A rebours des analyses qui font de l'essor de l'activisme la conséquence de l'échec du politique, Albert Ogien envisage comment l'activisme contribue en fait au renouvellement du politique.

Albert Ogien brosse dans un livre important, même si celui-ci aurait sans doute pu être écrit de manière plus simple, le tableau d'un nouvel activisme politique. Décidé à peser sur les élections, voire à participer au gouvernement, celui-ci pourrait bien être, malgré les préventions qu'il peut susciter, le principal moyen d'agir aujourd'hui pour plus de démocratie. L'auteur a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs. 

 

Nonfiction : Vous venez de publier Politique de l’activisme (PUF, 2021), qui actualise l’enquête au déjà long cours que vous aviez menée avec Sandra Laugier sur l’exercice de la démocratie. Pourriez-vous situer ce livre par rapport aux ouvrages précédents (tous recensés sur Nonfiction) que vous y avez consacré ? Et peut-être définir également ce que vous entendez par « activisme » ?

Albert Ogien : Il y un peu plus de dix ans, Sandra Laugier et moi avons écrit un livre sur les actes de désobéissance civile que des agents de service public commettaient alors pour contester les politiques d’austérité réduisant l’accès des citoyens aux besoins fondamentaux fournis par l’école, l’hôpital, l’université ou la justice (Pourquoi désobéir en démocratie ? La Découverte 2010). Et puis nous avons assisté à un extension des mouvements de protestation avec la vague d’occupations de places qui a suivi l’insurrection civile de Tunis en janvier 2011. Nous avons alors élargi notre travail pour en faire une enquête sur l’expérience de la démocratie (Le Principe démocratie, La Découverte 2014) et les réticences que la revendication d’égalité provoque (Antidémocratie, La Découverte, 2017). Politique de l’activisme poursuit cette enquête en s’intéressant à un phénomène qui s’inscrit dans la suite directe de ces occupations : l’irruption de citoyens sans affiliation partisane affichée et sans guide patenté dans le domaine de la politique pour se mêler des affaires qui les concernent, remettre en cause le monopole des gouvernants et des partis en matière d’action publique et redéfinir les modalités de délégation que le système représentatif reproduit. C’est ce phénomène que j’appelle l’activisme – en le qualifiant de « moderne » pour le distinguer de celui que prônaient les anarchistes à la fin du XIXe siècle.

L’intervention directe de citoyens en politique est loin d’être une nouveauté. Elle imprime sa marque sur l’histoire contemporaine : grève des chantiers navals de Gdansk et fondation du syndicat Solidarnosc en 1980 en Pologne ; soulèvements en Europe de l’Est et chute du mur de Berlin en 1989 ; occupation de Tienanmen à Beijing en 1989 ; « Révolution des casseroles » en 2008 en Islande. Depuis les insurrections civiles de 2011 dans les pays arabes, elle a pris l’allure d’occupations de places à Athènes, Lisbonne, Madrid, New York, Tel Aviv ou dans le parc Gezi à Istanbul en 2013. Mouvement des parapluies à Hong Kong et des Tournesols à Taïwan en 2014. Et plus récemment encore, manifestations contre la corruption en Roumanie, en Slovaquie ou en Bulgarie ; mobilisations de masse des femmes pour le droit à l’avortement en Espagne, en Argentine et en Pologne ; cortèges de Black Lives Matter ou de #MeToo aux Etats-Unis et dans le monde ; marches et happenings pour l’urgence climatique de Fridays for Climate, Extinction Rebellion, Alternatiba ou 350.org. Sans oublier les défilés hebdomadaires exigeant la destruction du « système » en Algérie ; la mise au rencart d’une classe politique notoirement prédatrice et corrompue au Liban ; la rédaction d’une nouvelle constitution au Chili ; la chute d’un régime tyrannique au Soudan ; la démocratie à Hong Kong, au Belarus, en Birmanie ou en Thaïlande. 

L’activisme des citoyens est une constante de la vie politique des nations. Il n’est cependant pas un programme. C’est plutôt une méthode dont se saisissent ces collectifs, coordinations, assemblées délibératives, comités de quartier, campements de ronds points ou groupes d’affinité qui s’emparent de la parole publique pour dénoncer les inégalités, les injustices ou les indignités que leurs gouvernements peinent à réparer. L’activisme est à la fois autonome et sauvage   . Autonome au sens où il s’organise à l’écart de la tutelle de toute autorité établie, ne compte que sur ses propres forces pour atteindre son but et ne se réduit à aucune stratégie de conquête du pouvoir. Et sauvage au sens où il ne s’embarrasse d’aucune des normes de bienséance en vigueur dans l’univers policé de la politique officielle, pas plus de ses codes convenus que de ses hiérarchies instituées, de son langage feutré que des relations de connivence avec les médias et les puissants – à l’image de ce que font ActUp, les Femen, L214, les Zadistes, les Gilets jaunes et certaines opérations montées pour dénoncer l’inaction des Etats sur l’urgence climatique et l’évasion fiscale. 

