L'histoire militaire bénéficie d'un nouvel engouement grâce à des travaux proposant des pistes ambitieuses. Penser la guerre est d'autant plus une nécessité devant la mutation actuelle des conflits.

Benjamin Deruelle* revient ici sur le thème 2 de Terminale : « Faire la guerre, faire la paix : formes de conflits et modes de résolution » et plus particulièrement l’Axe 1 traitant des aspects politiques de la guerre. Historien moderniste, il réfléchit au modèle proposé par Clausewitz et sa pérennité, ou non, au fil des siècles. Sa récente participation à l'Histoire militaire de la France (Perrin, 2018) et Mondes en guerre (Passés Composés, 2019) lui permet d'aborder la question selon une chronologie assez large.

 

Nonfiction.fr : Dans son livre De la guerre (1832), Clausewitz s’inspire des guerres de la fin de l’époque moderne. Quel rôle jouent ces guerres dans l’élaboration de son modèle ?

Benjamin Deruelle: Clausewitz est né en 1780 et participe à sa première campagne dans les troupes prussiennes lors de l’invasion de la France révolutionnaire en 1792. Après avoir fait carrière dans l’armée, il assiste à l’effondrement de la Prusse à Iéna en 1806 face aux armées napoléoniennes. Il participe ensuite à la réforme militaire avant de passer au service de la Russie. En 1812, il négocie pour elle la reddition du corps prussien de la Grande Armée. C’est après la fin des guerres napoléoniennes, qu’il commence la rédaction du De la guerre, ouvrage constamment remanié jusqu’à sa mort en 1831. Il y envisage la conduite de la guerre, considérée comme le « royaume de l’incertitude », de manière globale, et sa conduite comme le produit d’« interactions » constantes entre les champs politiques, sociaux et militaires. Selon lui pourtant, aucune théorie ne peut être « utile » si elle ne repose pas sur l’« observation » et l’« expérience » de la « réalité ». Fondée sur la critique et la synthèse, cette théorie doit fournir « des aides au jugement » et non une « doctrine positive », ou « un manuel prescriptif ». Car la guerre demeure un art dont la maîtrise repose tant sur les connaissances théoriques que sur des savoir-faire pratiques, sur le « talent et le génie » des chefs de guerre et sur la valeur des soldats. Son analyse se nourrit donc de la lecture des « sources imprimées », de l’« histoire militaire » et des « exemples historiques ». Frédéric II et Napoléon Bonaparte, dont il a lu les « Mémoires », y tiennent une place particulière, comme la guerre de Sept Ans et son « expérience » séminale des guerres de la Révolution et de l’Empire.

L’intention de Clausewitz était de développer une « théorie de la guerre » capable autant que faire se peut, d’en maîtriser les incertitudes (« le brouillard de la guerre ») et les aléas (les « frictions »). Pour cela, il la considère comme une forme des relations entre les nations et les groupes sociaux, distincte cependant des autres par ses fins – emporter la décision –, ses moyens – la violence –, et sa fin – « contraindre l’adversaire à se plier à sa volonté ». Il cherche donc à dépasser le désordre apparent de la guerre, pour en découvrir les « éléments particuliers, puis ses parties » et en tirer une série de règles universelles. Chaque guerre possède néanmoins ses caractères particuliers (chronologiques, géographiques, militaires, politiques et sociaux) qui pèsent sur son déroulement et son issue. C’est la guerre « caméléon » ; celle dont la nature change avec chaque cas particulier. Toutes les guerres partagent néanmoins des « caractéristiques fondamentales », et notamment d’être faites d’une « merveilleuse trinité » : le peuple, l’armée et l’État. Clausewitz sépare donc les champs politique, stratégique et social qui déterminent les causes, les moyens et les acteurs de la guerre, tout en ayant leurs fins propres : emporter la décision en désarmant l’ennemi pour les fins stratégiques, imposer sa décision à l’adversaire pour les fins politiques. Bien qu’autonomes, ces champs entretiennent des relations dialectiques qui pèsent sur la tactique, « la théorie de l’emploi de la force armée dans l’engagement », et la stratégie, « la théorie de l’emploi de l’engagement au service de la guerre ».

