Aux prises avec l'explication d’une philosophie difficile de notre époque, celle du philosophe slovčne Slavoj Žižek.

Il est des œuvres plus difficiles à aborder que d’autres. C’est le cas de celle de Slavoj Žižek (1949). Ces oeuvres méritent d’être soutenues par des commentateurs, afin que le « grand public » puisse y accéder. On lui précise d’où viennent les notions centrales qui traversent l’œuvre en question, comment elles sont utilisées, et le but visé par l’auteur. Le rôle du « glosateur » est souvent méprisé. On dit qu’il fait son lit dans l’œuvre d’un autre ; ou qu’il destitue l’œuvre première en pédagogie ; ou encore qu’il simplifie les propos du philosophe en se substituant souvent à lui. Est-ce si simple ? Dira-t-on vraiment cela d’un Jean Hyppolite devant la Phénoménologie de l’esprit de G.W.F. Hegel ou de Martial Guéroult devant René Descartes ou Baruch Spinoza.

C’est dans cette veine célèbre que pourrait s’inscrire La Terreur du langage, de Benoît Guillette, philosophe, économiste et sociologue de l’Université du Québec à Montréal. Les œuvres de Žižek demandent une solide culture philosophique (connaître Hegel et Lacan, notamment). L'auteur pour autant parvient à éviter les « surcharges techniques », propose de nombreux exemples cinématographiques ou littéraires et permet ainsi au plus grand nombre de s'ouvrir à la lecture de Žižek.

Une anthropologie

L’ouvrage se présente comme une compilation des textes de Žižek, dans lesquelles ce dernier résume le cœur de sa philosophie. Cette compilation commence par mettre en place l’anthropologie de l’auteur, en particulier son idée du passage du monde animal au monde humain, passage au cœur duquel se joue la question du langage. Le fil conducteur de ce passage est le désir et le questionnement du désir insondable de la mère dans la constitution de l’enfant puis son intégration au monde des adultes. L’auteur montre bien comment le langage n’est pas tant une création humaine que le créateur de l’humain. Et il explicite non moins, pour revenir sur la notion de « terreur » utilisée en titre de l’ouvrage, comment notre nature animale subit une « torture » qui vient du fait qu’il n’est pas d’harmonie préétablie entre la biologie et le langage. Le langage, précise-t-il au nom de Žižek, est un traumatisme suprême en ce qu’il déstabilise la nature.

C’est une manière de rendre compte de l’anthropologie du philosophe, laquelle retient moins la notion de sélection naturelle (Darwin) au cours de laquelle l’humain serait né, que la perspective d’un traumatisme à caractère sexuel. Pour le dire autrement, le désir de l’autre (formule célèbre en psychanalyse pour son double sens) expulse l’humain de la nature. Raffinons la formule : le désir de l’humain est un désir de l’autre (« que veux-tu ? ») dans le double sens d’un désir prenant sa source dans le sujet et d’un désir prenant sa source dans l’autre.

Les différents ordres

La propriété spécifique de la philosophie de Žižek est qu’elle articule la lecture de Jacques Lacan à la philosophie classique. Guillette s'emploie à expliciter les trois termes lacaniens de l’Imaginaire, du Réel et du Symbolique. Le lecteur a tout à gagner à lire ces pages de près, pour mieux lire Žižek par la suite.

La question « que veux-tu ? » ouvre la porte aux obligations symboliques. Si l’autre est pour moi une énigme, je ne peux que tenter de tisser un lien avec lui, en faisant confiance à sa parole et en lui donnant la mienne. À ce titre, l’ordre symbolique se constitue à travers l’établissement d’une frontière impliquant un refoulement primordial, celui de la nature.

Žižek ne se contente pas d’établir l’humanité par la psychanalyse. L’ensemble du propos redouble son sens de soutenir des perspectives politiques. Pour les exposer, Žižek passe souvent par le cinéma. Ainsi il analyse les films Stalker et Solaris à partir des propos précédents. C’est alors le tabou de l’inceste qui intervient. Ce tabou permet aux humains de jouir avec les autres êtres humains dans la mesure où ils peuvent fantasmer des situations.

Mais plus largement, Žižek reprend la question de l’identité en politique. Notamment à partir de mouvements de libération nationale, et de l’étude de la manière dont la répression des colonisateurs crée l’illusion qu’il y avait, avant l’arrivée de ce colonisateur, des traditions formant une jouissance paradisiaque (qu’il faudrait alors tenter de faire renaître après les dégâts coloniaux). De même, montre-t-il que l’échange symbolique prouve que n’existe ni purs maîtres ni purs esclaves (au sens hégélien de ces termes).