L’activisme est une façon de faire de la politique assez singulière. En règle générale, il s’agit d’un regroupement de personnes sans direction identifiée et sans doctrine proclamée, respectant l’égalité de chaque participant, refusant d’étouffer aucune des voix qui s’y expriment, rejetant tout sectarisme, fonctionnant sur la base du consensus et organisant l’action de façon décentralisée. Il est ainsi devenu la forme d’action politique privilégiée pour contester les décisions prises par un pouvoir politique, économique ou financier. S’il en va ainsi, c’est probablement en raison de la désaffection qui frappe aujourd’hui les organisations officielles de la représentation qui ont perdu leur lien vivant avec les secteurs de la population concernés par la définition des problèmes publics et la satisfaction du  bien commun. Au lieu d’envisager cette défection en termes de défiance ou de crise de la démocratie, mieux vaut prendre la mesure des conséquences du fait que les personnes qui avaient coutume d’inscrire leur engagement politique au sein des organisations représentatives ont découvert qu’il était préférable de s’occuper de politique de l’extérieur des rouages de la machinerie institutionnelle de la démocratie en rejoignant des ONG, des associations ou des collectifs.

Un des traits de l’activisme est qu’il se distingue du militantisme partisan. Alors que le premier se manifeste de façon épisodique et inattendue, le militantisme exige une action de long cours au sein d’une hiérarchie tenue de main ferme ; là où le premier défend une cause particulière dont la légitimité s’impose, le second réclame l’adhésion à une idéologie politique qui trace une voie à suivre ; tandis que le premier ne poursuit aucun projet de changement radical de système de domination, le second entend changer les structures de celui qui fait régner son ordre ; et si le premier admet que l’action directe est le seul moyen encore susceptible de forcer des pouvoirs en place à faire droit à des aspirations qui n’entrent pas dans leurs préoccupations, le second s’engage dans un combat pour gagner l’hégémonie culturelle au moyen d’un patient travail visant à convaincre du bien fondé du but qu’il cherche à atteindre.

 

L’actualisation que vous en faites concerne un phénomène relativement nouveau qui est la participation au gouvernement de mouvements citoyens, que vous évaluez positivement. Et vous portez ainsi en particulier une appréciation beaucoup plus favorable sur le Mouvement Cinq Etoiles en Italie que ce qu’on a l’habitude de lire… Que peut-on espérer de l’entrée en politique de tels mouvements ? Et pourquoi les différentes craintes que l’on pourrait avoir à ce propos devraient-elles être relativisées ?

Une des modalités récentes de l’activisme est la participation à des élections. Il est en effet devenu courant de voir des novices qui incarnent un désir de se débarrasser des caciques ou des parrains qui monopolisent le pouvoir remporter la victoire sans le soutien d’un appareil partisan. Ce fut le cas, par exemple, lors des élections présidentielles au Pakistan, en France, en Slovaquie, en Ukraine ou en Tunisie. En d’autres circonstances, le passage par les urnes a sanctionné la victoire de formations reprochant à l’action des appareils de partis de trop s’écarter de ce qu’elle devrait être aux yeux de leurs sympathisants, comme cela s’est passé en Italie avec le Movimento Cinque Stelle, en Espagne avec Podemos, en Grèce avec Syriza ; ou avec le mouvement Momentum, qui a investi le parti travailliste britannique et porté Corbyn à sa tête, et avec les milieux activistes qui ont fait élire une jeune génération de députés radicaux du Parti démocrate aux Etats-Unis en 2018 et assuré la victoire de Joe Biden et Kamala Harris lors des élections présidentielles de 2020. Ce résultat tient pour beaucoup à l’implication d’organisations activistes qui se sont liguées derrière le slogan « Power to the Polls » (le pouvoir aux urnes) pour convaincre la population que la vie politique pouvait également se jouer avec le bulletin de vote.

