Entre exofiction, autobiographie et fiction, le romancier mène l’enquête sur l’irrésistible ascension et la chute d’un architecte portugais.
On peut ne jamais avoir mis le pied à Lisbonne, ne jamais avoir vu les trois tours carrées du centre commercial des Amoreiras, construites par Tomas Taveira sur les hauteurs de la ville, et éprouver cependant un grand plaisir à la lecture de ce roman, au titre assez énigmatique, panneau indicateur un peu gros autant que fausse piste peut-être, comme on s’en rend compte dès la définition du brutalisme dans le Dictionnaire Larousse, donnée à l’orée du livre : « Tendance architecturale qui privilégie l’emploi de matériaux bruts (parmi lesquels le béton), la non-dissimulation de l’infrastructure technique (tuyauteries…), la liberté des plans. »
De l’enquête à la fiction
L’architecte, qui a connu une ascension fulgurante dans les années 1980, porte bien son nom de Brutaliste. Il a la fâcheuse manie de filmer ses exploits érotiques et ses victimes sexuelles, qu’il traite brutalement. Mais les bandes vidéo sont volées, d’où un scandale retentissant et la chute de cet homme au faîte de sa gloire, en 1989. L’enquête de l’auteur passe par des entretiens avec l’architecte, mais aussi par des rencontres avec des Lisboètes qui témoignent sur cette époque et se souviennent de ce scandale. Parmi eux, Junior, que l’auteur ne rencontre qu’une fois dans la première partie de ce livre surprenant à bien des égards, devient le héros de la deuxième partie où triomphent la fiction romanesque et l’imagination ou la rêverie autour d’un destin, dont le Brutaliste n’est plus le héros. La diffusion des cassettes vidéo sert de toile de fond à la jeunesse de Junior, à ses espoirs et à ses ratés. Ce retournement n’est pas l’un des moindres charmes de ce roman singulier, que l’on peut lire aussi comme une invitation à visiter Lisbonne, dans les pas de l’auteur et de ses personnages.
Une de ses questions centrales est très actuelle et remet l’histoire du Brutaliste en perspective : « un vrai artiste c’est quelqu’un qui ose, quelqu’un qui invente, quelqu’un qui jouit, pas comme tous ces pisse-froid qui ne font que reproduire, reproduire, reproduire ce qu’ils ont vu et étudié à l’école d’architecture, ou bien, sur cet autre sujet qui lui tenait à cœur, qui sont trop stupides pour ne pas voir qu’un homme a des besoins physiologiques, des besoins si forts qu’il doit les assouvir, non pas comme une bête, évidemment, mais à travers des jeux qui le ramènent à ce qu’il est, même si c’est dans la forme déviée du simulacre et du fantasme, c’est-à-dire, oui, un animal. C’était idiot de ne pas voir cela, se disait-il dans la lumière des restaurants de luxe, en attendant un taxi sur le coup de deux heures du matin, un peu ivre, titubant vaguement, euphorique, sûr de lui, et sans doute avait-il raison de penser, comme le marquis de Sade, qu’on n’est pas responsable de ses goûts ni de ses fantasmes, mais le problème n’est pas le fantasme, le problème est le consentement. »
Entre attirance et répulsion pour le monstre
L’enquête sur le Brutaliste devient par moments une enquête sur soi-même où l’auteur se demande ce qui retient son attention dans ce personnage monstrueux. Ce malaise apparaît quand il demande une accréditation pour accéder à la bibliothèque d’art et d’architecture de la fondation Gulbenkian : « Il m’avait fallu expliquer longtemps les raisons qui me conduisaient à m’intéresser à cet individu qui avait déposé çà et là dans la ville, des œuvres si voyantes. Tout au long de la conversation, j’avais senti, peut-être à tort mais je ne crois pas, peser cette histoire de scandale. Le sous-entendu me semblait être que s’intéresser à cet homme, même d’un point de vue architectural, constituait une injure faite aussi bien aux femmes qu’au bon goût, ainsi qu’une coupable génuflexion devant les puissances de l’argent, des réseaux et du pouvoir. »
Le lecteur trouvera dans ce roman certains passages introspectifs ou plus autobiographiques, qui ne sont pas les moins émouvants, comme ces quelques lignes des premières pages : « Mon rapport à Lisbonne fut donc d’abord sensuel et amoureux. […] C’est au cours de mon premier voyage là-bas que j’entrai réellement dans l’adolescence, avec son lot de découvertes effrayantes et délicieuses. […] Il n’a jamais été simple de découvrir qu’on aime les garçons quand on en est un soi-même. On se retrouve pétrifié par la honte et le sentiment vertigineux d’une vie qui perd tous ses cadres. […] Je pense avoir pressenti, à l’âge de la cour de récréation, qu’une foule unanime peut vous condamner au purgatoire si elle a envie de s’amuser, de se rassurer ou de déchaîner ses pulsions animales. Il m’en est resté une grande méfiance envers l’avis collectif, quel qu’il soit, et le sentiment que tout est toujours un peu plus compliqué que ce qu’en dit la doxa. »
Ce sens de la complexité et de la nuance fait sans doute beaucoup pour la qualité de ce roman très informé, très riche et très subtil qui laisse son lecteur sous le charme et dans une forme de perplexité très stimulante, loin des idées toutes faites et des certitudes, sans répondre vraiment sur les motivations de son écriture. Et c’est très bien comme ça, puisque le lecteur est renvoyé pour sa part aux motivations de sa lecture.