Les metteurs en scène déplacent les murs et les moeurs du théâtre. La recherche scientifique se doit de remanier ses perspectives, en conséquence.

Au point de départ du travail qui a conduit à la rédaction de cet ouvrage, des œuvres théâtrales qui s’adressent aux sociétés contemporaines. Mais qui n’a pas observé que depuis les années 2000, certaines d’entre elles sont devenues « performatives » ou « interdisciplinaires » ? Elles sont nommées ainsi parce qu’elles ne sont pas narratives, et combinent théâtre, cinéma, musique, danse, performance. Mais ce n’est pas tout. Elles font reposer le travail de production théâtrale entièrement sur le 5ème mur. Si cette notion n’est pas claire pour tous, soulignons que ce « mur » n’en est pas un, physiquement parlant, parce que « c’est l’écran noir de l’esprit du spectateur », selon la formule de Romeo Castellucci. Ce « mur » se développe « à la manière d’une sorte d’épiphanie individuelle qui échappe totalement à mon contrôle », dit encore le metteur en scène, dans un des entretiens publiés dans ce livre.

Nombre d’œuvres théâtrales contemporaines dressent des scènes que l’on ne peut pas décrire autrement que par les principes de leur production : écriture de plateau, théâtre documentaire, multimédias, interdisciplinarité, etc. Même si elles diffèrent des performances artistiques (au sens des arts plastiques), elles obligent à reprendre à nouveaux frais les concepts de la dramaturgie, des études théâtrales, à repenser aussi des formes qui ne se définissent plus par l’hégémonie du texte, de son incarnation, insistant sur la pulsion contre la représentation, avançant une dimension corporelle nouvelle, redéfinissant la théâtralité comme processus préexistant au théâtre même.

Enquête sur des réalisations

Romeo Castellucci, Rodrigo Garcia, Boris Charmatz, Jérôme Bel, Frank Castorf, Claude Régy et quelques autres ont déplacé la pratique théâtrale. Il ne s'agit plus tant d'une relation à des spectateurs plus ou moins structurés en un public, que de la relation scène-salle, en refusant les conventions traditionnelles, et en explorant des modes de relations plus directs.

Mette Ingvartsen, par exemple, s'en explique : « J’étais intéressée par les affects et les sensations produits dans le corps du public, presque comme une sorte d’endroit de spectacle », et elle ajoute « imaginer que le spectacle se fait à l’intérieur du corps du public, et pas du tout sur scène, même s’il y a des choses (sur la scène) ».

La notion de « performance », empruntée aux arts plastiques, réussit-elle à dénommer l'ensemble de ces expériences ? Ne convient-il pas de resaisir ces approches et le vocabulaire permettant d’en rendre compte ? Et surtout de repenser les méthodes et les concepts avec lesquels on les appréhende, en particulier dans les milieux de la critique ou de la recherche ? C’est de ce constat et de ces questions qu’est né cet ouvrage.

Les metteurs en scène déplacent les mœurs esthétiques. La recherche scientifique se doit de remanier ses perspectives. Trois universitaires, associés dans la même équipe du CNRS, retravaillent la connexion entre le monde académique et celui des arts. Ils ouvrent la théorie à la nécessité de renouveler les outils théoriques afin de mieux comprendre la relation entre la scène et la salle. Ils ont travaillé directement à Nanterre, au cœur du théâtre des Amandiers et à partir de séminaires publics confrontés aux mises en scène de 11 créations : Jerk (2008) de Gisèle Vienne, La Mélancolie des dragons (2008) de Philippe Quesne, L’épisode I (2009) du projet Life and Times (2009-2015) de Nature Theater of Oklahoma, Sur le concept du visage du fils de Dieu (2011) de Romeo Castellucci, Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni (2013) de Daria Deflorian et Anonio Tagliarini, Adieu et merci (2013) de Latifa Laâbissi, By Heart (2013) de Tiago Rodrigues, Monument O : hanté par la guerre (1913-2013) (2014) de Eszter Salamon, 69 positions (2014) de Mette Ingvarsten, Compassion (2016) de Milo Rau, Nachlass, pièces sans personnes (2016) de Rimini Protokoll.

D’autres metteurs en scène ont été invités à venir expliquer leurs projets et options artistiques. Des lieux fort différents ont donc été explorés, des temporalités et des sonorités éclatées. C'est aussi des moments de spectacles qui se construisent en croisant des arts différents : musique, danse, comédie, etc. exigeant de la part des comédiens et des techniciens de nouvelles prouesses. Des sons qui peuvent aller du hurlement à la musique, mais aussi, du point de vue de la voix, jusqu’à renoncer au premier attendu élémentaire de la scène théâtrale, l’audible et le compréhensible, remplacés par le murmure ou la confidence. Des temps plutôt apaisés par rapport à une autre époque. Les actions qui s’enchaînent en prenant le temps qu’elles nécessitent. Aucun coup de théâtre. La représentation se déroule.   

