Des contributions claires et précises sur l’importance, pour de nombreux penseurs modernes et contemporains, du judaïsme et du christianisme dans la philosophie.

Ce livre se compose de notices classées chronologiquement, en fonction de la date de naissance de l’auteur, et rédigées par des spécialistes d’auteurs majeurs de la pensée moderne. Les penseurs présents dans cet ouvrage sont massivement philosophes (Simone Weil, Léo Strauss, Walter Benjamin, Hannah Arendt, Emmanuel Levinas, etc.), mais ils peuvent aussi être historiens (Jules Isaac, Léon Poliakov), théologiens (Romano Guardini, Henri de Lubac) ou penseurs du judaïsme (André Neher, Gershom Scholem). Au travers les analyses de leurs œuvres, on prend conscience de l’importance qu’y revêtent les religions, dans une perspective non seulement existentielle ou morale, mais également sociale et politique.

Cette perspective s’inscrit elle-même dans l’histoire de l’époque qui fut la leur : entre assimilation et dissimilation, Shoah, sionisme et création de l’État d’Israël, sécularisation et privatisation du sentiment religieux et de la pratique religieuse. De fait, l’un des objectifs de l’ouvrage, dont Philippe Capelle-Dumont et Danielle Cohen-Levinas s’expliquent en introduction, est de fournir matière à réflexion sur les liens entre juifs et chrétiens au cours de cette époque, marquée, entre autres, par le décret Nostra Aetate de Vatican II en 1967 et ses conséquences.

A cette fin, ils compilent ainsi un certain nombre de synthèses, plus ou moins brèves, mais claires et aussi complètes que faire se peut, auxquelles s’ajoutent quelques extraits de textes et une bibliographie raisonnée. Malgré leur longueur réduite, ces textes ne dissimulent ni la complexité, ni l’ambiguïté de certaines positions : ainsi Ph. Capelle-Dumont évoque l’« absence spéciale de la textualité hébraïque » chez Heidegger, prenant ainsi position dans le débat actuel houleux à propos de l’hostilité de Heidegger au judaïsme, et Paula Lorelle s’appuie sur le fonds Michel Henry pour corroborer ses analyses.

Quels christianismes et quels judaïsmes ?

Le grand intérêt de ce livre est de montrer l’importance de ses religions pour certains philosophes et penseurs du XXe au XXIe siècle. Si on sait que la philosophie et les religions monothéistes furent inextricablement liées au Moyen-Âge, avant que la philosophie n’en vienne à prendre son autonomie à l’égard de la foi et de la révélation, cet ouvrage montre de façon claire et précise ce qui dans le christianisme et dans le judaïsme a pu nourrir les pensées de grands philosophes européens.

Certes, les philosophes américains et issus de la tradition analytique sont absents, mais c’est parce que, dans cette tradition, la réflexion porte davantage sur la question la croyance en l’existence de Dieu en tant que telle – d’un Dieu désolidarisé d’une religion déterminée, et des raisons qui justifieraient ou légitimeraient une telle croyance – que sur la notion de révélation. Au contraire, cet ouvrage entend faire voir comment différents philosophes ont pu s’appuyer sur une dimension ou un courant du christianisme (le catholicisme est le courant chrétien le plus représenté, mais l’orthodoxie est présente avec Chestov et le protestantisme avec Ricoeur) ou du judaïsme ; ou encore, comment ces philosophes ont pu s’appuyer sur le lien entre judaïsme et christianisme (continuité, rupture, opposition ?).

En effet, tous ne renvoient pas à la même pratique ou à la même conception du judaïsme quand ils le nomment ou l’évoquent. En effet, la pensée de Martin Buber avait un intérêt particulier pour le hassidisme, tandis que Scholem dirige ses recherches sur la tradition mystique, et que le judaïsme a une place fondamentale chez Hermann Cohen. Chez ce dernier, c’est bien la religion judaïque qui permet seule d’attribuer à autrui une conception qui n’en fait « ni le prochain, ni l’alter ego, ni l’autre sujet de la morale et du droit ». Cette perspective vient de la lecture d’Ézéchiel, chez qui la souffrance indue « souligne la nécessité de la pitié pour l’indigent ».

Il est également intéressant de voir que certains penseurs ne conceptualisent que la religion à laquelle ils revendiquent d’appartenir, tandis que d’autres prennent pour objet d’analyse une religion qui n’est pas la leur, pour l’étudier en tant que telle, ou pour penser le rapport qu’elle entretient avec d’autres religions. Ainsi Blanchot, nullement juif, réfléchit à la proximité de l’expérience littéraire et de l’expérience juive, comme le montre Jérôme de Gramont, tandis que Rosenzweig s’intéresse aussi bien au christianisme qu’au judaïsme, pour évoquer leurs points communs et leurs ressemblances.

Stéphane Mosès distingue deux voies par laquelle la pensée juive, philosophique ou non, se rapporte à la tradition. Il analyse d’une part ce qu’il appelle la « modernité normative » d’un Levinas ou d’un Scholem, qui croient à fécondité actuelle du texte biblique, et d’autre part la « modernité critique » d’un Kafka ou de Benjamin qui, eux, n’y croient. Ces deux tendances traversent la trajectoire de la pensée juive moderne.

