Au nom de quoi et dans quel but s'être prémuni de la pandémie ?

Savez-vous ce qu’est la solastalgia ? Ce terme, forgé par Glenn Albrecht en 2005, désigne l'état de tristesse et d’anxiété éprouvé lors de la perte ou dégradation irréversible de son foyer. Anthropocène et collapsologie ne suffisant pas, voilà qu’on nous propose à présent une « pathocène » : état pathologique relatif à un trouble morbide. Mais, soyons justes, il s'agit de « causes » sérieuses, non d'effets de mode, car cette pathocène couronne une réflexion sur nos comportements culturels globaux, fort bien exposée et illustrée dans ce Hantement du monde.
 
Gil Bartholeyns, son auteur, est historien au département des humanités de l’université de Lille. Il intervient dans le débat public sur la situation mondiale en examinant le rapport que nous entretenons avec les agents pathogènes qui hantent nos vies et la manière dont nous sommes hantés par la peur de perdre la santé.

La pathocène

Grippe aviaire, poulet à la dioxine, tremblante du mouton, salmonellose, et, généralement, virus, bactéries, prions, se répandent sur toute la Terre. Ces zoonoses multipliées ne constituent pas des événements sporadiques mais les contours d’une ère nouvelle, la Pathocène. Comment en sommes-nous venus à imposer aux êtres vivants des conditions de vie et des comportements étrangers à leur nature ? Est-il normal de nourrir des vaches, naturellement herbivores, avec des farines animales ? Des pandémies aux super-incendies, le dénominateur commun de ce qu’il appelle le « hantement » du monde est l’effraction continue des habitats et le brassage brutal des espèces. Traitant les non-humains comme des choses et les territoires comme des ressources, nous avons créé les conditions de notre propre fin.

L'auteur choisit de parler de « hantement », plutôt que de « hantise ». La hantise renvoie à ce qui obsède, le hantement est plus large, tout en gardant une connotation littéraire pertinente. Il forge ce mot de pathocène pour qualifier un état du monde où la maladie est elle-même devenue une figure de la modernité tardive. Mais à cela peut s’ajouter l’idée de remède, de guérison. Encore le terme contient-il aussi le pathos, le fait que nous soyons devenus pathétiques. Le terme devient ainsi un descripteur historique et semble à l’auteur meilleur que « Nosocène ». En un mot, il s’agit bien d’une crise « bio-logique », un trouble dans l’ordre classique du vivant, que l’on peut tenir pour un trait structurel de notre temps.

La Pathocène se signale par une rupture : si plus rien de ce qui était sûr ne l’est plus, si on ne sait plus d’où viennent le bien et le mal, si on ne conçoit plus de centre au monde, si nul ne voit plus dans quelle direction regarder, prenons acte du danger que nous courons, et discutons des gestes nécessaires pour éviter la disparition de toutes choses.

Jusque-là, précise l’auteur, nous pensions pouvoir être dans le monde sans avoir à observer le moindre égard, quant à ses exigences. Nous ne nous sentions touchés par rien. Tout glissait sur notre peau anthropocentrée de Blancs et seuls occupants du sommet de la pyramide des civilisations. Beaucoup de chose ont ébranlé cette conception du monde. Notre conscience historique commence à frémir. Nous ne pouvons absolument plus nous satisfaire d’un simple affect écologique, pas plus que de faire de nos désastres des moments de discussions agréables autour de nos dîners.

Le savoir

Certes, les experts recherchent l’origine de la pandémie : lieu, moment, espèce, cas primaire. Ils retracent les chaînes de transmission et de dispersion sociale du virus. Le lien entre la traite des animaux et la pandémie s’est peu à peu estompé, à mesure que l’attention s’est reportée sur l’expérience vécue et la récession économique. Et pourtant, le modèle intensiviste, au sommet de sa violence systémique, écrit l’auteur, est lié pour nous, en Europe, à la Politique agricole commune et à l’intensification de l’agriculture.

Envisageant aussi le temps long, son analyse se réfère à James Scott et son Homo Domesticus, qui, quant à l'apparition de la domestication et de l’agriculture, qu'il décorrèle de la fondation des premiers Etats, a montré que les épidémies devaient avoir largement contribué à la faible croissance démographique des premières cités.

Certes, nous avons convoqué les experts, consulté les citoyennes et les citoyens, des réponses ont effectivement été données. Mais, insiste l’auteur, très peu d’entre elles proposent de remédier aux causes premières pointées par le monde scientifique. Élevage et agriculture intensifs persévèrent, alors que les attitudes compassionnelles se déploient sans dimension politique.

S’agissant des animaux sauvages, il faudrait donc interdire leur transport et leur vente. Sur le plan de l’élevage, il ne suffira pas d’isoler les cheptels alors que les épidémies trouvent leur origine chez eux. La protection des espèces menacées, bien sûr, mais insuffisant. Il faudrait aussi revoir les traités transatlantiques. S’inspirer des « sentinelles » que sont Hong Kong et Taïwan, préparées depuis longtemps à ces virus qui ont modifié les relations à la maladie, aux animaux sauvages, à l’élevage, ainsi qu’aux dispositifs sociotechniques utilisés.

Pare-Feux

Les animaux ne sont porteurs d’agents pathogènes pour l’homme que parce que celui-ci traverse leur territoire ou s’y installe, que parce que les animaux en sont délogés, leur habitat saccagé, que parce qu’ils sont emmenés à l’autre bout du monde pour être consommés, que parce qu’ils sont regroupés par milliers, payant un stupéfiant tribut de solitude et de souffrances.

Mais comment s’opposer à la traversée des éco-systèmes, leur remuement incessant ayant ouvert la voie à ces invisibles qui, inoffensifs pour leurs hôtes naturels, peuvent devenir hautement pathogènes pour l’espèce humaine ? Faut-il tout figer dans les territoires, abolir le mouvement ? Proscrire les mélanges ? Ce n’est pas l’idée. En revanche, il convient de prendre en compte le rôle de la consommation de viande et de l’élevage intensif. Mais le lien entre l’alimentation la plus familière et ses conséquences sanitaires globales peine à s’imposer dans la société civile. Faut-il se relocaliser simplement ? Relativement à la crise sanitaire actuelle, il importe de s’opposer au maintien et aux retours des mêmes rapports sociaux et des mêmes rapports à la « nature », après la crise de la Covid 19, ce que beaucoup appellent le « retour à la normale ».

Que faire ? Suffit-il d’élaborer une juridiction pour juger les écocidaires, faire du crime environnemental une compétence réellement assumée par la Cour pénale internationale ? Comment faire cause commune ? Nous sommes responsables de la pandémie. Cet événement de la Covid 19, nous l’avons pré-fabriqué de longue date par les traitements que l’humain fait subir aux autres formes de vie.

La question centrale de ce livre : qu’est-ce qu’être un terrien de nos jours ? L’objectif de l’auteur n’est pas de susciter la peur, ni de susciter les nostalgies. Il demande quel projet moderne peut ré-envisager sainement les usages de la terre. Et d’une certaine manière, il conclut : « Nous sommes à chaque fois comme des enfants après un mauvais bulletin ». Mis en échec, au mieux, on se morigène... puis on reprend les mauvaises habitudes.