Le livre consacre une longue analyse au cas un peu unique du Movimento Cinque Stelle (M5S), un mouvement de protestation né dans la rue en 2009, organisé autour d’un site internet, n’ayant ni chef ni programme et exclusivement composé de citoyens n’ayant eu aucun engagement partisan. Ses adhérents contrôlent son fonctionnement et ses porte-parole via le site et contribuent à façonner la plate-forme dont les éléments essentiels sont la démocratie directe, l’écologie, la lutte contre la corruption et la mafia et la déprofessionnalisation de la politique (les éventuels élus acceptent de ne remplir que deux mandats). En 2013, le M5S se présente aux élections législatives et obtient 25 % des voix. Fidèle à son credo, il refuse toute alliance de gouvernement mais ses représentants s’investissent dans le travail parlementaire. En 2018, il devient la première formation politique du pays en recueillant 32 % des voix. Il décide alors de former un gouvernement sous la direction de Giuseppe Conte, un novice absolu en politique, en nouant un premier accord avec l’extrême droite ; puis, en 2019, il déjoue la manœuvre de son partenaire qui rompt l’accord en en passant un autre avec la social-démocratie. En janvier 2021, cet exécutif pourtant populaire a finalement été débarqué par la conjuration de professionnels de la politique de mèche pour se débarrasser de ces profanes qui avaient trop longtemps tenus les rênes de l’Etat. 

Il fallait écrire l’histoire de cette expérience pour montrer que, contrairement aux sarcasmes et au dédain dont le M5S a toujours été l’objet, des citoyens ordinaires n’avaient aucune difficulté à gouverner un pays. L’analyse de péripéties qui ont émaillé leur exercice du pouvoir est d’autant plus utile que, en 2020, Podemos, mouvement citoyen qui s’inspire des Cinque Stelle, est entré dans un gouvernement espagnol de coalition avec un Parti socialiste dont il dénonçait les dérives et qu’il rêvait de supplanter. Et que, en France, le scrutin municipal de 2020 a vu naître des alliances entre collectifs citoyens et partis de gauche qui ont conduit à de nombreux et imprévisibles succès – et l’aventure du Printemps marseillais fait l’objet d’une description détaillée dans le livre. On peut donc penser que l’étoffe dont la démocratie sera faite demain sera tissé de ces alliances inédites.

 

Comment fait-on la distinction entre une expression populaire authentique et une idée absurde et/ou une manipulation de l’opinion très intéressée, lorsqu’on fonctionne sans filtre ? Peut-on se passer de l’idée de conflits d’intérêts et donc de la nécessité d’établir un compromis entre ceux-ci ?

Une des difficultés de l’activisme tient évidemment à la primauté qu’il donne à l’action sur la théorie – ce qui s’accompagne d’une certaine incapacité à nommer la cause du phénomène qu’il s’agit de combattre et conduit à se contenter d’en corriger les effets. C’est ce qui se profile derrière le reproche qui lui est fait d’être spontanéiste et désorganisé. Et pourtant on observe que les raisons au nom desquelles cette méthode a été mobilisée ont rarement été des idées absurdes ou le produit d’une manipulation : discriminations, inégalités, urgence climatique, féminicide, corruption, tyrannie sont des réalités tangibles dont les conséquences délétères sur les vies des individus sont indiscutables. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas des mouvements de rue organisés dans une visée séditieuse ou à partir de fake news. On peut simplement dire que cela reste assez rare et que ce genre de stratégie se déploie plutôt sur les réseaux sociaux que sur les places publiques où la confrontation de points de vue contradictoires semble prévaloir. La recherche empirique démontre amplement que, quand l’activisme applique les règles d’une délibération collective ouverte, il y a de fortes chances de voir émerger des compromis – sauf bien sûr lorsque des intérêts en jeu s’avèrent inconciliables.

Le souci de la délibération pousse souvent les mouvements activistes à une sorte d’impuissance par refus de trancher entre deux options. C’est un reproche qui lui est souvent fait. Mais ce souci ne fait que refléter le peu de cas que leurs participants font des prescriptions d’une idéologie ou de l’attachement inflexible à un projet de société ficelé par une théorie. Certains pensent que cette attitude est problématique et la comparent avec l’efficacité des partis et syndicats. On sait que ceux-ci ont rempli une fonction déterminante dans l’institution d’un sens de la solidarité entre les victimes des inégalités de richesse, de statut, de droits ou de reconnaissance qui travaillent les sociétés contemporaines et dans la construction de rapports de force entre possédants et démunis, patrons et subordonnés, dominants et dominés, majorités et minorités. Cette fonction a manifestement été entravée durant le demi-siècle de gouvernance libérale. Et c’est sans doute la raison pour laquelle les citoyens en sont venus à assurer, par eux mêmes et par leurs propres forces, cette fonction de catalyseur de la mobilisation sociale contre les détenteurs des pouvoirs. Mais, comme Nuit debout ou les Gilets jaunes l’ont montré en France, la tâche n’est pas facile à accomplir en absence d’un leader, d’une organisation hiérarchique, d’un programme et d’une stratégie partagée. 

