Jean-Jacques Salgon noue d'un même fil la grotte de Chauvet, l’« Enterrement à Ornans » de Courbet, « Heaven » de Basquiat et les personnages minimalistes de Judit Reigl.

L'art, c'est une rencontre, une « connivence », aurait dit Edouard Glissant, avec des oeuvres mais aussi avec des artistes. Jean-Jacques Salgon, dans de très courts récits réunis dans Des graffs dans la nuit, fait circuler le sens des oeuvres, leurs reprises, sauvant ainsi l'art de l'emprise du temps. Il ne cesse non plus de mettre les oeuvres en relation avec ceux qui les ont rendues visibles : artistes, conservateurs (notamment Dominique Baffier, conservatrice de la grotte Chauvet), l'abbé Glory...

Présence du mystère

Pourquoi ces dessins sur les parois de la grotte Chauvet ? Les explications ne manquent pas. Ils ont une proximité avec les graffiti qui les rend moins lointains de notre monde que ces coups de griffes laissés par les ours de l’âge aurignacien sur les parois de la caverne. L'art libère du temps de la chronologie. Sur les parois des grottes, l'animal exprime la force de la liberté. Pas la sienne. Plutôt celle rêvée par l'artiste. L’intention volontaire et libre est absente chez la bête qui avance à l’aveugle, sans attention non plus. Le naturel la pousse à se frayer un chemin, à lutter contre ce qui lui fait obstacle. Jusqu’à polir la paroi accidentellement.

Les peintures rupestres montrent la puissance animale qui fascine tant l’homme. L’homme n’a que le feu, la parole et la sagaie. Il admire cette nature qui offre enchantement et merveilles. Sans effort. Titanesque travail de la tectonique. Beauté de l’eau qui ruisselle. Quand entre la lumière, tout étincelle : « on est plongé dans un monde étrange et beau, monumental et ciselé, inquiétant et paisible, suggestif et secret », écrit Jean-Jacques Salgon. Temps du recueillement. Immobilité et silence règnent en maître dans ce lieu séparé du temps du l'occupation et de l’espace de l’habitation. C’est probablement en ce lieu que les hommes s’approchaient de leurs dieux rajoute l’auteur. Il ont descendu au plus profond de la terre, animé par une « soif insatiable de l’infini », écrit l’auteur citant Lautréamont   . Force du secret dans cet univers évoquant l’art gothique accueillant ces grandes fresques animalières dans une sublimation du divin. 

Abstractions et présence

A Chauvet, le spectateur se trouve en compagnie d’une parade de figurants sortis soudainement de l’ombre. La lumière introduit  le mouvement dans ce théâtre d’ombres d’où toute figuration humaine est absente. On découvre une variété d'animaux. Les figures animales évoquent des rondes galactiques, jeux avec la gravitation où un souffle cosmique balaye « la touffe noire de leurs crinières et les petits arceaux de leurs cornes »   . Les rhinocéros ont des ventres trapus qui « ont acquis , par la vertu de cette mécanique céleste, la diaphanéité et la légèreté d’une nébuleuse »   . Course effrénée et libre des troupeaux de chevaux. Evocation de la matière noire des physiciens. Les yeux des lions ont à voir avec le cubisme.

Dans les gorges du Gardon, à Latrone   , il y a d’autres galeries. Ce sont bien souvent des enfants qui ont découvert des dessins dans les grottes, nous renvoyant « ainsi à nos origines »   . C’est la petite Maria Sanz de Sautuola y Escalente qui découvrit en 1879 des bisons dans la grotte d’Altamira alors que son père n’avait rien vu.

Jean-Jacques Salgon entre dans la salle Begouën. Allongé sur le sol, il contemple les dessins à l’argile ocre-brun sur le plafond, avec l’impression de troubler un secret. Les yeux si habitués aux images ne les voient plus. Paradoxe. Puis il voit des mammouths stylisés qui donnent l’impression de danser comme dans une « danse » de Matisse, de 1948. La caverne est un ciel, une voûte céleste.


Il y a aussi cette vieille tête de lion – quoique ce ne soit pas si sûr : est-ce vraiment un lion ? – de trente sept mille ans, dont le temps semble suspendu. Il pense alors aux tableaux de A. R. Penck, pseudonyme du peintre et sculpteur allemand Ralf Winkler, né le 5 octobre 1939 à Dresde et mort le 2 mai 2017 à Zurich.

Le temps de l'art est comme suspendu, comme ouvert à l'éternité.

 

Un Enterrement à Ornans

Ce tableau de Courbet entre en écho avec le grand panneau des lions de Chauvet. Même horizontalité, même monumentalité. Mouvement des figures qui laissent une ouverture du tableau vers l’invisible. Deux espaces s’opposent et se complètent : «  la terre où s’engloutissent les corps et le ciel qui accueille les âmes ».

Ces deux œuvres se déploient dans un autre espace que celui de la simple narration, même si elle est présente. Une première lecture de l’Enterrement peut y voir la réaction du peintre aux événements de 1849. Suite aux élections législatives de mai 1849 où triomphent les partisans de l’ordre, et à la répression qui écrase l’insurrection du 13 juin 1849, le tableau peut se lire comme l’enterrement de la République.

Un Courbet moins pessimiste pourra au contraire célébrer l’enterrement de la Monarchie. Le peintre en appelle à un nouveau monde. Cette cérémonie des adieux ne la retrouve-t-on pas dans le panneau aux lions de Chauvet ? « Adieu à une condition humaine immémoriale, et adieu à un monde animal, dont l’homme, par sa conscience est en train de s’extirper »   .

Fin de la connivence ? Demeure la quête de la fusion avec l’autre dans sa radicale altérité. Il y a là tout le mystère des traces d’une vision que nous avons perdue, « et c’est cela qui nous émeut »   , ce symbolisme à l’oeuvre d’une appréhension mythique du monde.

Etonnant oiseau

 

 

 

 

A Lascault, il y a un étrange oiseau qui veille les morts. L'oiseau circule entre les oeuvres. Basquiat dans Heaven rappelle que la mort rôde là où se trouve l'oiseau. « Dead Bird » est écrit en bas du panneau, en référence au trompettiste Charlie Parker, surnommé Bird. Reprise aussi, Tête sur tige de Giacometti est un hommage à un ami mort brutalement.

Le mythe d'Icare est présent dans l'oeuvre de Judit Reigl. L'homme-oiseau en s'élevant dans les airs donne à penser ces folles caracolades des chevaux de la Grotte Chauvet, cette "liberté libre" selon les mots du poète. Liberté créatrice de l'artiste qu'il convient de célébrer. Comme Basquiat célèbre la musique de Charlie Parker. La mort rôde dans le livre de Jean-Jacques Salgon. Mais elle s'efface devant cette force vitale qu'est le geste de l'artiste, ouverture sur le possible. Le geste crée par la célébration la connivence comme hors-temps de la rencontre.