Dans le cadre d'une présentation stimulante, Alexis Metzger revient sur la définition de la catastrophe climatique, qu'il convient de replacer dans un contexte géographique et historique.

Le réchauffement climatique actuel est souvent illustré par diverses catastrophes climatiques comme les incendies, les inondations ou les sécheresses. Pour autant, il convient de distinguer ces deux phénomènes. L’expression de « catastrophe climatique » est elle-même trompeuse car elle relève aussi d’éléments politiques et sociaux. Par ailleurs, le géographe doit les repenser dans un jeu multiscalaire, tout en décentrant son regard afin de comprendre comment les diverses sociétés abordent ces phénomènes climatiques. Le géographe Alexis Metzger*, dans son dernier livre Catastrophes climatiques. 21 idées reçues pour comprendre et agir aux éditions Le Cavalier Bleu, déconstruit et nuance certaines idées reçues, pour mieux aborder les catastrophes climatiques à travers l’histoire et les territoires.

 

Nonfiction.fr : Sécheresses, inondations, incendies, ouragans, les catastrophes climatiques semblent être liées à des extrêmes météorologiques. Vous nuancez néanmoins ce postulat en introduisant des données sociales et montrez notamment qu’il s’agit aussi de catastrophes politiques. Comment avez-vous pensé les catastrophes climatiques pour écrire cet ouvrage ?

Alexis Metzger : Au fil de lectures et de cours que j’ai donnés, je me suis rendu compte qu’il existait une sorte de « climatisation excessive » des catastrophes climatiques. Rien que l’adjectif (climatique) oriente de suite l’interprétation ! On peut en effet facilement penser que les facteurs climatiques sont prépondérants dans la causalité de la catastrophe. Alors que si l’on passe en revue plusieurs catastrophes récentes ou plus anciennes, on se rend compte que les éléments du climat (un extrême sec, une période très pluvieuse…) entrent en compte très différemment dans la balance. On devrait plutôt parler de catastrophes géo-climatiques, pour redonner l’importance aux territoires et à la façon dont ils sont organisés et gérés, pour comprendre une catastrophe. Ou bien de catastrophe socio-climatique. Attention, je ne dis pas du tout qu’une variabilité climatique - qui peut être extrême - ne joue aucun rôle dans le déroulement d’une catastrophe (comme une vitesse de vent très élevée causant des dégâts importants). Mais j’appuie l’idée que pour bien comprendre une catastrophe, il est nécessaire de regarder l’ensemble des composantes du socio-écosystème, dont les composants naturels (mais pas que climatiques, environnementaux également), culturels et politiques, entre autres. Les travaux d’Alexandre Magnan ont par exemple été très précieux pour envisager cette lecture plus complexe des catastrophes.

 

Les conditions météorologiques sont de plus en plus prises en compte en histoire et peuvent parfois expliquer certains événements. Emmanuel Le Roy Ladurie compare ainsi l’orage de 1788 à une gâchette amorçant la Révolution française. Vous insistez davantage sur la « catastrophe » comme un événement parmi d’autres qui, ensemble, conduisent au printemps 1789. La catastrophe climatique ne prendrait-t-elle pas forcément une forme plus radicale dans des sociétés politiquement fragilisées ?

C’est très difficile à dire. Que signifie exactement l’expression de société politique fragilisée ? Est-ce qu’un aléa climatique touchant par exemple aujourd’hui la Birmanie est plus susceptible de devenir une catastrophe que dans des pays où des élections ont lieu démocratiquement ? Est-ce que la France ne peut pas être considérée selon votre prisme comme politiquement fragilisée quand nombre d’électeurs ont fait le choix du vote blanc, ou nul, ou de choisir certains représentants politiques par défaut ? Je m’éloigne peut-être de votre question mais je pense que ce sont plutôt certains choix territoriaux politiques, sociaux, culturels, faits à certaines époques, qui expliquent la radicalité de la catastrophe. On peut aussi parler de la « remarquabilité » d’un événement (dont climatique) comme l’a développé Martin Boudou dans sa thèse. Ce sont ces choix qui ont conduit certains groupes à être vulnérables à des aléas climatiques (construire en zone inondable, prélever du corail, construire de gigantesques réservoirs censés faire face à des périodes de sécheresses mais incitant l’agriculture à être plus intensive…). A mon avis, le curseur de la fragilisation dont vous parlez est difficile à placer car il est très dépendant des lieux, des groupes humains considérés et aussi des époques. Si un aléa climatique se transforme en catastrophe, je pense qu’il est difficile de l’interpréter seulement selon les conditions politiques du moment. Par contre, là où je vous rejoins, c’est que bien évidemment le rôle du politique, à tous les niveaux, est important, tant pour expliquer les racines de la catastrophe que pour analyser l’alerte et les mesures prises très peu de temps en amont.

