Alain Policar présente dans cet entretien son dernier ouvrage, « L’inquiétante familiarité de la race. Décolonialisme, intersectionnalité et universalisme » (2020).

Dans son dernier livre, Alain Policar s’inquiète de ce qu’il nomme « l’extension du domaine de la race », autrement dit de la volonté de certains auteurs, pour la plupart appartenant au courant décolonial, de donner une nouvelle légitimité au concept de race en tant que donnée de la génétique. La recherche de l’ascendance biogéographique, laquelle correspond au besoin de connaître ses racines, participe de l’exaltation des identités dont Amin Maalouf a montré qu’elles ne pouvaient être que meurtrières.

Il s’agit dès lors de dessiner les contours d’une voie médiane entre l’essentialisme identitaire et l’universalisme de surplomb, fondée sur le projet cosmopolitique analysé comme la figure contemporaine d’une justice globale.

 

Nonfiction : D’où vient ce regain d’intérêt pour la « race » dans le champ « antiraciste » ? Quelle est la généalogie de cette résurgence paradoxale et qu’est-ce qui en fait l’intérêt pour ses promoteurs ?

Alain Policar : C’est très précisément la question à l’origine de cet ouvrage. Alors que, depuis la première déclaration de l’Unesco (1950), l’on s’accordait pour affirmer que l’idée de « race » appliquée à l’espèce humaine est une appellation erronée, laquelle résultait d’une confusion entre facteurs génétiques et facteurs culturels, on a remobilisé le paradigme biologique dans une perspective antiraciste. Si, dans le champ de la médecine, certaines maladies sont racialisées (diabète type 2, drépanocytose, cancer et même schizophrénie), c’est afin de mieux les soigner. Le titre du livre de Catherine Bliss exprime clairement cette orientation : Race Decoded: The Genomic Fight for Social Justice (2012). On a ainsi pu parler d’un racialisme antiraciste et lui reprocher de procéder, comme le racisme qu’il est supposé combattre, à l’essentialisation de catégories aux limites floues.

Ce reproche n’est pas sans pertinence : il y a là une dimension tragique dans la mesure où les victimes du racisme corroborent, par le recours à des généalogies incertaines, ce qui constitue la marque même de la démarche raciste : la recherche d’une trace indélébile dans le sang de celui que l’on veut exclure.

On peut néanmoins voir dans cette démarche une volonté de retourner le stigmate : nous sommes assignés à une identité raciale, emparons-nous de celle-ci pour nommer les discriminations que nous subissons. On peut interpréter dans cette perspective la volonté de recourir à des statistiques ethniques. Mais ceux qui s’y opposent considèrent que nous n’en avons pas besoin pour connaître la réalité de ces discriminations (en France l’enquête Trajectoires et origines de l’Ined est jugée suffisante) et que l’on risque ainsi de créer des catégories arbitraires (même si ces catégories seraient, selon les partisans du recours aux statistiques ethniques, fondées sur l’auto-désignation).

 

Pourquoi l’utilisation de l’idée de « race » pour désigner des réalités sociales fortes doit-elle nous inquiéter ? Parce qu’elle favoriserait la résurgence d’un racisme biologique, ou parce qu’elle impose du dehors un destin à ceux qu’elle prétend catégoriser ?

Dans l’utilisation du mot, il faut, je crois, distinguer le singulier du pluriel. Parler de races, c’est évidemment mettre en question l’unité du genre humain et, dès lors, défendre l’idée d’une hiérarchisation. En revanche, on doit considérer la race, au même titre que le genre, comme un domaine d’étude. Il est donc aisé de distinguer la race du praticien des sciences sociales des races du raciste. Ceci précisé, vous avez raison d’énoncer ce qui, dans l’usage du vocabulaire de la race, inquiète certains auteurs : se désigner comme racisé reviendrait à accepter le destin que nous assigne un élément de notre identité. Ce serait ainsi réduire la pluralité de nos appartenances à une seule, que l’on est fondé à juger superficielle. C’est pourquoi, à la suite de Pierre Guenancia, je pense qu’il conviendrait plutôt de dire non qu’un individu appartient à une communauté, par essence ou originairement, mais de décrire la communauté comme ce qui appartient à l’individu, c’est-à-dire comme une idée ou une réalité qui ne peut avoir de sens et même d’existence que par l’acte de la choisir et de la faire sienne. Donc penser en termes de volonté et non d’origine. Le raisonnement est le suivant : il nous est permis d’être de couleur noire comme d’autres sont de couleur blanche sans que ce détail nous qualifie essentiellement en tant que personne. Transformer ce caractère naturel en « négritude » ou, comme on l’entend de plus en plus souvent, en blanchité ou blanchitude, et faire de celle-ci la trame même de notre existence personnelle aboutit à se dépouiller de sa singularité.

