L'avancée de la Chine en termes d'intelligence artificielle pose un grand nombre d'enjeux aussi bien concernant le contrôle de sa population que pour le marché de l'emploi.

La Chine est désormais en pointe en matière de nouvelles technologies et d’intelligence artificielle, dans laquelle elle pourrait à court terme dépasser les Etats-Unis dans plusieurs domaines, comme l’explique Kai-Fu Lee, en spécialiste du sujet. L’acharnement avec lequel elle s’y emploie n’est toutefois pas sans poser de nombreuses questions. L’exploitation des salariés y bat son plein avec des horaires extensibles, qui se sont généralisés à tous les métiers de la filière, comme le rapporte Simone Pieranni dans son livre (Red Mirror : L’avenir s’écrit en Chine (avec des photos de Gilles Sabrié), C&F, 2021). Et le pouvoir chinois y puise des moyens inégalés de surveillance et de contrôle de sa population, comme il l’explique et comme l’explique également Kay Strittmatter dans le sien (Dictature 2.0. Quand la Chine surveille son peuple (et demain le monde), Taillandier, 2020, 2021). Pieranni et Strittmatter sont tous les deux journalistes, spécialistes de la Chine, et y ont vécu plusieurs années. La collecte des données personnelles n’y connaît non plus aucune limite (sauf quand le pouvoir s'en sert comme moyen de pression contre les grandes entreprises). Et comme la Chine ne cache pas son intention de vouloir exporter sa technologie, on peut craindre que ces outils finissent par définir un nouveau standard. Sans parler de l’usage que celle-ci pourrait faire d’un accès à tout ou partie de nos données. Enfin, on peut aussi s’interroger sur les destructions d’emplois liées à cette nouvelle phase d’automatisation et sur la manière dont la Chine, les Etats-Unis et sans doute à terme l’ensemble des pays du monde, pourraient y remédier, si l’on ne veut pas que celle-ci tourne à la catastrophe.

Après des études d’informatique aux Etats-Unis, Kai-Fu Lee, qui est né à Taïwan, a occupé des postes importants dans de grandes entreprises du secteur. Il a consacré l’essentiel de sa carrière à l’intelligence artificielle, dont il est un expert reconnu. Il est désormais à la tête d’une société chinoise d’investissement en capital-risque. Il explique dans ce livre (I.A. La plus grande mutation de l’histoire. Comment la Chine devient le leader de l’intelligence artificielle et pourquoi nos vies vont changer, Les arènes, 2019 et J'ai lu, 2021) que les avancées réalisées ces dernières années dans le domaine de l’IA et en particulier le développement du deep learning (« apprentissage profond ») nous placent à l’orée d’une nouvelle révolution technologique dans laquelle la Chine apparaît désormais particulièrement bien placée.

 

Le succès de l’Internet chinois

Il brosse tout d’abord à grands traits l’histoire de l’Internet chinois, dont les acteurs (qui ne connaît pas désormais Baidu, Alibaba ou Tencent et son appli WeChat ?), après avoir copié sans vergogne tous les sites des entreprises américaines qui rencontraient le succès, se sont émancipés de leurs modèles et aguerris (en triomphant aussi bien de leurs très nombreux concurrents chinois). Jusqu’à devenir pour ces entreprises américaines, dont le développement en Chine a ainsi été fortement freiné, de redoutables concurrents. Ils y sont parvenus en développant des fonctionnalités qui répondaient au marché chinois comme les services online-offline (commandés sur internet mais consommés dans le monde réel), ce que n’ont pas fait les entreprises américaines, sauf exception, celles-ci préférant ne pas s’embarrasser de trop de salariés ou d’actifs, et en misant sur le paiement mobile (où la Chine est désormais très en avance), ce qui leur a permis, soit dit au passage, d’amasser de gigantesques masses de données. A partir de 2014, l’IA a également bénéficié d’aides massives du gouvernement chinois, qui ont donné lieu à une multitude de projets (incubateurs, fonds d’orientation, etc.), portés notamment par de nombreuses municipalités. L’auteur passe toutefois ici sous silence que cette période a suivi de peu la reprise en main d’Internet par le pouvoir chinois, et en particulier du réseau social Weibo, à coups de censure et d’intimidation, comme le rapporte le journaliste allemand Kay Strittmatter, à partir de nombreux entretiens. 

 

Les différentes applications de l’intelligence artificielle

Kai-Fu Lee passe ensuite en revue les principaux domaines d’application de l’intelligence artificielle : l’IA en ligne, l’IA professionnelle, l’IA perceptive et l’IA autonome. La première consiste principalement dans les outils de recommandation. La seconde prend la forme d’outils d’optimisation ou d’aide à la décision. La troisième regroupe les outils de reconnaissance des visages, des voix et des objets. La dernière englobe les quatre autres et devrait trouver à s’exercer en particulier dans les véhicules autonomes. Si l’avantage des Etats-Unis pourrait rester important dans la seconde (les grands groupes américains recueillent déjà des montagnes de données structurées, qu’ils archivent dans des formats bien définis, ce qui est encore rare en Chine, sauf dans les services financiers en lien avec l’importance prise par le paiement mobile), la Chine pourrait supplanter rapidement les Etats-Unis dans la première et, sans aucun doute, la troisième, et, peut-être, dans la dernière, si ce n’est pas dans la voiture autonome, au moins dans les drones... La Chine et les Etats-Unis font actuellement plus ou moins jeu égal s’agissant de l’IA en ligne. Les Chinois disposent toutefois d’un avantage évident dans l’IA perceptive pour deux raisons principales : la relative docilité des utilisateurs quant à l’usage de leurs données (une thèse volontiers avancée par les dirigeants des entreprises du secteur) et l’atout majeur que représente pour la Chine le fait de disposer de capacités inégalées dans le monde dans la production de matériel informatique. Elle pourrait également bénéficier dans la vague suivante, celle de l’IA autonome, outre de l’avance qu’elle aurait prise dans le déploiement de la 5G (selon Pieranni), de l’avantage consistant à penser les infrastructures en fonction de ces technologies, comme on le voit dans la construction de villes nouvelles (smart cities), auxquelles Pieranni consacre, lui, tout un chapitre, équipées de caméras connectées à des systèmes de reconnaissance faciale que les entreprises chinoises ont commencé de vendre au monde entier, après les avoir installées au Xinjiang.

