Les mouvements sociaux les plus récents (printemps arabes, Indignés, occupations) portent une revendication de démocratie : telle est la démonstration des auteurs.
A l’heure où le cinéma nous propose aussi de regarder le film des frères Arash et Arman T. Riahi, Everyday Rebellion, lequel porte exactement sur ce que Sandra Laugier et Albert Ogien citent pour point de départ de leur travail, à savoir les rassemblements et occupations de places, mouvements de protestation contre les pouvoirs, insurrections civiles, mobilisations, cyberactivismes, appels à la désobéissance, il est bon de se demander comment conceptualiser ces mouvements, au-delà de la seule catégorie d’indigné, peu propice finalement à cerner quelque chose qui pourrait bien dépasser le seul cadre de l’émotion. Ne s’agit-il pas de mouvements qui célèbrent le respect de chacun et du pluralisme des points de vue, organisant finalement l’action collective en veillant à laisser à chacun sa liberté de faire entendre sa voix sans instaurer aucune hiérarchie entre elles ?
En l’occurrence, les deux auteurs n’en sont pas vraiment à leur coup d’essai. Ils ont déjà publié, chez le même éditeur, un ouvrage intitulé : Pourquoi désobéir en démocratie ? (2010). Cette autre œuvre analysait les premières manifestations des phénomènes cités ci-dessus et repris en compte dans ce nouveau livre. Mais elle étudiait la désobéissance civile à partir du prisme de la justification morale et politique. Entre les deux ouvrages, il y a, bien sûr, continuité dans la méthode. Ils examinent tous deux ces désobéissances et autres mouvements de protestation. Ils tentent l’investigation de ce qui n’est pas clairement représenté dans les médias ou dans les commentaires de presse. Ils s’étonnent surtout de la simultanéité des revendications, certes dans des conditions économiques et sociales mondialisées, face à l’aggravation du chômage, du caractère implacable des relocalisations, de l’extension de la pauvreté et de la détresse sociale.
Pour autant que la méthode s’y prolonge, cet autre volume n’a pas le même objectif. Il entend plutôt analyser les résonances des mouvements les uns par rapport aux autres, afin de déceler les formes nouvelles que prend l’activité politique, et de déterminer l’avenir ainsi ouvert à la politique. Aussi focalise-t-il son attention sur le respect du pluralisme dans ces mouvements, la liberté d’expression personnelle, le rejet de la hiérarchie, l’exigence absolue de l’égalité, le refus de la logique oligarchique des partis, la propriété sociale de l’information. Il semble clair, en effet, que les mouvements en question ne procèdent pas des mêmes formes que celles auxquelles les politiques (les partis) et les chercheurs (le lien à l’Etat) sont habitués. Ils inventent leur forme pas à pas, dans le cours des actions collectives, les citoyennes et les citoyens s’y engagent en s’attachant à tisser temporairement un ordre de relations sociales qui suit et renouvelle les principes qui, d’après les auteurs, sont au fondement de l’idée même de démocratie (encore faudra-t-il revenir sur la conception que s’en font les auteurs).
Disons, dans un premier temps, qu’en suivant le fil conducteur du déploiement dans ces mouvements de l’égalité des droits, de voix et de responsabilité de chacun, du respect de la dignité des personnes, du développement de l’autonomie des individus, de la défense du pluralisme des modes d’existence, quelque chose de nouveau peut être capté dans ces mouvements, dont une des propriétés, par ailleurs, est bien de relever d’actions extra-institutionnelles. C’est là que le problème de la conception de la démocratie à l’aune de laquelle le commentaire est brossé revient en avant. Les deux auteurs cherchent à élucider, dans ces mouvements, la forme de vie que créent et appellent ces actions, et cette forme de vie est proprement ce qu’ils appellent démocratie. En quoi on pourrait, de ce fait et en contrepoint, confronter les démarches différentes que sont celle de ces auteurs et celle de Daniel Cefaï, qui dans Pourquoi se mobilise-t-on ? (2007), portait un autre regard sur les théories de l’action collective (et sur ces actions mêmes), en s’appuyant sur la volonté de réhabiliter l’héritage de l’école de Chicago, en partant des premiers travaux dressant une historiographie des notions de foule et de masse.