L’influence des guerres de la Révolution et de l’Empire est particulièrement perceptible dans sa façon de penser les rapports de force. Les guerres de la Révolution et de l’Empire ont en effet vu naître un système d’opérations fondé non plus seulement sur la logistique et la mobilité, mais encore sur la concentration des forces sur des objectifs stratégiques pour emporter la décision. Face à la guerre extérieure et à l’agitation intérieure, les représentants du peuple adoptèrent simultanément la « guerre de masse » et de l’économie des moyens ; un système qui reposait sur le calcul et sur la crainte de l’épuisement plutôt que sur le déferlement de masses fanatisées. Il s’agissait de convertir l’infériorité stratégique de la jeune République en avantage tactique. Pour cela, Carnot préconisa en janvier 1794, comme Napoléon dont il est considéré comme un précurseur, une guerre offensive caractérisée par la mobilité, l’initiative et l’audace exercées dans un cadre déterminé par le politique auquel la ferveur des soldats doit être soumise. Cette vision arithmétique de la guerre, que Napoléon comparait aux problèmes de Newton et d’Euler, imprègne la pensée de Clausewitz. L’économie des moyens y occupe en effet une place centrale. Il considérait par exemple l’« usure », c’est-à-dire l’épuisement progressif des forces physiques et de la volonté de l’ennemi, comme l’une des voies cardinales de la victoire. L’anéantissement de l’ennemi n’était « aucunement indispensable ». Si elle représentait la manière la plus efficace d’emporter la décision, son coût à ce point élevé qu’il mettait l’État en danger.

Sa conception des liens entre les champs politiques, sociaux et militaires doit également beaucoup à l’expérience des « guerres passées ». Contrairement l’opinion commune, Clausewitz subordonne effectivement la guerre à la politique – « la continuation de la politique par d’autres moyens » – leur lien ne se réduit pas à une relation de fin à moyen. Ces trois champs en effet évoluent, pour lui, en intime interaction. Il place bien, par exemple, les fins stratégiques au service des fins politiques. Le politique doit toutefois ajuster ses ambitions aux moyens dont dispose l’armée. Chaque champ conserve donc sa logique, ses objectifs et ses pratiques propres, sans pouvoir faire abstraction de ceux des autres. La transformation des rapports politiques et sociaux initiée par la Révolution française s’est donc accompagnée d’une révolution de la stratégie. Car, la guerre n’est plus dès lors seulement l’affaire des politiques ou des militaires, mais celle du peuple. Cette évolution ne se traduit pas uniquement par l’intégration du peuple à l’armée, mais par l’avènement du peuple en arme comme fondement de la souveraineté, et l’ancrage dans les esprits de l’idée d’une participation citoyenne à la défense de la Nation.

« [D]ès lors, écrit-il, les moyens, les efforts qui pouvaient les mettre œuvres, n’avaient plus de limite définie ». La « guerre de masse » introduit un second concept central de la pensée clausewitzienne, celui de la « montée aux extrêmes ». Les effectifs considérables engagés dans les guerres révolutionnaires et napoléoniennes contribuent, selon lui, au même titre que les transformations technologiques, et que la volonté de surpasser l’adversaire, à une escalade inéluctable de la violence. Pour lui, les guerres napoléoniennes ont poussé à son extrême cette essence de la guerre en engageant des forces monumentales dans des actions rapides, concentrées et décisives. Il trouve également cette montée aux extrêmes dans l’avènement des guerres populaires et patriotiques, non seulement en France, mais en Espagne (1804-1814) et en Russie (1812). Le peuple y combat pour sa liberté et son indépendance avec une ferveur qui permet de combler le déficit du nombre et de l’expérience. Là réside, selon lui, la supériorité de la guerre défensive sur la guerre offensive, dans la politisation de la population, la maîtrise du terrain, et les pratiques de la guérilla. La guerre défensive est en effet la moins coûteuse, mais aussi celle qui révèle le mieux la « nature subjective » de la guerre, la place centrale de l’élément humain et l’importance des « forces morales et de leurs effets ». La détermination et les pratiques des Russes et des Espagnols n’avaient-elles pas rompu l’élan de la guerre offensive de Napoléon ? N’avaient-elles pas compensé l’asymétrie des forces et rétabli leur équilibre relatif ?