 

L’intelligence artificielle au service de la surveillance

Au contraire de Kai-Fu Lee, qui semble n’y voir aucun problème, K. Strittmatter, qui s’attache à montrer dans son livre comment ces nouveaux outils numériques sont mis au service d’une dictature qui n’a de cesse de renforcer son emprise depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, attire notre attention sur le fait que le plan de développement pour l’IA de nouvelle génération publié par le Conseil d’Etat chinois mi 2017 prévoit qu’à l’horizon 2030 la « sécurité publique » devra être mieux assurée que jamais grâce à un « système intelligent de surveillance, d’avertissement et de contrôle ». C’est bien sûr la reconnaissance faciale qui suscite ici le plus de craintes. Il est certain que cette technologie promet encore plus qu’elle ne tient (ce qui n’est pas sans poser question, soit dit au passage, lorsque le logiciel croit reconnaître une personne à tort, dans un pays où le taux de condamnation des personnes arrêtées est proche de 100 %), mais ses progrès sont rapides – les entreprises chinoises les plus en pointe sont ici Megvii et SenseTime. Et quoiqu’il en soit, grâce à celle-ci, les autorités policières de différentes provinces rassemblent déjà toutes les données qu’elles peuvent se procurer sur des centaines de millions de citoyens, note Strittmatter. Elle est également une pièce essentielle des systèmes de crédit social que les mêmes autorités expérimentent aujourd’hui, à côté d’entreprises privées (sans qu’il existe encore en Chine de système unifié en la matière). S. Pieranni y consacre également un chapitre. Il s’agit là d’un système d’analyse et d’évaluation du comportement des citoyens (ou des entreprises, pour lesquelles il avait commencé d’être appliqué) sur la base de données collectées par les différents outils technologiques, applications web, caméras de surveillance, dispositifs d’intelligence artificielle, qui déterminent un score censé refléter le degré de fiabilité de chaque personne, auquel est alors associé un système de récompenses et de sanctions. Il rencontre parfois l’assentiment de la population. Généralisé, il pourrait répondre à l’objectif de « maintien de la stabilité » qui est sans doute redevenu (car il n’est pas sans rejoindre de très vieilles pratiques) le premier objectif du pouvoir en Chine, avec celui de dépasser l’Occident et de se hisser au premier rang dans le monde.

 

Les effets de l’intelligence artificielle sur l’emploi

Après avoir discuté de la question de suprématie de la Chine ou des Etats-Unis, Kai-Fu Lee consacre la seconde partie de son livre aux craintes que fait peser l’IA, comme technologie à portée générale, sur les emplois et la croissance des inégalités, et aux solutions qui pourraient êtres mises en œuvre pour y faire face. L’auteur rejoint ici les évaluations les plus pessimistes, qui envisagent la suppression à terme de 40 à 50 % des emplois tant en Chine qu’aux Etats-Unis, pour cause d’automatisation. Mais le développement de l’IA est aussi de nature à accroître fortement les inégalités. Là encore, le diagnostic ne s’embarrasse pas de nuances : « L’intelligence artificielle va soumettre des dizaines de nouveaux secteurs économiques à la logique selon laquelle le "gagnant rafle tout". En parallèle, son biais en faveur des travailleurs qualifiés va pousser la classe moyenne vers la sortie. »   . La perte de sens générale qui pourrait s’ensuivre pourrait être elle-même plus préoccupante encore que la simple perte d’emploi. Et il rapporte alors qu’en ce qui le concerne, c’est la confrontation avec une maladie grave qui lui aurait ouvert les yeux quant à la nécessité d’une redéfinition de notre manière d’envisager le travail pour mettre l’emphase sur les liens humains. 

Il examine alors rapidement les solutions « techniques » habituellement proposées par la Silicon Valley (sic), pour pallier les destructions d’emplois, qui consistent dans la requalification des travailleurs, la réduction du temps de travail ou encore une redistribution des revenus, qui se heurtent toutefois toutes, explique-t-il, à de sérieuses limites. Mais le propos reste ici très général et le lecteur n’y trouvera plus d’autres informations sur la Chine. Et il plaide pour finir en faveur d’importantes créations d’emplois de soins, de services à la communauté ou encore d’éducation, qui pourraient être réalisées à la fois par des entreprises soucieuses de leur responsabilité sociale et, pour le reste, à travers une « allocation d’investissement social » versée par l’Etat qui rémunérerait les personnes qui s’investissent dans ces secteurs et qui pourrait alors être financée par les formidables gains permis par l’IA. 

La conclusion fait le lien avec la partie précédente en attirant l’attention sur le fait que la course entre superpuissances sur l’IA devrait garder en tête l’idée du développement humain, sous lesquelles ces rivalités devraient alors s’effacer… De même, que les gouvernements du monde devront se concerter en permanence, note l’auteur pour finir, pour réfléchir aux compromis en faveur desquels ils arbitreront sur des questions épineuses tells que la confidentialité des données, les monopoles numériques, la sécurité en ligne ou les biais des algorithmes. Mais on aura ici définitivement quitté la Chine, et ce que l’on voit aujourd’hui du positionnement du pouvoir chinois.