La notion médiévale des « deux corps du roi » permet de comprendre que de tout temps, le pouvoir s’exerce en même temps qu’il se représente ; que la communication est l’autre face de la force.

Ernst Kantorowicz (1895-1963) est de ces chercheurs et enseignants qui sont peu ou mal connus du grand public, mais dont les découvertes et les notions fructifient dans de très nombreux ouvrages (voire des films), quand ce n’est pas dans des commentaires de la présentation des femmes et des hommes politiques. Elles sont pourtant référées constamment dans les ouvrages d’historiens, comme de philosophes, à tout le moins. Kantorowicz appartient à ce milieu intellectuel allemand que disperse et contraint à l’émigration la politique criminelle nazie. Non sans ironie, on apprendra bientôt que Hitler admirait son livre sur Frédéric II (1927). Arrivé aux États-Unis, il démissionne de Berkeley en plein mac-carthysme, pour des raisons aisées à comprendre. Au milieu de ces situations complexes pour les publications et leur diffusion, il a donc fallu attendre longtemps avant de connaître ses travaux portant sur l’histoire de l’art, la théologie médiévale et le droit canonique. Il est désormais mieux connu pour deux ouvrages : Mourir pour la patrie et Les deux corps du roi, publié en 1957.

Pour situer la question dépouillée par Kantorowicz dans ce dernier volume, il convient de relire Shakespeare et, chez lui, les méditations de Henri V sur la divinité et l’humanité du roi, sur l’image de la nature double du roi. C’est sans doute le dramaturge qui a le mieux popularisé cette métaphore des deux corps du roi. Dans la tragédie du roi Richard II, relisons aussi les trois scènes centrales portant sur la royauté divine et la misère nue de l’humain-roi. On s’y trouve placé devant le prototype de cette sorte de divinité royale qui souffre plus de douleurs mortelles que ses adorateurs. Shakespeare insiste sur le développement qui finit par déchoir le corps mortel du roi pour ne laisser subsister que le corps éternel de la royauté, sans doute plus cruellement que pour les autres mortels.

Ce détour n’est pas formel. Shakespeare est contemporain de la période où les juristes anglais du temps des Tudor répandent cette fiction : le roi est une personne, mais deux corps, ou inversement : un roi a deux corps bien qu’il n’ait qu’une personne.

S’aventurer dans cet ouvrage passionnant ne peut cependant s’accomplir que si on accepte de se laisser conduire par l’auteur dans une jungle de textes, de courants de la pensée politique qui se croisent ou se réfutent, se chevauchent et se contredisent ; dans une masse de documents historiques et d’illustrations (scènes eschatologiques, sarcophages, miniatures, médailles…) que son iconographie comme sa bibliographie nous proposent : des crucifix romans, les deux natures du Christ impérial régnant sur terre représenté d’une façon spécifique, les miniature de l’Évangile d’Aix-La-Chapelle, les cartulaires de Reichenau, Palerme, Ravenne, Trèves….

 

Le mythe de l’État

L’importance de cet ouvrage dépasse largement la question posée par l’élaboration technique de cette image des deux corps du roi. Elle renvoie aussi à la compréhension d’une tentative plus large. Cette dernière consiste à essayer de comprendre et si possible démontrer comment et par quels moyens certains axiomes d’une théologie politique de la seconde partie du Moyen Âge allaient demeurer en vigueur jusqu’au XXème siècle. C’est donc sur la question de l’État moderne que tombe aussi Kantorowicz, s’il n’en est pas parti.

Ce rapport entre le Moyen Âge et l’État moderne s’articule donc à la fameuse devise : la royauté ne meurt jamais, ou « le roi est mort, vive le roi » (formule du XVIème siècle). Ce qu’on peut traduire aussi par la perspective d’un triomphe de la mort et d’un triomphe sur la mort. Cela étant, même si, Kantorowicz le souligne, il existe plusieurs formules de ce type, qui ne se recoupent pas entière. D’ailleurs, cette célèbre devise ne figure pas dans le cérémonial d’enterrement des rois de France à Saint-Denis.

En premier lieu, se joue grâce à elle le passage de la royauté liturgique ancienne à la royauté de droit divin de la fin du Moyen Âge. Elle nous fait assister à la fin du gothique et à l’émergence de la conscience aigüe de la contradiction entre le caractère transitoire de la chair et la splendeur immortelle d’une dignité que cette chair était censée représenter, d’une dignité qui ne se fond plus dans les danses macabres médiévales. On n’oubliera pas le rôle de Dante (1265-1321) dans cette affaire : c’est lui, entre autres, qui procède à la distinction entre personne et office (ou dignité et titulaire). On en a pour témoin la figure du pape Boniface VIII dans La divine comédie. C’est une chose d’être homme et une autre d’être empereur ou pape.