Les observations de Clausewitz sont pourtant irrémédiablement teintées des interprétations qu’il donne des guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Il semble ainsi avoir été en partie dupe du mythe de la guerre révolutionnaire entretenu tout à la fois par les révolutionnaires, pour faire l’apologie de la ferveur républicaine, et par leurs opposants, qui en soulignent, au contraire, le fanatisme. Il surestime par exemple les ruptures entre les guerres de la fin de l’Ancien Régime et celles qu’il a vécues. L’on sait aujourd’hui que le passage de la guerre défensive à la guerre de conquête ne se fit pas avant le début du XIXe siècle. Les Républiques sœurs n’ont pas été annexées, mais organisées comme un glacis au régime transitoire, destiné à protéger la République jusqu’au règlement du conflit. Le Prussien exagère également la violence de la « guerre de masse ». Cette exagération lui permet de l’opposer à la guerre limitée des princes. L’on se repose aujourd’hui souvent sur cette fausse dichotomie pour faire de la « guerre de masse », le produit d’une radicalisation idéologique mené dans l’unique objectif d’anéantir l’ennemi. Cette idée est tout aussi critiquable que la réduction de la guerre du XVIIIe siècle à une « guerre en dentelle ». Nous avons vu plus tôt que l’économie de moyen au cœur était au cœur du système de guerre révolutionnaire et napoléonien. La levée en masse de 1793 est ainsi pensée comme un moyen extraordinaire plutôt que comme une solution définitive aux difficultés du recrutement. La montée aux extrêmes doit, elle-même, être nuancée, car le rapport de force continue d’être assujetti aux contraintes politiques, militaires ou sociales. Le Prussien reconnaissait lui-même que si la guerre était illimitée en essence, elle l’était en pratique par les ressources dont dispose l’État pour faire la guerre, la nature des relations qu’il entretient avec les autres, et par le droit des gens.

Clausewitz sous-estimait, au contraire les éléments de continuité entre les guerres du passé et celles qu’il a vécues. Or, l’armée napoléonienne est l’héritière des armées de la monarchie et de la Révolution. La pérennité des structures, des pratiques et des matériels tout comme des modèles opérationnels et stratégiques, ainsi que des valeurs martiales, fondées sur l’honneur et le bien commun, relativisent le caractère exceptionnel de la Grande Armée. Le système de guerre révolutionnaire et impériale fait la synthèse entre les faiblesses conjoncturelles de l’armée, les solutions pensées pour les dépasser et l’indispensable attention portée à la logistique et à la mobilité depuis la guerre de Sept Ans, au moins. Le fonctionnement de l’armée française dévoile également les imperfections de ce système. Les phénomènes d’insoumission, de désertion, tout comme les pratiques de contournement des obligations militaires, révèlent les nombreuses résistances aux transformations de l’appareil militaire, et notamment à l’instauration du service militaire en 1798. Les ratés de la conscription obligent d’ailleurs à recourir à nouveau au tirage au sort des soldats sur les listes de conscrits et à autoriser les remplacements, que la loi Jourdan-Delbrel avait pourtant abolis pour garantir l’égalité entre citoyens.

 

Selon vous, quelle bataille incarne mieux les changements de cette période (1757-1815), et pourquoi ?

Il est difficile de réduire une bataille au rang de modèle sans prendre le risque de déterminer arbitrairement un point de basculement entre des guerres considérées comme « traditionnelles » et d’autres comme « modernes ». Cet exercice pousse en outre à essentialiser des systèmes de guerres en privilégiant les ruptures au détriment des continuités. Sans nier les innovations des guerres de la Révolution et de l’Empire, abordées plus haut, les évolutions sont lentes et la part des héritages essentielle tant dans l’organisation de l’appareil militaire que dans la conduite des opérations. Napoléon considérait, par exemple, que l’artillerie scellait le sort des batailles. Or, les guerres de la Révolution et de l’Empire furent menées avec le système d’artillerie mis en place par Gribeauval en 1764. La faiblesse chronique de la marine française persista également, comme en témoigne le choix de la Convention de rétablir l’inscription maritime et la guerre de course en 1795, comme au temps de Louis XIV. Certains des éléments considérés comme caractéristiques des affrontements de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle sont par ailleurs présents depuis au moins la guerre de Sept Ans, voire la guerre de succession d’Autriche. Là, la capacité de projection, l’économie de moyens, le rôle des populations locales et des troupes auxiliaires, et la vision globale du conflit furent déterminants lors des conflits entre la France et l’Angleterre.

