », et souffrant par ailleurs de grandes difficultés de distribution.

À rebours des récits officiels, Bouanani choisit de mettre en lumière l’expérience de Mohamed Osfour, pionnier du cinéma marocain avec son film Le Fils maudit (1956). Ici, l’histoire laisse place au témoignage direct : « âgé alors de vingt ans », se souvient Bouanani, « j’assistai à cette première en payant un dirham ma place au balcon ; j’y vis Mohamed Osfour installer son appareil de projection (et un magnétophone avec une bande magnétique lisse) ». Longtemps cantonné au folklore ou dénigré pour ses films d’aventure, Osfour est réhabilité comme ce « Douglas Fairbank » marocain pour qui « l’image à l’écran n’est pas du cinéma mais la réalité ». Fasciné par le personnage de Tarzan, Osfour achète une Pathé-Baby 9,5mm et s’installe dans un bois de Casablanca pour faire du « cinéma-vérité » en transformant des combats de bandes rivales en hymne à l’action et au spectacle. En sortant ce « révolté analphabète » des marges de l’histoire, Bouanani rend hommage à un cinéma sublimé par la passion, la liberté et la sincérité.

Langage et individualités cinématographiques

À mi-chemin entre le travail d’archive et la narration romanesque, La Septième Porte fait partie de ces ouvrages qui se construisent en dialogue avec d’autres textes, une myriade d’articles, d’essais et de témoignages exhumés et rafraîchis par la plume de Bouanani. En s’appuyant sur les travaux de Pierre Boulanger, Guy Hennebelle et Georges Sadoul et en puisant dans la matière des périodiques marocains dont Lamalif, Maghreb-Informations et Le Message, Bouanani éclaire les zones d’ombre et recolle les morceaux. La troisième partie de l’ouvrage, consacrée aux années 1970, s’ouvre sur un article du poète Mostafa Nissabouri dans la revue Intégral au sujet des frères Derkaoui, cinéastes pour qui le septième art doit être « un possible foyer de stimulation et de mobilisation culturelle ». Bouanani s’attarde à juste titre sur l’activité majeure du critique, scénariste et producteur marocain Nour-Eddine Saïl (1947-2020), directeur de la revue Cinéma 3 éditée par la Fédération Marocaine des Ciné-Clubs (FMCC) et interrompue après seulement quatre numéros, puis responsable de la page cinématographique (1972-1974) de Maghreb Informations. Inspirée du manifeste argentin « Vers un troisième cinéma » (1969), qui prônait un art politique, contestataire et populaire, Cinéma 3 représente pour Bouanani une « plate-forme de combat sans ambiguïté et sans complaisance », animée par ce que Saïl définit comme le besoin d’« une réinvention théorique et pratique du langage cinématographique ». Sensible à ces valeurs, Bouanani salue la création en 1970 de Sigma 3, première société marocaine de production collective regroupant quatre cinéastes et qui sera, la même année, à l’origine de ce film « lyrique et violent » qu’est Wechma (Traces) de Hamid Bénani.

Dans un paysage marqué par la raréfaction des films documentaires et la fin du monopole du CCM sur les courts-métrages à compter de 1977, Bouanani rend hommage aux réalisations qui restituent le souffle de la société marocaine dans ses représentations les plus infimes, à l’image, dans Visages de Marrakech / Souvenirs d’une ville (1977) de Mohamed Abouelouakar, de « cette main de femme sculptée au henné » ou de « la danse du feu exécutée par les membres d’une confrérie de la ville ». Dans son analyse des longs-métrages de la période, Bouanani souligne le manque de moyens financiers et l’absence d’une politique de réinvestissement des profits, ce qui n’atteint en rien l’enthousiasme et l’énergie portant certains projets dont son propre film censuré Mémoire 14 (1971), à la fois immersion dans l’histoire coloniale et réhabilitation de la mémoire populaire.

Investissant des questions-clés telles que l’adéquation entre la langue et le milieu décrit, la représentation des classes sociales, la profondeur des personnages ou encore la solitude du cinéaste livré à lui-même, y compris pour la commercialisation de ses films, Bouanani conclut que les productions de l’époque demeurent profondément marquées par les personnalités des réalisateurs et des approches individuelles de la réalité. L’une des rares exceptions qui réussissent l’articulation de l’individuel et du collectif est Alyam, Alyam (1978), film d’Ahmed El Maânouni consacré à la campagne et qui peut se lire comme un « documentaire » au sens où il reflète « notre image à l’écran, notre vérité, notre réalité sans travestissement ».