Autour de cette formule, Kantorowicz montre que le droit commence à fonder la prêtrise royale. Le droit et la justice tissent d’autres liens avec le roi, qui ne passent plus de la même manière par l’Église. Cela débouche sur les monarchies nationales, non sans que l’on constate comment l’État à la fin du Moyen Âge a été influencé par le modèle ecclésiastique. Reste à savoir comment l’idée d’un corps mystique de l’Église a été transféré aux nouvelles sociétés politiques séculières ? Le thème de la mort possible pour le corps politique séculier (la patria, mais ce terme a des sens différents du nôtre) montre comment on passe de l’Église à l’État, tout en conférant à l’État une aura véritablement religieuse. Cela dit, Kantorowicz se méfie de ces analogies trop souvent simplifiées, et tourne autour de l’hypothèse en ne cessant d’en modifier les termes.

 

De la liturgie à la science du droit

Au premier abord, cette recherche portant sur la fiction des deux corps du roi, ses transformations, ses implications et ses rayonnements constitue une étude de droit médiéval. La théologie politique s’y coule en premier lieu dans le langage liturgique, même si elle se rend progressivement indépendante de l’Église. Car le roi est certes lié à l’autel, comme roi et comme personne privée.

La fresque du Buon Governo peinte par Ambrogio Lorenzetti et son frère au Palazzo Pubblico à Sienne (Italie), devient un excellent témoin de ce passage. La justice y est surmontée de la sagesse, et elle est posée sur la concorde, et le bon gouvernement. Le roi y figure désormais à titre de médiateur et exécuteur de la volonté divine par l’intermédiaire du Saint-Esprit ou de la science juridique.

Bien sûr, il fallut établir tout cela et ce fut pour partie le rôle de l’abbé Suger, vers 1150. En témoigne la position de Philippe III, mais cela concerne aussi la monarchie anglaise, lequel réussit pour son compte à devenir roi à son avènement de roi et non à son couronnement, qui exige de passer par l’Église. Il considère que la succession au trône appartient de droit de naissance au fils ainé du roi précédent, et non à une consécration. La continuité du roi, corps naturel, fut assurée quand on put renvoyer la légitimité du roi à la dynastie et non plus à l’Église.

C’est dire si l’on parle bien de deux couronnes, en quelque sorte : la couronne invisible, perpétuelle, venue du droit dynastique et la couronne matérielle, visible, par laquelle l’Église couronne le roi. La première ne meurt pas. Au moment de la mort du roi, le rituel ecclésiastique des obsèques et les soins généraux à rendre à l’âme et au corps du roi défunt prennent bien lieu, mais il sont doublés par le cérémonial triomphal officiel attaché à la gloire éternelle que symbolise l’effigie du roi.

 

La personne fictive du roi

Kantorowicz appelle à examiner une caricature significative de William Thackeray (1811-1863). Ce poète s’y moque du célèbre portrait de Louis XIV par Rigaud en plaçant côté à côte le pompeux portrait officiel, le pitoyable corps naturel du roi et un mannequin affublé des insignes royaux. Où l’on retrouve la thématique poursuivie.

Mais il détaille aussi l’enterrement de Charles VIII. Il montre que la Bannière de France ne meurt jamais. Ce fut, en effet, l’effigie représentant la dignité royale qui ne meurt jamais qui entra dans Paris, après que le cortège funèbre du corps réel se fut arrêté avant Paris.

Il corrobore ces recherches par l’analyse du style architectural mortuaire : les tombeaux de Saint-Denis vont commencer à représenter le roi ou le couple royal sur deux étages. Sur l’étage supérieur, il est figuré avec vêtements royaux. Sur l’étage inférieur il est figuré mort. Catherine de Médicis ne s’y est pas trompée. Elle y fit attention pour elle-même. Elle fit refaire son effigie mortuaire après l’avoir commandée. Kantorowicz rend compte de cela de manière iconographique, en présentant les tombeaux de l’archevêque Henry Chichele et de l’évêque de Bath et Wells (vers 1451).

En un mot, le roi a donc en lui deux corps, le corps naturel et le corps politique. Le premier est mortel et sujet aux infirmités. Le second ne peut être vu ni touché. Il est constitué par la direction du peuple, et la gestion du bien public. Le premier est impuissant, fini. Le second est puissant et éternel. En conséquence, la formule retenue par nous et par les manuels d’histoire : « le roi est mort, vive le roi ». Le corps naturel est inférieur au corps politique. Mais le corps politique est consolidé par le corps naturel. En ce sens, ils forment finalement un seul corps, qui du coup relève la faiblesse du corps naturel. Reste cependant la mort. C’est elle qui sépare les deux corps.