La guerre de Sept Ans, par exemple, voit s’affronter la coalition de la France, de l’Autriche et de la Russie, et l’Angleterre alliée à la Prusse. Les combats se déroulent en Europe, mais aussi dans les espaces coloniaux, principalement en Amérique du Nord et en Inde. La dispersion planétaire des théâtres d’opérations, les contraintes de la logistique et de la circulation sur mer nécessitent de fortes capacités d’anticipation et d’adaptabilité, ainsi que l’intégration de la gestion des ressources financières, humaines et militaires, et des facteurs géographiques, sociaux et politiques dans une économie globale du conflit. L’ampleur des engagements a ainsi fait apparaître les forces, mais aussi les faiblesses, des systèmes impériaux européens, tout comme le poids de la situation coloniale.

La réussite des opérations lointaines exige de combiner les ressources humaines et économiques avec la maîtrise des mers et la faculté de projeter ses forces au loin. Or, seuls de solides empires, appuyés sur des appareils militaires multiséculaires, et des flottes de guerre permanentes et organisées sont capables d’intervenir partout sur la planète. C’est le cas de la France et de l’Angleterre dont la marine peut s’appuyer sur de puissants vaisseaux de guerre, de robustes infrastructures portuaires (Brest, Toulon, Rochefort et France, et Portsmouth ou Plymouth en Angleterre) et sur un chapelet de bases navales, qui dessinent une géographie de la guerre sur mer. La force de l’Angleterre ne réside ainsi pas tant dans la supériorité de ses armes ou de sa tactique, mais sur le nombre de ses navires et de ses marins, ainsi que sur une administration dédiée et des financements publics pérennes ; sur des choix politiques donc qui ont fait de la Royal Navy la plus importante marine du monde et un instrument au service du politique. Elle peut intervenir partout dans le monde pour des opérations de transport de troupes et de ravitaillement, ou pour soutenir les forces terrestres et couper les lignes de communication ennemies.

L’extension du conflit, et l’articulation des opérations européennes et ultramarines imposent enfin l’économie des moyens. Pour l’emporter, il faut pouvoir répartir des ressources limitées sur les multiples théâtres d’affrontement. En Europe, Frédéric II mène une guerre caractérisée par la mobilité et la recherche de la décision. C’est elle qui fonda la réputation de l’armée prussienne. Outremer, les combats engagent des forces limitées dans des espaces encore mal maîtrisés. Dans ces conditions, l’art de commander, d’exploiter le terrain et de saisir les occasions prend toute son importance. L’aptitude à mobiliser les populations coloniales et les alliances indigènes, et à coordonner l’action de forces disparates y est un facteur essentiel. La politique de colonisation et la forme d’occupation de l’espace révèlent toutes leur importance. En Amérique du Nord, l’Angleterre peut s’appuyer sur 13 colonies rassemblant deux millions de colons, alors que la Nouvelle France réunit péniblement 60 000 habitants. Les milices et les alliés amérindiens en Amérique du Nord, comme les Cipayes en Inde, lui fournissent de nombreux combattants ainsi qu’une partie de l’approvisionnement nécessaire à l’armée. Si la colonie française dispose d’une milice et d’alliances avec les premières nations, elle dépend presque entièrement de la métropole pour sa défense et du commerce pour ses finances. Consciente de cela, l’Angleterre cible tant les forces navales de son adversaire, que les ports et les comptoirs qui constituent les points d’appui et d’approvisionnement de ses colonies. Elle s’en prend sans distinction aux vaisseaux de guerre, de commerce et de pêche, et retient captifs les marins comme les soldats. Elle porte donc de rudes coups à l’empire français, misant sur l’épuisement de la France pour lui imposer les conditions de la paix.