Ce qui est d’abord caractéristique de l’ouvrage de Laugier et Ogien, c’est le ton donné à l’exposé du résultat de leurs travaux. Il apparaît immédiatement que l’objectif, cette fois, de réfuter l’idée de dépolitisation des citoyens, et de combattre les lieux communs portant sur la désaffection de ces derniers relativement à la chose publique, ne se départit pas de l’idée selon laquelle la désobéissance civile – selon la formule de Henry David Thoreau – n’est pas une menace pour la démocratie, ni une de ses limites. Elle en constitue la vitalité propre, dès lors qu’elle met l’accent sur la manière dont on conçoit le respect pour l’idéal démocratique. En ce sens, si le but de l’ouvrage est bien de « saisir les usages que des citoyens peuvent faire de la notion de démocratie, lorsqu’ils remettent en cause la légitimité des pouvoirs qui les gouvernent », il réussit à remplir son « contrat » avec le lecteur qui accepte de se lancer sur ce chemin.
Encore convient-il de surmonter un premier obstacle, dont les auteurs ne font pas mystère. Il est celui de l’articulation dans l’ouvrage entre des mouvements aussi disparates que possible (et que les auteurs ne confondent jamais) par le contexte, la géographie, les ressorts historiques, et sans doute les objectifs : Tunis, les Printemps arabes, Yémen, Ukraine, Thaïlande, les indignés de Wall Street, les protestataires de Madrid, les tombeurs de dictateurs, ainsi que tous ceux qui crient, avec plus ou moins d’efficacité : « dégage », « le peuple veut », « Y en a marre », « vous ne nous représentez pas »,... Au total, montrent les auteurs, ces mouvements, dans leur extrême diversité (mouvements pour l’instauration de la démocratie, mouvements dans les démocraties installées,...), font droit à quatre éléments communs, tournant autour de la forme des mouvements :
- Le premier est le fait que ces mouvements se constituent autour d’un même motif, affirment-ils, la démocratie, si l’on entend par là la revendication de la dignité des personnes, de la probité des gouvernants, de la transparence de l’action publique, de la fin de l’impunité des dirigeants corrompus, de la suppression des privilèges des possédants, de l’indépendance de la presse,... ;
- Le deuxième élément est lié au fait que ces mouvements, nés hors de tout encadrement officiel par des partis ou des syndicats, restent modestes quant aux engagements mis en œuvre et au type de succès qu’ils croient pouvoir obtenir, en appréciant leur réussite sur un mode mineur, dont le premier critère est d’avoir au moins réussi à rassembler des personnes ;
- Le troisième élément est le souci de préserver l’unanimisme de la revendication qu’ils expriment ;
- Et le quatrième a trait au choix stratégique de la non-violence (même si cette violence et des affrontements ne sont pas exclus).
L’application du terme « démocratie » à toutes sortes d’actions peut surprendre. Outre un parti pris d’auteur tout à fait légitime, elle est justifiée par le fait que les termes employés par les « indignés » sont expressément ceux qui ont justifié les luttes et les combats politiques du siècle dernier (justice, liberté individuelle, condition humaine). Elle est justifiée aussi autrement par les auteurs : pour eux, l’inventivité politique ne connaît pas les frontières que dressent les Etats, les traditions ou les cultures. Elle trouve, enfin, une dernière justification dans l’idée selon laquelle une expérience politique faite en un lieu de la planète, peut servir à orienter celle qui se déroule ailleurs.
Pour le dire autrement, les auteurs font le pari suivant : les formes nouvelles que prend l’activité politique traduisent l’évolution de la conception que les citoyens ordinaires se font de la démocratie et reflètent la transformation du rapport qu’ils entretiennent avec la politique. On pourrait préciser cela de la manière suivante : les auteurs prennent au sérieux le discours traversant ces manifestations : nous ne sommes pas en démocratie ! Nous ne le sommes pas, s’il s’agit de renverser une dictature, mais nous ne le sommes pas non plus dans les démocraties instaurées. Ce qui revient à traiter la démocratie autrement : non comme un régime politique, mais comme un principe, au sens d’une volonté d’agir en politique en restant « fidèles à une attitude respectueuse des choix de vie de chacun, porteuse d’un idéal de dignité des personnes, soucieuse d’un respect de l’égalité, s’opposant à toutes les discriminations et toutes les injustices, et livrant à la connaissance des citoyens l’intégralité des informations d’intérêt public qui les concernent ».