Jankélévitch, comme le montre Pierre-Alban Guinfolleau, ne met pas le christianisme et le judaïsme sur le même plan : la patristique fournit les « ressources conceptuelles » pour exposer les dispositions morales de l’homme, alors que le judaïsme se situe plus sur le versant politique de sa philosophie.

Du judaïsme ou christianisme : continuité ou rupture ?

Les liens entre judaïsme et christianisme sont également l’un des enjeux du livre. Certains penseurs considèrent le christianisme comme indissociable du judaïsme, par exemple parce que ce dernier serait indispensable pour tenter de comprendre qui était Jésus : c’est par exemple l’hypothèse de Romano Guardini dans Le Seigneur, contre l’interprétation développée par les chrétiens allemands affiliés au régime nazi (ce qui explique sans doute au moins en partie la suppression de sa chaire à Berlin). D’autres auteurs, comme Jacques Maritain, considèrent que le mystère d’Israël donne au chrétien à penser quelque chose comme une analogie entre la Synagogue et l’Église, toutes deux destinataires de miracles de Dieu, quoique différemment.

D’autres encore insistent sur la particularité d’une des deux religions, voire leur radicale et irréductible différence qui « interdit tout rapprochement entre ces deux économies religieuses » (B. Bourdin, à propos de Yeshayahou Leibowitz). C’est, par exemple, le cas d’André Neher, qui restitue les thèmes du judaïsme à une essence juive, proprement biblique à l’encontre d’une « tradition judéo-chrétienne », ou de Jean-Luc Marion, qui voit dans la Trinité chrétienne l’idéal de la manière dont Dieu se donne comme amour, c’est-à-dire, d’une certaine façon, dont Dieu échappe à la catégorie de l’être pour celles de l’amour et de l’appel.

Il y a également des penseurs qui allient christianisme et judaïsme en leur attribuant une caractéristique commune. C’est par exemple le cas d’Ernst Bloch, qui associe les religions juive et chrétienne en ce qu’elles seraient intrinsèquement des religions de la libération. C’est ce qu’il montre en les lisant à partir de leur perspective apocalyptique mosaïque (Moïse libère les Hébreux d’Égypte, et un nouveau Moïse viendra encore les libérer) et eschatologique (Jésus est « tout eschatologie de fond en comble : tout comme son amour, sa morale ne peut se comprendre qu’en référence au Royaume »), comme l’établit Jean Greisch.

C’est également le cas de Jean-Luc Nancy, qui associe judaïsme et christianisme en ce qu’ils défendent le monothéisme, compris non pas comme une réduction du nombre des dieux dans le polythéisme (ce que pourrait évoquer le préfixe mono), mais comme ce dont l’essence est « l’évanouissement de la présence, de cette présence que sont les dieux des mythologies ». Ainsi, la mythologie penserait les dieux présents parmi les hommes, tandis que le monothéisme figurerait un Dieu absent, dans le christianisme et dans le judaïsme, même si, bien évidemment, ces deux religions sont leur particularité et leurs différences (y compris relativement au monothéisme qu’elles incarnent).

Prégnance et imprégnation de la religion dans la pensée contemporaine

A la lecture de ces notices concises, on prend conscience que même pour des auteurs qu’on ne classerait pas dans la catégorie des philosophes de la religion, partir de la conception qu’un penseur se fait de la religion ou d’une religion déterminée peut se révéler une clé de lecture particulièrement importante pour présenter la structure de sa pensée.

Ainsi Carole Maigné montre qu’Ernst Cassirer voit le judaïsme comme le « passage de la responsabilité collective au primat de responsabilité universelle », alors que le « mythe politique moderne est précisément dans la destruction de la possibilité individuelle dans le collectif », d’où l’obsession de la destruction des juifs par les nazis. L’importance du judaïsme pour Cassirer, particulièrement dans son ouvrage posthume Le Mythe de l’Etat, vient de ce qu’à partir de lui, l’homme doit toujours faire sienne l’injonction kantienne à rester « majeur », en particulier à l’encontre du concept hégélien d’État « qui a migré de son ancrage romantique et dialectique en un principe a-éthique, porteur de l’histoire du monde tel qu’il est et non plus tel qu’il doit être ».

De même, la façon dont Karl Löwith réfléchit sur la religion lui permet de rendre compte, par le biais de la sécularisation du monde, de la façon dont est perçue l’histoire dans les temps modernes, c’est-à-dire comme l’écrit Jean-Claude Monod, comme le « passage de l’attente eschatologique en un salut ''supra-mondain" à des formes modernes d’attentes de "saluts collectifs intra-mondains", de réalisation "dans ce monde" d’une "fin de l’Histoire" ». Pour Löwith, progressivement, selon la formule de Monod, « "l’avenir du monde" a pris la place du "monde à venir" comme pôle de sens et d’orientation des consciences dans le temps ».

Ainsi, dans ce recueil de notices, appelé à devenir classique, est gagné le pari évoqué, en introduction, de « montrer, de l’intérieur même des textes philosophiques, comment la tension entre judaïsme et christianisme aura permis d’explorer les seuils de la tradition philosophique elle-même, voire ses limites et ses failles ».