La liberté d’action de l’Angleterre s’appuie également sur son alliance avec la Prusse qui maintient la pression sur la France en Europe. Ses victoires terrestres, à Rossbach (1757) et Minden (1759) notamment, lui permettent d’accentuer l’effort dans les colonies alors que la France s’épuise sur de multiples fronts. La concentration des forces françaises en Allemagne, le blocus anglais des ports français et les victoires navales de Brest, Quiberon et Lagos, font chuter les revenus du commerce, entravent les communications avec les colonies et privent Montcalm, au Canada, de renforts. En 1758, l’Angleterre s’était saisie des comptoirs de Gorée et Saint-Louis en Afrique de l’Ouest. L’année suivante, elle s’empare de Québec et de la Guadeloupe. Montréal tombe l’année d’après, puis c’est au tour de Pondichéry en 1761 et de la Martinique en 1762. Considérée comme une priorité stratégique en France depuis le ministériat de Richelieu, la maîtrise de la mer est devenue une condition de la domination mondiale dans le contexte des empires globalisés du xviiie siècle.

Les moyens nécessaires à cette guerre ne purent être réunis qu’aux prix d’effort économiques et humains considérables. La justification des choix politiques et l’adhésion de la population au projet militaire étaient donc impératives. Depuis les guerres de Louis XIV en effet, les gazettes et les pamphlets ont contribué à sensibiliser les peuples aux transgressions, nombreuses dans la guerre, des normes morales. Cela donne une importance nouvelle à la propagande pour politiser le peuple et mobiliser l’opinion publique. Si le sac du Palatinat en 1689 avait uni l’Europe entière contre la France et son roi incendiaire, les libertés prises avec le droit des gens, le sort réservé aux prisonniers de guerre et aux populations déportées durant la guerre de Sept Ans fondent l’image de l’inhumanité anglaise. C’est elle que l’on retrouve dans la presse française des guerres de la Révolution et de l’Empire, utilisée comme un aiguillon pour convaincre les soldats et la population du bien-fondé de leur sacrifice.

 

Vous l’avez dit, l’armée française a réuni des effectifs considérables au cours des guerres révolutionnaires et napoléoniennes (1792-1815) ? Qui étaient ces soldats ?

Lors des guerres de la Révolution et de l’Empire, il est coutume de dire que la guerre devient l’affaire du peuple. Cette affirmation se justifie non seulement au regard de la croissance des effectifs militaires qui modifient la composition sociale des armées, mais encore de la transformation du statut des soldats.

À la fin de l’Ancien Régime, l’armée monarchique se compose de soldats professionnels, français et étrangers, et de miliciens levés par tirage au sort dans les paroisses pour compléter les forces armées. Dès 1791, au nom de la liberté et pour attacher l’armée aux idéaux révolutionnaires, l’Assemblée nationale abolit la milice considérée comme une effroyable tyrannie, et incorpore les corps étrangers. La défense de la Révolution et de la « patrie en danger » rend cependant essentiel le recours aux troupes étrangères, au volontariat patriotique en 1791 et 1792, puis aux réquisitions de la « levée en masse » (23 février 1793). Cette mesure transitoire, destinée à disparaître avec le retour de la paix, ne rompt avec le refus de l’obligation militaire, honnie du peuple et crainte du politique, qu’en vertu de l’urgente nécessité. Elle introduit néanmoins l’idée d’une participation citoyenne à la défense nationale, fondement de la loi Jourdan-Delbrel qui instaure en 1798 la conscription. Cette loi n’abolit pas le volontariat et nourrit, avec lui, la première Grande Armée (1804-1808). Celle-ci conserve ainsi un fort caractère « national et républicain », bien que les corps étrangers n’en aient pas été absents. Ces derniers constituent d’ailleurs une part substantielle de la seconde Grande Armée, levée en 1811 pour la campagne de Russie. Les contingents étrangers, issus d’une vingtaine de nations de l’Europe napoléonienne, représentent alors de 45 % à 60 % de ses effectifs.

L’ouverture du recrutement permit une augmentation sans précédent des effectifs, qui doit cependant être nuancée à la fois pas les phénomènes de résistance, la croissance démographique de la France et l’extension de son influence en Europe. Après la levée en masse, les effectifs de l’armée révolutionnaire atteignent en effet 700 000 hommes, avant de se stabiliser entre 380 000 et 480 000 vers 1798, puis de remonter jusqu’à 700 000 en 1812. Cette ouverture modifie également la composition sociale des troupes, plus représentative désormais des catégories populaires. En 1791, les bataillons de volontaires recrutés parmi les gardes nationaux sont composés à 80 % de jeunes de moins de 25 ans, et à 85 % d’urbains. L’extension de l’enrôlement l’année suivante au-delà de la garde-nationale renverse cette proportion. Les ruraux représentent alors 70 % des effectifs. La levée en masse et la loi Jourdan-Delbrel concernent tous les jeunes de moins de 25 ans (18 à 25 ans pour la première, 20 à 25 ans pour la conscription) et renforcent la jeunesse de l’armée à l’orée du xixe siècle. Les recrues y côtoient les soldats expérimentés de la Grande Armée, les grognards.