Indépendamment de ce que Nuit debout ou les Gilets jaunes ont accompli, cette double entrée par effraction sur la scène politique de citoyens ordinaires refusant tout encadrement et remettant en cause, de façon radicale et souvent violente, des pratiques de représentation et de délégation instituées a brutalement rappelé que toute société pluraliste tient par la coexistence de deux sources de légitimité : celle qui émane des organes de gouvernement ; et celle qui naît de l’expression politique de la rue. Elle a mis en lumière le fait que, en régime démocratique, c’est dans l’espace de confrontation entre ces deux types de légitimités que des conflits éclatent et que des compromis peuvent se négocier. L’activisme ne renvoie donc pas nécessairement à cette opposition irréductible entre dirigeants et dirigés dont la résolution butée des citoyens à obtenir satisfaction à leurs revendications donne parfois l’image.

 

Pour finir, vous montrez les difficultés auxquelles sont confrontés ces mouvements lorsqu’ils décident de participer au jeu électoral, tout en conservant la forme d’organisation dont ils tirent leur légitimité. Leur manière de les dépasser s’apparente pour l’instant au tâtonnement. Quelles seraient selon vous les solutions qui pourraient être mises en œuvre sur ce point ?

A partir des leçons tirées de l’expérience du M5S et du Printemps marseillais, et à la lumière de celle de Nuit debout et des Gilets jaunes, le livre dresse une sorte d’état de la situation politique actuelle de la démocratie. Le premier enseignement qu’il tire de ces imprévisibles et déroutantes mobilisations est que les citoyens ne restent jamais longtemps inertes face à des pouvoirs et des organisations qui les ignorent ou les méprisent. Arrive toujours un moment où ils abandonnent leur impuissance, effacent leur résignation, sortent de leur indolence ou oublient la peur qui les paralyse en temps ordinaires. Et c’est ce qui se produit aujourd’hui. L’activisme est en train de donner un contenu nouveau à l’expérience de la démocratie en fixant son nouvel horizon : inventer le dispositif susceptible d’institutionnaliser le rôle qui doit échoir aux profanes de la politique dans la conduite des affaires publiques. 

L’activisme travaille déjà à la reconfiguration des formes de la socialisation politique. Il démontre, en pratique, que les organes du gouvernement représentatif ne sont pas le seul cadre dans lequel s’élaborent les idées nouvelles, se forment les citoyens, se fabrique l’opinion, se constituent les capacités et s’organise la représentation. Son développement met en lumière trois phénomènes qui hâtent cette reconfiguration : 1) la dégradation du rôle central des partis et des syndicats (exténuation des partis de gouvernement, adhésion en berne - 0,57 % de la population est encartée -, disqualification des programmes, déclin du militantisme, externalisation de l’analyse politique, sous-traitance de l’organisation, etc.) ; 2) la remise en cause de la sincérité et de la représentativité réelle de la procédure électorale ; 3) l’antagonisme entre les structures hiérarchiques de la représentation et l’essor des pratiques politiques autonomes des citoyens.

C’est en ce sens que le livre plaide pour la construction d’une « politique de l’activisme », qui indiquerait la marche que des formations de citoyens autonomes devraient suivre pour surmonter les obstacles auxquels elles ne manqueront pas de se heurter dans leur tentative de prendre la responsabilité de gouverner. Le livre s’attarde sur quelques chausse-trappes qu’un tel vademecum leur permettrait d’anticiper, comme : l’accusation de manque de compétence ou de savoir-faire politiques portées contre des personnes qui débarquent dans le monde de l’administration de l’Etat sans avoir la moindre formation au sujet de son fonctionnement ; le piège des alliances avec des partis traditionnels dont on continue à remettre en cause le credo, les méthodes, leur prédominance voire leur légitimité ; les critiques venant de ces mêmes partis qui doivent traiter d’égal à égal avec des mouvements qui ne sont dépositaires d’aucun mandat représentatif ; la négociation de relations de coopération avec les cadres administratifs qui assurent la continuité des institutions pour qu’ils acceptent une manière de pratiquer l’action publique qui remet en cause leur manière de diriger et réclame qu’ils l’ajustent aux demandes des assemblées délibératives ; la possibilité d’ignorer le « fait majoritaire » qui justifie une discipline de vote et un alignement inconditionnel des élus sur les propositions de l’exécutif ; le respect des principes d’horizontalité dans l’exercice du pouvoir ; l’inclination à oublier l’impératif de déprofessionnalisation et de dépersonnalisation des fonctions de décision et de direction.

En un mot, le livre se place du point de vue de l’activisme pour contribuer à son projet, qui vise à instaurer un fonctionnement des institutions de la représentation, des modalités de la délégation et de l’exercice du pouvoir qui évite les dérives oligarchiques.