Valeurs et défis professionnels

Tout au long de l’ouvrage, Bouanani est soucieux d’éclairer les défis professionnels du septième art au Maroc. Pour lui, la mission des cinéastes est compliquée aussi bien par le « manque de maturité » et l’« attentisme béat » de leur association créée à la fin des années 1960 que par l’absence de coordination entre producteurs, distributeurs et propriétaires des salles. Dans les années 1980, malgré une explosion des productions (27 films sur la période 1980-1984 contre seulement 17 pour 1956-1979), couronnée par la tenue du premier Festival national du film (1982), le bilan reste peu flatteur : prime étatique de soutien insuffisante, fermeture de plusieurs salles de cinéma, code général de la profession non établi et absence d’un courant national de production. « Il y a, certes, des films marocains, au compte-goutte », écrit Bouanani, « mais il n’y a toujours pas de cinématographie marocaine, avec des assises solides, codifiées, protégées ». Saluant les sacrifices des techniciens qui cumulent les fonctions pour lutter contre « l’éternel manque de moyens », il condamne « les opérations et les manœuvres mercantilistes qui se contentent de “bout à bout” pour produire un film ». Dans ce contexte, le court métrage reste le « parent pauvre du cinématographe », la critique se limite souvent à « des synopsis fidèlement copiés sans plus », et le public marocain est plus que jamais cette entité « insaisissable, mal définie, jamais étudiée ».

Au fil de ses lectures, Bouanani réussit le pari d’identifier les faiblesses des films (incohérence des scénarios, représentations réductrices des rôles féminins, analyse insuffisante des milieux sociaux) tout en se gardant de « confondre les intentions d’un auteur avec un film réalisé ». Par conséquent, ses lectures, dont il reconnaît volontiers le caractère subjectif, sont à la fois précises et incisives : Le Grand Voyage / Ibn Sabil (1981) de Mohammed Abderrahman Tazi présente « un monde idéalisé, une réalité réduite à un manichéisme primaire » ; Brahim Yach (1982) de Nabyl Lahlou souffre d’« une volonté trop facile, trop complaisante à nous fourguer l’absurde à toutes les sauces » ; De l’autre côté du fleuve (1982) de Mohamed Abbazi manque de la « violence poétique nécessaire » ; Le Coiffeur du quartier des pauvres (1982) de Mohammed Reggab, adapté d’une pièce de théâtre de Youssef Fadel, pèche par « le fait essentiel de n’avoir pas suffisamment détaché la création filmique de la chose théâtrale ».

Comme le montrent ces exemples, le cinéma selon Bouanani doit s’articuler autour des valeurs de vérité et d’autonomie et être le fruit d’une quête poétique à la fois originale et complexe, évitant aussi bien la facilité que la démesure. Sans surprise, les films qui trouvent grâce à ses yeux sont ceux où la réalité est montrée sans artifice et sans excès. Ainsi, Transes (1981), film d’El Maânouni sur le groupe musical marocain Nass El Ghiwane, « analyse sans maquillage les différents personnages du groupe, sans chercher à produire des “images photographiques” ». De son côté, Poupées de roseau (1981) de Jilali Ferhati, basé sur un scénario de Farida Benlyazid, est un film sur la condition féminine qui « n’accuse pas » mais « montre si bien qu’il devient dénonciateur ». Pour Bouanani, un film est réussi dès lors qu’il évite la verbosité et sublime la simplicité à travers des images puissantes et sincères. Comme un symbole, La Septième Porte se referme sur l’évocation de Hadda (1984), film d’Abouelouakar dont le rôle principal est joué par « une simple fille de la région » d’Ouarzazate et dont l’imagerie, « dépourvue de “folklore” », est dirigée par « un simple opérateur de prises de vues ».

Poésie du cinéma, école du regard

En ouvrant cette fascinante Septième Porte, le lecteur peut aussi choisir de s’attarder sur les belles citations soigneusement empruntées par Bouanani à Bertolt Brecht, Jean Cocteau et Orson Welles. Au seuil de l’ouvrage, on lit ce dernier : « Un film n’est réellement bon que lorsque la caméra est un œil dans la tête du poète ». Pour Bouanani, le cinéma et la poésie sont les deux miroirs d’une même vérité. Si l’ouvrage a des aspects romanesques évidents, sa structure a quelque chose de l’ordre de la composition poétique : répétition des images, résonance des thèmes, articulation des lectures, construction patiente et corrélée des sections. En passant ses créations et celles de ses confrères au crible d’une lecture libre et intransigeante, Bouanani ne vise rien d’autre que de sortir le cinéma marocain de sa « fabrique artisanale » pour le faire accéder à une pratique professionnelle accomplie à la fois dans son enracinement sociohistorique et dans son élan poétique.

Pour Bouanani, écrire l’histoire du cinéma au Maroc est aussi l’occasion d’explorer la manière dont le pays a été transformé par le septième art. Ainsi, deux encadrés s’intéressent au destin cinématographique de Tanger et Casablanca. Si la première ville a acquis la réputation d’une « aventurière », repaire des artistes et de leurs excès, la seconde, « où ni les maisons ni l’existence ne sont blanches », a moins attiré les caméras occidentales mais fait l’objet de plusieurs films marocains, y compris le documentaire Six et douze (1968) dont Bouanani écrit le scénario et assure la coréalisation avec Abdelmajid Rechiche et Mohamed A. Tazi avec l’idée de décrire le Casablanca de 1968 « telle une ville inconnue que l’œil, à force de regarder, ne voit plus ». Pour Bouanani, le cinéma est avant tout une école du regard, un exercice d’apprentissage porté par l’exigence et la lucidité.

