Avec clarté et rigueur, Omar Merzoug retrace la vie tumultueuse d'Avicenne et montre comment sa pensée s'inscrit dans l'islam et un projet intellectuel plus vaste.

Le titre de l’ouvrage d’Omar Merzoug, parfait bilingue et professeur de philosophie, annonce d’emblée son propos. Il s’agit de raconter la vie tumultueuse du persan Abū ʿAlī Ḥosayn Ebn Sīnā (370 Hégire/980[?]-Hamadān 428 H/1037). Traditionnellement latinisé sous le nom d’Avicenne, ce philosophe apparaît au chant IV de l’Enfer de Dante, et c’est en mémoire de son illustre traité Canon de la médecine (Qanun) que l’on a donné son nom à l’établissement hospitalier de Bobigny étrangement appelé jusqu’en 1978 Hôpital franco-musulman. Mais il s’agit aussi d’examiner comment a pu s’insérer dans l’islam de son temps le projet intellectuel de l’un des grands noms de la pensée arabo-musulmane. Ce faisant l’auteur reprend dans une étude de cas une recherche qu’il avait déjà entreprise en 2018 en demandant Existe-t-il une philosophie islamique ?   .

Omar Merzoug tisse avec beaucoup de dextérité, et une écriture toujours plaisante, le récit biographique, les contextes historique et politique nécessaires et les éclaircissements sur la pensée d’Avicenne, sans que jamais l’un ne l’emporte sur l’autre. On y rencontre par exemple un bonheur de plume à la Saint-John Perse quand il s’agit d’évoquer la bigarrure intellectuelle des milieux où vivait le médecin-philosophe : « Dans les cours et les cénacles de Gûrgandj, au milieu des dignitaires, des scribes, des clercs qu’il coudoyait, Avicenne remarqua, en outre, les disciples de tous les systèmes, les adeptes de toutes les théories, les dévots toutes superstitions, les initiés de toutes les confréries, les apôtres de tous les fanatismes ».

 

Time and Life

L’ouvrage appartient à la meilleure tradition time and life. La vie est étonnamment mouvementée et errante. Médecin de l’émir dès l’âge de dix-huit ans, Avicenne doit successivement quitter Bûkhârâ, Gûrgandj et ensuite les villes persanes de Rayy et Ispahan, son disciple, compagnon et biographe al-Jawzajânî toujours à ses côtés. Il écrit un premier livre de philosophie à l’âge de 21 ans et à 22 ans la mort de son père le contraint à gagner sa vie. Il mène dès lors une étonnante double vie, travaillant la nuit à ses livres et le jour aux affaires publiques jusqu’à devenir ministre influent, mais constamment menacé de disgrâces causées par ses adversaires, disgrâces qui sont allées jusqu’à son emprisonnement   . Il lui arrive d’avoir à se cacher, situation dans laquelle il subsiste en redevenant médecin   . L’émir d’Ispahan le protège à partir de 1023 et il meurt en 1037.

 

Acquérir le savoir

Ce n’est pas dans un souci de pittoresque « orientaliste » comme on dit d’une certaine peinture du XIXe siècle bourgeois mais par recherche d’une sociologie historique que l’auteur décrit en petits tableaux vivement mais précisément enlevés les lieux successifs de l’action, même les plus modestes, comme par exemple « l’école coranique, cet établissement sommaire — simple hangar, préau ou masure mis à disposition par l’habitant soucieux d’accomplir une action pieuse […]. On y gelait l’hiver et on y rôtissait l’été. S’y entassaient des élèves criards, espiègles en diable, mais craignant néanmoins la férule du maître, la falaka qui s’abattait sur les éléments récalcitrants et dissipés » Il ne s’agit pas de pittoresque mais des conditions concrètes de l’exercice de la pensée. Le lecteur rencontre un limpide exposé des points de conflit politico-religieux peut-être inexpiables qui séparent sunnites et chiites au temps d’Avicenne, en les associant aux personnes et aux groupes impliqués. Autant de mises au point vivement brossées indispensables à propos d’un auteur « terribly productive » comme l’a écrit l’orientaliste américain Dimitri Gutas.

 

La vie et la pensée dAvicenne

On gardera présent à l’esprit que le livre est une biographie et non une étude monographique de la seule pensée philosophique d’Avicenne, mais qu’il lui accorde cependant toute la place qu’elle mérite selon ce qu’a écrit Ernest Renan : « c’est dans Ibn-Sina (Avicenne) qu’il faut chercher l’expression la plus complète de la philosophie arabe »   . On ne peut entrer dans la vaste étendue des détails mais seulement mentionner à cet égard deux points fondamentaux : « Avicenne devait faire face à l’hostilité irréductible de quelques théologiens et docteurs de la loi résolument opposés à l’esprit philosophique. Il leur déplaisait qu’à la faveur de ses compétences, Avicenne ait été promu à la tête de l’État. Le philosophe défiait la volonté des cieux et répandait dans la jeunesse des idées dangereuses, puisées dans des livres païens. Que cet homme fût de surcroît entouré d’un halo de révérence et couvert d’honneurs leur était insupportable. De leur point de vue, il usurpait la place devant naturellement revenir aux docteurs de la loi dans un État musulman, qui ne pouvait être, en vertu d’une lecture fondamentaliste, qu’une théocratie. Que cet esprit transcendant féconde la pensée islamique en l’irriguant de la précieuse quintessence du legs grec, qu’il tente de mettre à l’unisson Aristote et l’islam leur était incompréhensible ».

Pourtant, « Avicenne croit à l’harmonie de la vérité philosophique et de la vérité révélée, ne doutant pas de leur congruence », si bien que « on ne possède aucun écrit d’Avicenne où, à l’instar de son confrère al_Râzi (862-925), un médecin et philosophe négateur de la révélation et du prophétisme, [Avicenne] déclarerait se séparer de la foi de ses ancêtres ».

Vigoureusement articulé, l’ouvrage est toujours de la plus grande clarté tant dans le récit que dans les nombreuses analyses conceptuelles. Il ne laisse jamais le lecteur sans guide dans un domaine pourtant ardu et offre toutes les fiches nécessaires à la compréhension. On apprend par exemple en quelques mots ce que sont les alides, sans laisser le lecteur dépendre de telle encyclopédie en ligne ou de telle bibliothèque malaisément accessible en temps de COVID. L’auteur ne s’appesantit pas sur ses désaccords scientifiques avec les érudits contemporains mais ne les dissimule pas pour autant et les évoque, eux aussi, brièvement et efficacement. Et le lecteur n’est surtout pas privé du classique mais nécessaire chapitre de synthèse (« Au crible de la postérité ») sur la « fortune » d’Avicenne, dont on peut retenir par exemple la fâcheuse réception d’Avicenne par Ibn Tammiya (1263-1328), source d’inspiration du salafisme.

 

Un atelier bien rangé

Les outils nécessaires sont loyalement fournis au lecteur avec une belle profusion, de riches annexes permettent de reprendre le livre en vue d’une utilisation savante après la première lecture cursive. Un « Index des auteurs cités » est en fait un promptuaire de noms essentiels, tant occidentaux qu’orientaux, jusqu’à former une petite encyclopédie.

Au bout du compte, un livre très réussi de popularisation dans le meilleur sens du mot : une lecture attrayante mais sans concession, d’une parfaite clarté et sans mots inutiles. Il faut recommander sa lecture à tous les professeurs d’histoire et de philosophie et plus généralement à quiconque souhaite s’enquérir d’islamologie historique et philosophique en dehors des polémiques et des slogans du jour.