Le langage

Benoît Guillette restaure la théorie du langage du philosophe, teintée de toutes les composantes qui ont été déployées durant le XXème siècle : langage, parole, signifiant, arbitraire du signe, etc., et en premier lieu l’idée qu’aucun mot n’est directement ancré dans une réalité correspondant au mot même. Mais plus encore, il relie à juste titre cette théorie du langage avec le corps et la pensée. Il retient en effet l’idée selon laquelle les signifiants sont des intermédiaires essentiels pour garantir une connexion entre la matière et notre expérience de cette matière dont nous procédons.

Guillette n’oublie jamais de relier de tels développements théoriques à des dimensions politiques. Par exemple ici, il retient les concrétions politiques suivantes : « socialisme » ou « « nazisme ». Il s’agit d’expliquer par là comment un terme prend sens en s’agrégeant d’autres termes, en faisant ainsi paraître dans le processus de diffusion une mystérieuse essence du mouvement en question (le socialisme ou le nazisme), essence à laquelle les militants ou citoyennes et citoyens peuvent adhérer (ou devraient adhérer ou sont poussés à adhérer). Les mots semblent constituer la chose comme une totalité réelle.

Sans doute, cela a-t-il quelque chose à voir aussi avec les théories des idéologies. Le langage effectivement est la condition de possibilité de notre expérience de la réalité (que nous fabriquons ainsi). Grâce à lui nous donnons sens à toutes les situations qui se présentent à nous. Lors d’une révolution, par exemple, l’acte de donner un nom à des bouleversements sociaux devient un facteur tout à fait dynamisant ou déterminant pour le cours de l’action.

Déterminations que Žižek, de son côté, étend aux signes sociaux par lesquels quelqu’un manifeste son pouvoir. Tels sont les couronnes, sceptres et autres insignes dont nous revêtons aussi nos présidents de la République. Ce sont eux qui posent l’autorité symbolique. Ils font naître telle ou telle personne au statut de porteur d’une telle autorité symbolique. Ce dont on peut rendre compte aussi par le truchement de la théorie des deux corps du roi, de Kantorowicz .

Intersubjectivité

Enfin, l’auteur aborde la question des liens sociaux et des mœurs à partir des éléments précédents. Par exemple : « faire son deuil », après avoir perdu un être cher, est un geste symbolique par lequel la frustration de la perte se transforme en respect pour l’être perdu. C’est ainsi que le symbolique se transcrit dans les cérémonies funéraires. L’acte symbolique vise à prendre la main sur ce qui nous échappe, ou à donner vie à un contenu que l’on veut partager.
 
D’une certaine manière, la question est de savoir ce que signifie raconter une histoire à une communauté, disons organiser un tas d’événements sous la forme d’une succession temporelle qui permet de faire lien. En cela, l’auteur revient sur la théorie des idéologies. Certes, l’idéologie est une mystification, elle cherche à boucher les trous créés par les antagonismes, en quelque sorte à mettre une ligne, là où il n’y a qu’un amas de points. Où l’on voit, avec la perspicacité de Žižek, que cette dynamique sert aussi à créer l’illusion que les événements se rangent les uns après les autres, et peuvent être définitivement passés, puisque le présent et a fortiori le futur les ont laissés derrière.
    
Enfin, tout ce que nous venons de relever se trouve exprimé dans l’ouvrage dans des termes psychanalytiques, et un vocabulaire spécifique. Il est donc très important que le lecteur sache cela avant de s’aventurer dans les éléments de la philosophie de Žižek. Comme le remarque l’auteur, ces éléments demeurent pris dans la théorie lacanienne des quatre discours, élaborée par Lacan durant la décennie 1960. Ce sont : l’Imaginaire, le Réel et le Symbolique. Ils sont ici déroulés assez finement pour faire entendre le statut des discours du maître dans les sociétés fondées sur le langage. Et c’est ici aussi que nous retrouvons le titre de l’ouvrage : le langage va donc de pair, pour Žižek, avec une relation autoritaire et avec une dialectique maître-esclave. Cette perspective permet d’étudier, par exemple, le fascisme comme discours du maître (englobant l’antisémitisme). Mais elle permet aussi d’envisager de construire une autre politique dans laquelle un autre communisme pourrait prendre place.