Les armées révolutionnaires et impériales eurent donc à réaliser une synthèse entre soldats professionnels, volontaires et conscrits, entre soldats chevronnés et inexpérimentés et entre soldats français et étrangers. Le défi était tout autant d’ordre logistique – il faut les nourrir et les équiper – et opérationnelles – il faut les déplacer et les faire combattre ensemble –, que politique – il faut leur donner une motivation commune. Ce fut le rôle de la loi sur l’amalgame (21 février 1793) qui réunit au sein d’une même unité, la demi-brigade, les militaires de métier et les requis sans considération pour leur origine. L’amour de la patrie, disparate chez des jeunes d’horizon social et géographique divers, et l’adhésion aux idéaux républicains furent érigés en piliers de la cohésion de ces troupes disparates. Comme il n’était pas possible de faire des citoyens des soldats, la révolution fit des soldats des citoyens en « républicanisant » l’armée. L’instauration de l’égalité, pour l’accès aux charges militaires par exemple, du droit d’élire une partie des officiers, de se marier et d’être jugé dans le cadre d’une justice collégiale, témoigne de l’introduction des principes républicains dans l’appareil militaire. La République reconnaissait ainsi le statut de sujet de droit du soldat et le soustrayait à l’arbitraire des officiers. Dans la grande armée, l’attachement à la République fut progressivement remplacé par celui à la patrie, à l’empire et à l’empereur.

 

Vous parliez de l’importance nouvelle du peuple. À ce titre, n’a-t-on pas tendance à penser un peu rapidement que la frontière entre soldats et civils tombe lors de la Seconde Guerre mondiale ? Quelle place ont les civils dans les guerres des XVIIIe et XIXe siècles ?

La distinction du soldat du civil est un enjeu immense aujourd’hui. Elle détermine, en effet, la reconnaissance du statut des militaires, fondé sur des droits – ceux d’exercer la violence dans le cadre de leur fonction ou de bénéficier du statut de prisonnier de guerre par exemple – et des devoirs – ceux de respecter les ordres, les lois et les coutumes de la guerre –, mais aussi sur un risque, celui d’être blessé ou tué. Cette distinction définit également en négatif les droits et les devoirs des civils. Leur inaction dans les combats les garantit, eux et leurs biens, de la violence, en théorie du moins.

La réalité est cependant bien plus complexe, car aujourd’hui comme par le passé, les populations civiles participent à divers degrés et de façons multiples à l’effort de guerre, voire au combat. Cela peut aller du soutien politique ou économique, à la prise d’armes individuelles, en passant par la fabrication d’armes ou la fourniture de denrées. Le droit contemporain des conflits armés tente de circonscrire cette complexité en distinguant non pas les civils des militaires, mais les combattants des non-combattants. La Seconde Guerre mondiale et les guerres de décolonisation représentent une étape importante dans cette évolution. L’ampleur des exactions et des dévastations contre les civils, ainsi que le caractère asymétrique des conflits menés par les combattants de l’ombre – combattants de la liberté pour les uns, terroriste pour les autres – l’ont rendue d’autant plus nécessaire que la confusion entre civil et combattant était devenue une arme de guerre. La convention de Genève de 1949 et le protocole additionnel de 1977 définissent ainsi les forces armées comme l’ensemble des membres des forces armées régulières – combattants et non combattants – et des unités armées irrégulières (milices et autres corps de volontaires, et de résistance) à certaines conditions comme d’avoir à leur tête un responsable, d’afficher un signe distinctif, de porter ouvertement les armes ou encore de se conformer aux lois et coutumes de la guerre. Les ambiguïtés restent cependant nombreuses et la diversité demeure la règle dans la définition du statut des groupes irréguliers, notamment les groupes armés non étatiques, qui ne respecteraient pas l’une de ces quatre conditions ; ce qui est aujourd’hui bien souvent le cas dans les conflits asymétriques et de basse intensité qui ont éclaté depuis une cinquantaine d’années.