Ce sont par conséquent les pratiques de la politique qui méritent d’être prises en compte : décision par consensus, rejet de la règle de la majorité, refus de la parole unique, refus de la hiérarchie dans l’expression des voix, attribution des responsabilités par le volontariat,... La démocratie est devenue, dans ce cadre, une aspiration, et une exigence morale et politique. Elle s’élève, souvent en Europe, et pour distinguer des mouvements, sur la base de l’érosion de l’Etat social, du chômage de masse, de l’abandon et de la désespérance de la jeunesse, de l’accroissement des inégalités et de la pauvreté, de l’affairisme et de la surdité des dirigeants aux préoccupations de ceux qu’ils dirigent.
Le déroulement de cette perspective est fort bien dessiné par le sommaire de l’ouvrage. Il distingue 5 parties : Le monde change, les formes du politique aussi ; Politique du pourquoi, politique du comment ; Politiques de l’ordinaire ; La liberté de faire ; Vouloir la démocratie. L’ensemble débouche, on ne s’en étonnera pas, sur la nécessité de refonder l’espace de la représentation (politique, s’entend).
Ce n’est pas tant la chronique de la contestation qui est intéressante dans cet ensemble. Elle recoupe largement d’autres ouvrages, constamment cités en note. Où l’on va de l’effervescence des premiers jours aux amertumes des derniers. C’est plutôt ce constat : partout et de manière publique et médiatisée, la perte de légitimité des personnels de pouvoir est évidente, plaçant le plus souvent les dirigeants et les dirigés sur un pied d’égalité. C’est donc aussi largement le principe de la représentation qui est pris à parti. D’un mot donc : qu’ils s’en aillent, ils ne représentent pas la démocratie !
Mais, de ce fait la question devrait se poser aussi de savoir comment on peut et doit juger de la légitimité de tels mouvements, d’autant qu’un présupposé gouverne en permanence cette question, celui de ne prendre un mouvement au sérieux que s’il s’attache à proposer un modèle de substitution et à penser les modalités pratiques du changement. Le débat est là plus délicat, d’autant qu’il doit répondre à ceux qui méprisent ces mouvements pour manque de légitimité, puisque, justement, ces mouvements protestent contre des formes devenues réductrices et caricaturales de légitimité démocratique. Encore convient-il d’établir si le décalage entre la politique de la rue et la politique des urnes est vraiment la preuve d’un désaveu, et de quelle nature. Devons-nous parler de démocratie sauvage, si par cet adjectif on renvoie aux travaux de Miguel Abensour (l’intempestif, le libertaire, l’indéterminé,...), si on n’a pas songé aussi à Alain Brossat ? Encore convient-il aussi de prendre des distances avec les commentaires un peu rapides qui se focalisent uniquement sur la jeunesse des participants, au prétexte que ces forces combattent des instances vieillies incapables de s’adapter à l’évolution de sociétés soumises à l’individualisme.
Bien sûr, l’orientation de l’ouvrage contribue à redéfinir le terme « politique », qui ne saurait plus qualifier les seuls faits tournant autour de la conquête et de l’exercice du pouvoir de diriger une société. L’habitude prise de la déterminer ainsi ne peut que rendre aveugle à ce qui est en jeu. Les auteurs en profitent évidemment pour revenir sur des concepts aussi essentiels que « peuple », « politique », « démocratie »,.. faisant comparaître de nombreux penseurs et philosophes au tribunal de leurs raisons, mais pour aboutir à l’idée selon laquelle la démocratie est bien un projet politique d’une société dans laquelle toute forme d’ordre institué devrait dépendre exclusivement de la libre décision des individus appelés à définir la nature des relations sociales qu’ils désirent entretenir. Le parcours à travers une série d’analyses théoriques s’imposait aussi : ainsi sont passés en revue les propos d’Alain Badiou (contre l’agitation des mouvements, il faut mettre fin à l’oppression et à la domination en organisant un encadrement efficace), ceux d’Antonio Negri et de Michael Hardt sur la multitude conçue comme sujet politique (différent du « peuple »), ceux de Jacques Rancière sur l’égalité et la démocratie comme affirmation de la capacité égale partagée par tous. La position de Pierre Bourdieu est aussi examinée, mais elle est plus délicate à commenter, puisqu’on parle finalement moins de Bourdieu face aux mouvements examinés (puisqu’il est décédé bien avant, en 2002) que de ses épigones.