Le septième art à la loupe

Parallèlement à la reconstruction historique, l’auteur s’emploie à approfondir des aspects propres à la pratique cinématographique au Maroc. Berrada observe à juste titre que les interruptions et les pauses qui rythment l’ouvrage de Bouanani sont essentielles, « comme si le poète en lui avait besoin de fuir la chronologie pour s’arrêter sur un thème, une ville, un personnage récurrent, un archétype fictionnel ». Ainsi, l’étude des génériques des films lui permet de retracer les petits rôles joués par les Marocains, de rappeler la contribution des professionnels de la radio et du théâtre au cinéma national, ou encore de réhabiliter des actrices oubliées telles que la Marocaine Leïla Farida ou la Syrienne Amal Faouzi. De même, son retour sur l’expérience des actualités filmées est l’occasion de souligner le rôle du magazine hebdomadaire, « un véritable banc d’essai où s’exerceront tous les cinéastes » sur des sujets liés aux traditions, à l’artisanat ou aux métiers populaires. Enfin, en se focalisant sur la condition du comédien, Bouanani réaffirme qu’il ne saurait y avoir de cinéma sans « l’ingrédient humain nécessaire ». Pour lui, la formation technique (et non artistique) de la génération des cinéastes des années 1960 a eu pour résultat d’étouffer l’expression du « moi profond » du comédien, souvent réduit à une silhouette manquant de composition, souffrant de l’« absence de dialogue entre la réalisation et l’interprétation » ou payant le prix d’une politique de la « tête d’affiche » qui ignore l’acteur local. Cela n’empêche pas Bouanani de rendre hommage à des acteurs talentueux tels que Mohamed Habachi (1939-2013) ou Amidou (1935-2013), capables d’apporter au cinéma marocain « le sang de vie qu’il lui faut pour décoloniser l’écran ».

Enfin, on ne saurait mesurer pleinement l’effort de Bouanani sans mentionner les annexes incluses en fin d’ouvrage, notamment les index des films, le dictionnaire des cinéastes, les chronologies filmographiques détaillées et les documents historiques. Ces derniers comprennent un rapport aux accents paternalistes d’Henri Menjaud, premier directeur du CCM (1950), un extrait du dossier cinéma de l’excellente revue marocaine Souffles (1966), un document programmatique de l’Association des cinéastes marocains (1974) et un article de la Fédération Marocaine des Ciné-Clubs paru dans Les Cahiers du cinéma (1974-1975) et appelant notamment à unir les forces de la critique maghrébine et de la critique occidentale radicale pour « constituer un polycentrisme géographique en matière de critique de cinéma ». Ces documents non seulement prolongent les lectures de Bouanani mais apportent aussi des éclairages supplémentaires sur les débats et les attentes ayant jalonné le développement du cinéma au Maroc et dans la région.

Le legs de Bouanani

Que faut-il retenir de cette longue histoire léguée par Bouanani ? Depuis les années 1980, la situation du cinéma marocain a sensiblement changé. De nombreux fonds de soutien ont été mis en place dont un système d’avances sur recettes ainsi que des aides à la production et à l’organisation des festivals et des manifestations cinématographiques. En 2001, année de la tenue du premier Festival International du Film de Marrakech, une loi est votée pour réguler l’industrie cinématographique et prévoir des cartes pour les professionnels du secteur, une initiative dont l’auteur de La Septième Porte craignait qu’elle ne devienne « une entreprise impossible ». Pour autant, les analyses pertinentes de Bouanani, notamment sur la faiblesse de la critique cinématographique, le manque de rigueur et de professionnalisme du secteur, ou encore l’absence d’une politique globale et cohérente du cinéma, sont toujours d’actualité. Si l’histoire du cinéma au Maroc n’aura été qu’« un travail de Sisyphe avec un rocher blanc et poli, comme un œuf », le rocher semble avoir gagné en rugosité mais continue, à chaque nouvelle descente, de reproduire les manquements et les insuffisances des débuts.

Avec La Septième Porte, Bouanani lègue à ses confrères comme aux historiens et aux passionnés du cinéma une leçon d’écriture et un héritage de poids pour penser les défis à venir. Plus qu’« une histoire analytique du cinéma marocain », comme il présente son livre, ou « un jalon pour la valorisation du cinéma au Maroc et, plus généralement, une contribution à l’histoire du cinéma », comme le souligne sa fille, il y a là le témoignage éclatant d’une passion organique et inaltérable pour le septième art. Lire ou relire cet ouvrage qui résiste à toute forme de classification thématique ou générique, c’est revivre avec Bouanani les aventures trépidantes des films, les récits bouleversants des échecs, les parcours exceptionnels des anonymes arrachés aux ombres de l’histoire, autant d’intrigues et de personnages dans le grand roman du cinéma marocain. Ce n’est pas un hasard si Bouanani fait sienne cette réflexion du dramaturge marocain Tayeb Saddiki : « le cinéma est une éternité éphémère ». Entre les traces des films qui passent et les sillons des lectures qui restent, La Septième Porte s’ouvre sur des propositions créatives et des réflexions critiques qui ne demandent qu’à être revisitées et prolongées, au Maroc comme ailleurs.