Dans les pas de Patrick Modiano, Yannick Le Marec archive les mémoires du tigre dans les paysages de Paris, transformant un fait divers récent en une vaste constellation narrative.

La tigresse du cirque, Mévy, est morte une fin d’après-midi, le 24 novembre 2017, à Paris, « les pattes foulant du gazon, peut-être pour la première fois de sa courte vie »   . Ainsi commence Constellation du tigre de Yannick Le Marec. Abattue de trois coups de carabine par son dompteur, le propriétaire du cirque, Eric Bormann, qui ne voulait pas attendre le vétérinaire, seul habilité à tirer des cartouches hypodermiques. Elle était sortie de sa cage pour découvrir cette liberté qu’elle n’a jamais connue au cours de sa vie, passée loin de son territoire qui lui permet « de vivre », c’est-à-dire de « traverser le visible en s’y cachant »   selon les propos de Jean-Christophe Bailly dans Le parti-pris des animaux.

Habituée à l’espace étroit de la cage, la tigresse s'est dirigée en ligne droite vers les boulevards des Maréchaux. C’est un possible parmi d'autres. Le fait divers alimente le journal télévisé. L'histoire devient une archive pour Yannick Le Marec, en écho au travail de Patrick Modiano. Il y voit une coïncidence avec la mort d’un autre Tigre, un 24 novembre aussi, celle de Clémenceau. La question coloniale les rapproche. Une de ces coïncidences qui auraient intrigué Winfried Georg Sebald, l’écrivain de langue allemande exilé volontairement en Angleterre pour qui « la littérature abolit les distances entre les temporalités en octroyant du sens à la coïncidence »   .

Grâce au travail d'archiviste de l'auteur, la mort du tigre ne le fait pas disparaître. L'archive réveille en effet les traces de son passage dans ce qui compose ses diverses histoires littéraires, esthétiques, historiques, du milieu du XIXe siècle jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, ce moment de notre histoire marqué par la colonisation. Il produit un excès de présence fantomatique, une présence spectrale, « une constellation mystérieuse ».

C’est en relisant Patrick Modiano de façon systématique et chronologique, en suivant ses pas au Jardin des Plantes, « que le tigre et sa mort brutale émergent dans ma vie »   , écrit Yannick Le Marec. Écrire, c’est flâner, « parcourir les lieux en quête d’archives » dans une « enquête » qui n’en finit pas de commencer, tant les documents s’accumulent. Il s’agit dans ce récit d’extraire de l’emmêlement du temps, le récit de « la lente détérioration du monde »   .

 

Le rugissement du tigre

Qui est le tigre ? D’abord un animal au monde silencieux, en référence au livre d’Elisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes, qui accompagne Yannick Le Marec. Il vit à l’écart de l’homme dans un monde sans commune mesure. « Entre ces animaux en cage et nous, public humain, qui les observons, nous échangeons des regards à travers une brèche d’incompréhension. »   . Semblable en cela à l’impossible dialogue qu’imposa la colonisation. Le succès des zoos en porte la trace.

A Austerlitz, dans les pas de Modiano et Sebald, Yannick Le Marec se dirige vers la statue de Lamarck, puis se glisse dans la file de la caisse du Jardin des Plantes. A la fin du XIXe siècle, le public des zoos et jardins français cherche les symboles du dressage comme image de la force civilisatrice, le sauvage, l’exotique. Ce sont « des gens du peuple, des soldats, des bonnes d’enfants » écrit Barbey d’Aurevilly. Ils « aiment à badauder devant la grille des cages. » « Ceux qui regardent souffrir le lion dans sa cage pourrissent dans la mémoire du lion », écrivait René Char. En 1874, on s’amuse en lançant quolibets, coques de noix et pelures de marrons sur les bêtes enfermées.

Il n’y a plus de tigre à la ménagerie du Jardin des Plantes. Demeure la trace des rugissements. En 1870 les deux tigres de l’Empereur meurent en même temps que s’effondre l’Empire. Coïncidence ? Etait-ce aussi une coïncidence que Clémenceau soit surnommé le Tigre, pourfendeur de la colonisation à ses débuts, capable de faire tirer sur les ouvriers ensuite   ?

Violences

Si Jean Christophe Bailly avait écrit sur le tigre, ce qu’il n'a pas fait, il aurait pu écrire comme à propos du chevreuil : « Frayeur et beauté, grâce frémissante, légèreté »   , écrit Yannick Le Marec. Ambivalence fondamentale de celui que l’on nomme « fauve ».

Chez l’artiste Jacques Monory, le tigre « est réduit à la métaphore d’une violence toujours possible », un criminel, comme l’énonce sa série Tigres, maintenant ainsi l’écart avec le Douanier Rousseau dont il s’inspire. Le Douanier voit dans l’attitude du tigre, la surprise à l’égard de l’homme. Dans Tigre n°1 de Monory, une femme en noir marche sur une passerelle au-dessus des voies de chemin de fer. Elle a un pistolet, le regard barré par un bandeau. Dans le coin en bas à droite du tableau, un homme baigne dans son sang. Dans la première partie du tableau, il y a un tigre. Récit et énigme se croisent.

 

 

Qu’est-ce qui attire Delacroix dans le tigre dont il accentue souvent la brutalité sans prendre de modèles dans le réel ? Il peint une cinquantaine de tableaux avec des tigres.

Chasse au tigre est un tableau terrible au sublime romantique. On peut y lire toute la violence coloniale. La scène se passe dans une Afrique du Nord rêvée. Des Africains au burnous rouge chassent des fauves qui les menacent. Impressions orientales de Delacroix qui l’accompagneront toute sa vie.

Echo au bestiaire improbable de Tournemine qui peint des éléphants d’Afrique sans avoir jamais été en Afrique. Il a peint les éléphants du zoo qui, eux, venaient d’Asie. L’Asie en Afrique... Puissance de l'imaginaire par ses confusions.

Mais le tableau de Delacroix n’est pas un simple souvenir rêvé. Il porte en lui toute la violence coloniale.

Collectionner pour mémoire

Le tigre est arrivé à Paris par la ménagerie du Jardin des plantes, au 19ème siècle, juste après les conquêtes coloniales. Les français venaient de s’installer en Indochine. En ramenant des tigres en France, ils pouvaient montrer aux Parisiens la domination de la Nation à travers le monde. Chasser le tigre participe de cette démonstration de force et de puissance. Les cousins Henri et Philippe d’Orléans pratiquent cette chasse au tigre mais pour des raisons différentes comme le montre le travail de reconstitution auquel se livre Yannick Le Marec.

Ce qui caractérise la chasse pour Philippe c’est son inutilité. Et c’est cela qui lui plaît. Il est plus sensible à la précision du geste, le type d’arme utilisée, les conditions de l’attaque, que le respect des autochtones qu’il mène à la baguette. Il créera un musée qui ne durera qu’une quarantaine d’années : peu d’archives demeurent. La tigresse qu’il ramène n’a aucune vocation scientifique, souci qui est plutôt celui d’Henri. Pour ce dernier, le musée sert à instruire par l’usage de la classification héritée de Buffon. Pour Philippe, le Musée rassemble des curiosités.

La tigresse et l’éléphant sont des souvenirs de chasse. Très agressive et maternelle, elle occupe la mezzanine de la Grande Galerie de l’Evolution. Empaillée. Désormais abandonnée des chasseurs armés des meilleurs fusils. Ils ont cessé de tirer. Il y avait une cinquantaine d’éléphants dressés pour chasser la tigresse. Sur le bord du chemin qui trace son histoire, les archives sont le spectre d'une époque.