Voilà qui conduit au point focal de l’ouvrage, celui que l’on sent poindre rapidement, à savoir la référence au philosophe américain John Dewey, et notamment à l’idée d’une non séparation de la politique et de la vie quotidienne, comme à celle d’une pertinence du savoir politique ordinaire (tout citoyen est qualifié tout autant que n’importe quel autre responsable du destin de la collectivité dans laquelle il vit). S’élever contre le paternalisme, l’élitisme et le conformisme devient une exigence centrale.
Les nouveaux moyens de communication (technologies du portable, informatique, information), qui sont souvent invoqués en tant que moteurs de ces mouvements, sont remis par les auteurs à leur juste place. Certes, ils favorisent des attitudes et des types de relation, mais ne sont pas des déclencheurs. En revanche, ils peuvent servir de métaphore pour la compréhension de rapports humains favorisant l’horizontalité. Mieux vaut trouver ailleurs les « causes » de ces mouvements, sans négliger, bien sûr, l’accélération de la vitesse de circulation de l’information qu’ils rendent possible. Et accorder cette recherche à celle d’une considération différente des formes du politique, qui se manifestent pleinement dans les mouvements de protestation, en étant marqués par une plus grande attention aux faits de la vie ordinaire et au déplacement des hiérarchies qui servaient de cadre traditionnel à la politique. Les auteurs, à ce sujet, n’hésitent pas à recourir à la notion de « care », ce souci des autres qui pourrait aider, pense-t-on souvent, à repenser la domination et le politique. Encore convient-il de ne pas réduire le « care » à un ensemble de prescriptions uniquement susceptibles de donner un caractère moral à nos existences. Le « care » dont il peut être question ici renvoie à une activité, conçue à la fois comme action, perception et attention aux détails perçus, dans la perspective de l’entretien d’un monde humain et social. Autant dire qu’il est bien question de sortir des conceptions froides des relations sociales.
Evidemment, on entre là dans un autre et dernier registre d’analyse. Disons plutôt dans le registre de l’interprétation singulière des auteurs. Cette fois ce sont essentiellement des auteurs anglo-saxons qui viennent en avant, lesquels nous sortent des jugements courants sur les mouvements sociaux : un bon mouvement est un mouvement qui réussit ! Ici, l’affirmation est nette : un échec n’est pas un critère pour la compréhension des mouvements cités. Les auteurs, encore une fois, y insistent : grâce à ces mouvements, ou par eux, il convient de mesurer le changement qui a affecté le rapport que les citoyens entretiennent avec la politique. Le déclin de crédibilité des grandes proclamations idéologiques le prouve. Quand il n’est pas caractéristique de ces mouvements qu’ils fonctionnent à partir d’une détestation à l’égard de l’idée même de pouvoir. La fin de l’ouvrage consiste à détailler ces points en leur donnant un support philosophique. Entre la dignité et la question de la violence, entre les fins visées (sans doute une forme de bonheur) et la redécouverte de l’humain, les auteurs discernent les éléments dont ils ont besoin pour refonder l’espace de la représentation (politique), en particulier à partir d’une conception de la pluralité des moyens d’agir. Mais surtout, les éléments indispensables pour réaffirmer que la démocratie est, en son principe, un état dont il faut admettre qu’il est voué à n’être jamais complètement atteint. La formule est à méditer, elle pose, à elle seule, de nombreux problèmes