Les efforts pour distinguer les civils des soldats s’enracinent cependant profondément dans l’histoire. Bien souvent, l’on en trouve les origines dans le traité d’Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix publié en 1625. Pour le juriste hollandais, il était sinon juste, du moins charitable d’épargner les « innocents », c’est-à-dire les femmes, les enfants, les gens d’Église et les hommes qui ne prennent pas les armes ; ceux que nous appelons aujourd’hui les non-combattants. Sans remonter jusqu’à l’Antiquité et à la tradition biblique ou cicéronienne, la distinction entre combattants et « innocents » est cependant déjà formulée depuis le Moyen Âge. On la trouve chez des canonistes et des théologiens comme Augustin d’Hippone, Isidore de Séville, Gratien et Thomas d’Aquin. Les préceptes chrétiens y nuancent le droit des vainqueurs et le principe des immunités y apparaît lentement. La différence entre soldats et innocents est réaffirmée avec force au XVIe siècle par des théoriciens du droit de la guerre espagnols, comme Francisco de Vitoria et Franscico Suarez, ou encore l’Italien entré au service d’Elizabeth d’Angleterre, Alberico Gentili, pour ne citer que les plus étudiés. La guerre étant regardée comme un moyen de réparer ou de punir une violation du droit, l’on considérait alors juste que cette réparation s’exerce uniquement contre les coupables et qu’elle épargne donc les innocents.

Tous soulignaient déjà cependant l’incapacité essentielle de la dichotomie entre civil et soldat, défini par Philippe de Commynes dès 1475 comme un « homme de guerre au service d’un prince ou d’un État, qui lui paie une solde », ou entre coupable et innocent à embrasser la réalité des conflits. La coutume et le droit de la guerre reconnaissaient en effet de nombreuses exceptions, à l’occasion desquelles la frontière s’estompait, notamment quand le sort de la guerre était en jeu. Gentili rappelait ainsi qu’il était permis d’exécuter, de spolier ou de prendre en otage des civils pour priver l’ennemi d’armes, de richesses ou de provisions, mais aussi pour l’intimider, se rembourser des dommages subis ou pour défendre la paix et le bien public. La limite avec les gens de guerre s’efface encore lors des sièges de villes, dans lesquels les populations participent bien souvent à la surveillance, à la défense et à la reconstruction des enceintes urbaines. Il est alors considéré juste qu’elles partagent le sort des soldats lorsque leur cité est prise par la force et livrée au pillage pendant trois jours. Tout ce qui est licite n’est cependant pas approuvé ; il faut distinguer le bien du juste.

Le cas des guerres civiles pose, quant à lui, le problème spécifique de la reconnaissance du statut des adversaires. N’agissant pas au service d’un État dans le cadre réglé de la guerre, il convient théoriquement de les traiter en rebelles dans le cadre du droit criminel plutôt que du droit de la guerre. Point de guerre donc contre les pirates et les séditieux, dont le sort dépend du bon vouloir de leur vainqueur à les reconnaître comme des civils ou comme des soldats. Cela donne aux lettres de marque toute leur importance. En traçant la frontière entre course et piraterie, elles délimitent aussi bien souvent celle entre la vie et la mort. La confusion entre civils et militaires est enfin entretenue au sein même des armées de l’époque moderne. Elles se composent en effet non seulement des troupes réglées, mais encore de nombreux volontaires qui suivent l’armée et participent aux combats dans l’espoir de faire du butin ou d’être enrôlés lorsqu’une place se libérera. Si leur part se réduit à mesure que l’encadrement des appareils militaires devient plus rigoureux, les levées en masse des guerres de la Révolution et le choix d’une armée nationale plutôt que d’une armée de métier alimentent une nouvelle confusion entre le soldat et le citoyen.

 

En tant qu’historien de l’époque moderne, comment observez-vous les conflits du XXIe siècle ?

