Barbara Cassin et Danièle Wozny rendent compte de l'expérience des Maisons de la sagesse-Traduire, qui accompagnent l'accueil de personnes issues de langues et de cultures différentes.

Au départ, il y a un projet. Une philosophe, une spécialiste du patrimoine, une administratrice qui connaît les institutions et un trésorier-écrivain souhaitent réinventer les Maisons de sagesse. « Les Maisons de la sagesse n’ont ni portes ni fenêtres ». Ce sont des abris où circulent dans la réciprocité et l’hospitalité les traductions. « Nous stationnons entre et avec »   les mots de l’administration, de la santé, de la ville, « qui nous permettent d’appréhender sur quel socle repose ce qui va pour nous de soi »   . Ce ne sont pas des espaces mais des mises en relation. Par les réseaux de lieux et d’actions qu’elles provoquent, ce sont des dispositifs, au sens que Michel Foucault donne à ce terme : « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des positions philosophiques… »   .

Le livre Les Maisons de la sagesse-Traduire de Barbara Cassin et Danièle Wozny appartient à ce dispositif, qui se fonde sur la conviction que la traduction permet de dépasser les incompréhensions entre les cultures : « La traduction est par excellence un savoir-faire avec les différences, un moyen de comprendre qu’on ne comprend pas, et donc de commencer à comprendre ce qu’on ne comprend pas »   . L'ouvrage rassemble autour de lui et en son sein des chercheurs, des ONG, des institutions, des artistes, des associations refusant « l’inacceptable », comme le disait Edouard Glissant, et en appellent à un droit et un devoir d’intervention dépassant de ce fait la sentimentalité de l’indignation.

L'incompréhension des questions migratoires rend urgent d'être « en prise sur la chancelante équivocité du monde », comme l'écrivait Hannah Arendt, afin de prendre en compte la traduction dans les règles d'accueil.

 

Au commencement est Babel

L’histoire commence avec les « intraduisibles », ce qui fait obstacle à un véritable dialogue entre les cultures du fait de la diversité des langues et le difficile passage de l’une à l’autre. « Il est urgent d’écrire entre et avec les langues » écrivent les auteures. Non pas un acte mécanique de transfert d’une langue vers une autre, mais un séjour « entre les langues », avec le souci de l’élaboration d’un universel où le « nous » est en « perpétuelle redéfinition » sans être surplombant. Comment traduire en effet ce qui n’a pas d’équivalent d’une langue à l’autre ? Il faut trouver un passage qui ne dissolve pas ces mondes que sont les langues, se faire hospitalier pour éviter rejet et peur. Construire un « nous » qui protège aussi bien des dérives du relativisme que d’un universalisme dévorant.

L’expérience a déjà eu lieu. C’est en 832 de l’ère commune, que le calife abbasside al-Ma’mũn qui régna de 813 à 833 à Bagdad, créa ce lieu de « convivance », terme forgé à partir de cohabitation et convivialité, qu’est la Maison de la sagesse, la Bayt al-hikma. Succédant à la dynastie des Omeyyades, le nouveau calife change symboliquement de capitale. On passe de la place fortifiée qu’était Damas à « la ville ouverte »   qu’est Bagdad. C’est ainsi que se met en place un lieu de rencontre entre les sciences et la foi, un dialogue entre deux incommensurables au dialogue difficile.

Inventer un universel entendu comme horizon de refus de ces mondes fermés sur leur insularité, réinventer le geste de al-Ma’mũn, tel est l’objectif. A la verticalité hiérarchique, substituer l’horizontalité d’une égalité travaillée par la traduction.

 

 

 

« Là où ça ne passe pas, ils passent quand même »

L’arrivée en France d’un étranger commence par l’accueil de l’administration. Les « traducteurs-interprètes » ont bien souvent un lien assez ténu avec l’examen des raisons qui créent l’incompréhension entre le migrant et l’employé administratif chargé de vérifier s’il remplit les conditions pour un séjour. Dans Eloge de la traduction, Barbara Cassin écrivait que « les différentes langues produisent des mondes différents, dont elles sont les causes et les effets »   .