Ceci précisé, si l’objectif de déracialisation passe par la déconstruction des classifications habituelles, il ne peut être atteint par le principe de colorblindness, lequel appartient au registre de l’« universalisme » de surplomb. Cet axiome d’anonymat, pour utiliser l’expression de Glenn Loury, néglige le poids de l’histoire et d’un ordre politico-juridique au sein duquel les inégalités sont naturalisées. La « race » reste un principe de vision et de division du monde social : l’ignorer, c’est consentir à la perpétuation des injustices. Et, même si l’on aurait pu souhaiter, comme K. A. Appiah, que le mot disparaisse du vocabulaire (éliminativisme sémantique), il est difficile de ne pas reconnaître des identités raciales, toujours fluctuantes et accidentelles, en tant que produit de l’assignation subie. Il est dès lors crucial de se pencher sur la façon dont les gens pensent en matière de race : « On peut avoir besoin de comprendre ce qui se dit de la “sorcellerie” dans une culture qui possède un tel concept […] que l’on croie ou non à la réalité des sorciers »   . Dans cette perspective, l’étiquette raciale produit des effets sociaux et psychologiques qui influencent fortement le destin individuel. Appiah parle ainsi de l’identification pour désigner le processus « par lequel l’individu construit ses projets, conduit sa vie et élabore sa conception du bien en se référant aux étiquettes et identités à sa disposition »   . C’est de cette façon que s’opère ce que Ian Hacking nomme « la fabrication des gens » : « De nombreuses sortes d’êtres et d’actes humains font leur apparition dans le mouvement même où s’inventent les catégories par lesquelles on les désigne »   .

 

D’après vous, comment peut-on concilier le besoin de mieux connaître la réalité des discriminations, et le projet émancipateur de ne pas assigner aux individus des identités d’origine ?

Si l’on adhère à un projet émancipateur qui n’assignerait pas les individus à leurs origines, il me semble que le cosmopolitisme, au moins moral, représente la direction à suivre. Car il doit être compris comme un principe de désappropriation par rapport aux communautés effectives, et, donc, notre appartenance comme l’une des appartenances possibles. C’est cet acte de représentation qui nous autorise à relativiser nos propres allégeances. L’accès à un monde commun présuppose la mise entre parenthèses des mondes particuliers (professionnel, culturel, religieux, etc.) dans lesquels nous évoluons. Mais la construction de ce monde commun implique également des mesures concrètes. La première d’entre elles est que chaque être humain bénéficie de droits politiques au sein d’une communauté politique, sauf à renier le principe de l’égalité morale. C’est l’existence d’un monde profondément inégalitaire qui suggère l’existence de devoirs politiques de justice non limités aux concitoyens et la reconnaissance d’institutions créatrices de lois et d’obligations au-delà des frontières nationales. Dès lors, les devoirs politiques naissent de certains faits du monde, en particulier ceux créés par les interactions économiques et les mouvements de populations.

L’humanité peut donc être invoquée pour justifier des droits égaux pour tous. Elle est ce que les hommes ont en commun, mais ce commun ne doit pas être interprété en termes d’appartenance : « L’individu humain n’appartient pas à l’humanité comme il appartient à une famille, une tribu, une caste ou un État-nation. Il a l’humanité en partage avec tous les êtres de son espèce, ce qui est tout autre chose »   .