L’on a coutume de dire qu’il faut savoir tirer des leçons de l’histoire. Les guerres de l’époque moderne auraient-elles donc quelques choses à nous apprendre des conflits contemporains ? Si la question est légitime, l’exercice n’est pas sans risque. En le réalisant, il faut se garder en effet de l’anachronisme et de l’amalgame. L’anachronisme consiste lire le passé au prisme du présent ; d’essayer donc pas exemple d’interpréter les logiques des systèmes de guerre moderne, révolutionnaire et impérial avec notre expérience des conflits mondiaux du XXe siècle ; de lire le discours révolutionnaire qui attise la ferveur patriotique du peuple et l’appel à la destruction de l’ennemi à la lumière des idéologies fascistes et des massacres qui caractérisent les guerres totales du XXe siècle. L’amalgame, lui, consisterait à réunir, sans préoccupation pour la contextualisation – les spécificités de chaque période historique ou de chaque conflit – des éléments d’interprétation disparates pour donner une lecture essentialiste de la guerre ; développer une lecture allégorique de l’histoire en somme qui aurait quelque chose à nous apprendre. Et pourtant, notre interprétation du passé est toujours et inévitablement liée à notre rapport au présent, notre expérience et notre sensibilité à l’actualité.

Le premier travail de l’historien en général, et de l’historien de la guerre en particulier, est d’étudier les faits pour comprendre les sociétés du passé. Contrairement à ce que l’on entend souvent, ce travail n’est ni vain, ni sans intérêt pour nos contemporains, à la condition toutefois de chercher dans le passé des éléments pour comprendre le présent et, peut-être, guider nos décisions, plutôt qu’une somme de règles et de principes universels d’action. L’histoire doit apporter une meilleure compréhension du monde dans lequel nous vivons, de la diversité des cultures et des pratiques qui y subsistent malgré la mondialisation et la globalisation. Comment comprendre les tensions actuelles du monde musulman sans revenir à la querelle de succession qui divisa chiites et sunnites à la mort de Mahomet en 632, à la rivalité entre les empires ottomans et safavide née à l’aube du XVIe siècle, ou à la colonisation et à la décolonisation du proche et du Moyen-Orient aux XIXe et XXe siècles. L’histoire permet également de saisir l’évolution des représentations de la guerre, des pratiques martiales et la genèse d’un droit des conflits armés. C’est par exemple le cas du glissement de l’idée de guerre juste à celle de guerre justifier, de l’élaboration d’un statut de la captivité militaire, ou de la résilience de pratiques comme celle du viol de guerre.

C’est dans ce sens que l’histoire peut être utile. Non, comme un moyen d’observer de manière téléologique un quelconque chemin parcouru et celui qui resterait à faire pour maîtriser la guerre ou la rendre hors la loi, ce qui est bien entendu une aspiration légitime, mais comme celui de prendre conscience de la variété dans le temps et dans l’espace du rapport des sociétés au fait guerrier. Découvrir comment et pourquoi certaines pratiques guerrières sont acceptées, voire acceptables, ou, au contraire, condamnées. Comprendre les motifs et les enjeux de la régulation de la violence guerrière, mais aussi les contraintes conjoncturelles et structurelles qui pèsent sur les autorités politiques auxquelles revient son encadrement.

 

* L’interviewé : Benjamin Deruelle est Professeur d’histoire moderne à l’Université du Québec à Montréal et chercheur à l’Institut de Recherches Historiques du Septentrion (IRHIS UMR 8529 – CNRS-Université de Lille). Ses travaux portent sur l’histoire de l’État, de la guerre et des élites, ainsi que sur la culture et les pratiques guerrières de la fin du Moyen Âge jusqu’à de l’époque moderne. Il est notamment l’auteur de De papier, de fer et de sang : chevaliers et chevalerie à l’épreuve de la modernité (ca. 1460 – ca. 1620) (2015), des chapitres sur la première modernité de L’histoire militaire de la France (2018) et a contribué à l’histoire globale de la guerre, Mondes en guerre (2019). Il codirige la série consacrée à la Construction du militaire et la collection Guerre et paix des Éditions de la Sorbonne.

 

Bibliographie: 

- Carl von Clausewitz, De la guerre, éd. de Gérard Chaliand, trad. de Laurent Murawiec, Paris, Perrin, 1999.

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- Nathalie Duclos et David Garibay (dir.), L’adieu aux armes ? : parcours d’anciens combattants, Paris, Karthala, 2010.