Des entretiens

L’ouvrage s’ouvre par une série de photographies de spectacles, version pédagogique de l’entrée en matière. Puis, pour résumer, il se compose d’entretiens et de considérations générales conduites autour des nouvelles conceptualisations proposées, telles que le « composite et le commun », « la représentation dramatisée », ce dernier point englobant l’adresse des œuvres, la scène, la salle et le monde.

Les entretiens sont conduits avec des artistes lors de séminaires, de lectures particulières de ce qui se réalise, de réflexions de témoins, etc. Ils sont répartis en trois « Cahiers d’entretiens », que le lecteur peut compléter grâce au code d’accès du site sur lequel il peut trouver tous les propos (QRcode à l’appui). Le décryptage des entretiens préserve toutefois les traces de l’oralité, et ne cherche pas à tout unifier. Un axe traverse l’ensemble des propos : la question de savoir comment une question sociale ou politique devient une question de théâtre : par exemple, la faillite de la Grèce, l’avancée en âge, l’éducation sexuelle, le religieux, etc.

Les spectateurs

Au cœur de tous les propos, comme au cœur du commentaire général, une question centrale : les spectateurs. Dans la mesure où ces exercices théâtraux ont une dimension performantielle, il est clair qu’ils leur confèrent un nouveau statut. Castellucci affirme qu’il ne s’adresse qu’au spectateur, « qui est le monarque absolu du théâtre aujourd’hui ». Ce théâtre, dans son ensemble, diffère non seulement du théâtre classique, mais aussi du théâtre de Jean Vilar, y compris dans son axe général. Castellucci encore : « Le théâtre est une façon de nous faire nous sentir seul. C’est un dispositif qui déclenche une solitude ». « C’est le cinquième mur qui est l’écran noir de l’esprit du spectateur. C’est la pellicule vierge où la troisième image s’imprime »

Il est vrai que, sur les scènes contemporaines, le choix des éléments est un acte explicite et volontaire obligeant les spectateurs à de nouveaux efforts, en lien avec leur éducation esthétique. S’y côtoient genres et médiums, textes, vidéos, arts visuels, performances, réalité virtuelle, poésie, cultures (savantes, populaires, scientifiques, littéraires, socio-politiques…), ainsi que des références pratiques, mais aussi codes, modèles voire clichés et représentations collectives. On voit se confronter ou s’entremêler sur les plateaux, parfois sur un même plan et à un même niveau, des médiums déhiérarchisés, artistiques ou non… Des textes de sources diverses, une émission de télévision, etc. Ces éléments hétérogènes sont cependant plutôt connus du public, et il les identifie plus ou moins.

Que provoquent de tels protocoles chez les spectateurs ? Pris dans le système représentationnel d’une scène, le geste mental d’assembler les matériaux hétérogènes proposés à la vue ou à l’ouïe s’apparente au mouvement décrit par Nicolas Bourriaud, dans le champ de l’art contemporain, comme un acte de « postproduction » : opérer des traitements sur des sources préexistantes, à la manière du sample du DJ. La culture mondiale est ainsi considérée comme une « boîte à outils ». Ce qui importe c’est la mise en jeu, l’activation de ce qui est transporté sur la scène, ce qui constitue un moment partageable avec les membres du public. Ce qui peut être appelé « hétérogène » s’apparente plutôt à de l’interdiscipline. Point sur lequel l’ouvrage insiste avec pertinence, comparant par là au passage, le théâtre, les arts plastiques, mais aussi les cursus universitaires.

La création vivante déploie donc des formes qui assument une ambiguïté quant au statut d’illusion ou de réalité, de ce que la scène propose. Le cadre frontal est clair, la rupture entre présent de la salle et action scénique aussi, cependant le réel émerge par effraction et abolit toutes les distinctions qui semblaient avoir été mises en place auparavant. Comprenant, ainsi l’explique Latifa Laâbissi, l’inconscient. Du coup, la modulation de l’attention du public est généralement assumée par les artistes. Philippe Quesne précise de manière contradictoire, mais susceptible de pousser à la réflexion : « Faire du théâtre, c’est imposer beaucoup de choses au spectateur… Au théâtre, j’ai bien conscience que nous sommes des kidnappeurs spatio-temporels. C’est un art très violent, qui indispose, on le voit. Il y a un rapport à l’ennui que j’utilise comme levier dramaturgique, parce que mon théâtre est débarrassé de tensions dramatiques liées à des trahisons, des meurtres, du sexe. »

Cette recherche universitaire passionnante, qui en complète d’autres, montre de surcroît que ces spectacles mettent en scène des façons de percevoir ou d’être perçu dans ce temps partagé. Voir, percevoir ou être perçu fait de l’effet, toute représentation ou le fait d’être en représentation agit sur la vie de celui ou celle qui s’y prête, qu’il l’investisse, la subisse ou la déjoue. Reste que l’expérience de ce théâtre, dans tous les cas, revêt une dimension critique dans une société vouée à l’efficacité immédiate, au temps court et à l’accélération permanente. Elle invite à apprécier la richesse d’une relation humaine, y compris dans ses errances ou ses tentations de domination, dans laquelle travaillent ensemble savoirs, doutes, langages et sensible.