L’examen de certaines locutions du quotidien en témoigne. Bonjour se dit salam en arabe, shalom en hébreu. On vous souhaite la paix, ce qui n’a pas le même sens que « bon-jour ». Les mots des formulaires français, de la même façon, sont bien plus que des questionnaires à remplir. Ils expriment les valeurs de la culture française qui traversent et traduisent à leur tour les choix politiques du pays. Ces mots sont des « intraduisibles », c’est-à-dire sans équivalent dans le pays d’accueil et souvent à la source de blocage dans les entretiens avec les administrations. C’est ainsi que l’on découvre qu’un nom ou un prénom n’ont pas partout la même fonction. Ou encore que les dates de naissance des Soninké sont toutes autour du 31 décembre ou du 1er janvier car leur véritable date de naissance doit demeurer cachée pour des raisons de l’ordre de la croyance.

Face à ces diverses appréhensions du monde, le traducteur doit se faire « passeur », utiliser « les moyens de traverse pour essayer de signaler comment dans ce qui est dit "c’est presque la même chose" »   tout en ne l’étant pas. Le guide de travail de l’équipe est Le petit Décodeur de l’Administration pour lequel des spécialistes ont constitué un ensemble de définitions sous la direction de Dominique Le Fur. Ont été rajoutés par l’équipe des mots-clés et des mots satellites. Rédigé en diverses versions bilingues, il constitue désormais un glossaire appelé à prendre de l’ampleur, en vue d’une hospitalité langagière. La présence des Directions de l’intégration et de l’accès à la nationalité, du Ministère de l’Intérieur et d’autres administrations de même obédience, donnent à ce travail une dimension tout autant théorique que pratique. Fonctionnant dans les deux sens, le glossaire rassure ainsi l’administration et le migrant.

 

Repenser le patrimoine

La question des restitutions des biens patrimoniaux aux pays d'origine a questionné le sens occidental du musée, mais aussi le sens des musées africains. En Afrique de l’Ouest est menée une expérience, celle des « banques culturelles » : « ni musée ni banque, mais l’un interrogeant indéfiniment l’autre »   . Culture et développement économique y vont de paire mais la valeur culturelle et symbolique d’un objet est première, rappelant la fonction de filiation et de transmission de celui-ci et de la langue.

Visant à empêcher le commerce illicite des objets d’art, la banque culturelle est gérée par une association villageoise. On y dépose un objet rattaché à une histoire, la sienne dans toute sa singularité narrative, et tout en ayant la possibilité de le voir et de s’en servir, ou encore de le remplacer, en échange du dépôt, se met en place un système de microcrédit qui a pour vocation d’initier des revenus. Comme le montre l’histoire de Gagny Sissouko   qui avait gagé un chaudron de fer le temps du prêt nécessaire pour créer son restaurant. Pari gagné! Il existe sept banques culturelles au Mali, Bénin, Togo et Guinée. Ces outils permettent également de réfléchir la notion de valeur, ne la réduisant pas à sa dimension financière.

 

Exercer son jugement

Le troisième temps de cette approche consiste à interroger les traductions des textes sacrés et d’élaborer à la suite du Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, un Dictionnaire des trois Monothéismes. Il s’agit d’interroger les mots dans leurs singularité et discordances. L’équipe est pluridisciplinaire, à l’image des Maisons de la sagesse. Il s’agit de construire un jugement critique. Comment ? En travaillant les « petites différences » entre les langues. Il n’y a qu’ainsi « que nous pourrons parvenir à une intercompréhension forte et efficace, respectueuse de l’idée même de laïcité »   . Prenant l’exemple d’un extrait du texte Biblique, Exode, 3, 14, le texte et ses diverses traductions rencontrent des différences de traduction. Moïse demande à Dieu quel est son nom. Dieu répond « Eyé ashèr Eyé ». Chaque traduction introduit une nuance que n’a pas la précédente.

Adhérer à l’image du savant détourné des questions du quotidien, un Thalès le nez dans les étoiles qui tombe au fond du puits, pour reprendre un exemple célèbre, ou Socrate perché sur des nuées, c’est ne pas comprendre le sens de la recherche. La géométrie permit l’arpentage en Egypte, fort utile en périodes des crues et décrues du Nil pour redistribuer à chaque propriétaire son lopin de terre ; l’algèbre régla les lois compliquées des héritages. De même la traduction a un rôle à jouer dans un monde où tout reste à inventer.

 

RENCONTRE AVEC BARBARA CASSIN ET DANIÈLE WOZNY               

Samedi 5 juin 2021, 14h et 16h

Barbara Cassin et Danièle Wozny présentent leur ouvrage Les Maisons de la sagesse-Traduire, à l'occasion d'un après-midi de rencontre et dédicace dans le jardin des Laboratoires à Aubervilliers. 

41, rue Lécuyer
93300 Aubervilliers
+33(0)1 53 56 15 90
bonjour@leslaboratoires.org