 

Vous abordez les catastrophes climatiques sous un angle multiscalaire et montrez qu’elles touchent souvent des territoires précis. Quelles sont les caractéristiques des espaces les plus touchés par ces phénomènes ?

Nombre de publications tentent de faire émerger des espaces plus à risques que d’autres, notamment face au changement climatique. Vous pouvez assez facilement tomber sur ces cartes qui localisent des régions vulnérables à des inondations fluviales, incendies de forêts, montée des eaux, déstabilisation du permafrost. Ce qui me gêne un peu avec ces productions, c’est que les territoires semblent soumis à des risques naturels, dont climatiques, qui détermineraient leur avenir. Or, il me semble que l’on peut difficilement faire émerger des caractéristiques générales car elles évoluent dans le temps, avec des mesures politiques différentes, des hommes qui occupent l’espace différemment. Aurait-on pu prévoir le renversement dans l’attractivité des littoraux comme l’a montré Alain Corbin, induisant une grande vulnérabilité de ces espaces aux surcôtes marines, tempêtes, ouragans ? Y aura-t-il un nouveau Dust Bowl aux États-Unis dans des espaces où sa mémoire n’est plus très vive ? Malgré tout, il est manifeste que certains territoires sont plus à même d’être touchés par des catastrophes climatiques. D’une part, le système climatique est générateur de variabilités et d’extrêmes dont les régions ou trajectoires sont bien identifiées (régions de mousson, trajectoires des cyclones ou des tempêtes…). D’autre part, les hommes se concentrent dans des lieux, dont des villes, qui sont parfois situés dans ces régions où le climat peut connaître des variabilités importantes (par exemple avec une pluviosité liée à la mousson plus ou moins forte selon les années). Mais ces territoires bénéficient aussi de ces variabilités climatiques ! La vulnérabilité de ces espaces est souvent le pendant d’une ressource climatique qui a permis aux hommes de s’y installer.

 

La construction d’infrastructures ou encore l’éducation aux risques sont autant de mesures mises en place par les pouvoirs publics pour limiter les catastrophes climatiques. Sur quels critères doivent reposer ces actions pour porter leurs fruits ?

C’est peut-être un peu excessif ce que je vais dire, mais je ne suis pas certain que les infrastructures soient d’une si grande efficacité pour limiter les catastrophes. Une digue, un barrage-réservoir qui accumule de l’eau, une construction para-cyclonique, tout peut flancher face à un événement de très grande ampleur. Dans la mesure du possible, ne faudrait-il pas essayer de mieux faire avec les aléas ? D’essayer de vivre avec sans forcément développer de grandes infrastructures de protection ? Selon les aléas climatiques, c’est certes plus facile à dire qu’à faire ! Il existe des endroits, par exemple en France, où l’inondation n’est pas un « problème » ; nous avons proposé avec Jamie Linton de la considérer comme une sorte de patrimoine dans un livre récent   , en prenant des exemples grâce à différentes contributions en France mais aussi en Inde, au Canada ou en Grande-Bretagne. Encore faut-il qu’elle soit de progression assez lente. En ce sens, c’est bien l’éducation aux risques qui est primordiale pour connaître à la fois l’histoire de ces aléas, leurs dynamiques, et les mesures à prendre lorsqu’il survient. Dans des lieux où des infrastructures semblent nécessaires, c’est tout le volet participatif (et pas seulement informatif !) qui serait encore à développer. Les infrastructures censées protéger les groupes humains des aléas peuvent renforcer les inégalités sociales ou ne pas être adaptées aux contextes locaux. C’est aussi ce que je montre dans le livre en prenant quelques exemples historiques, notamment en Inde. L’endiguement des grands fleuves a été fait principalement par les ingénieurs anglais, arrivés avec leurs idées « modernes ». Terre et eau devaient être séparées, alors que les agriculteurs étaient habitués aux inondations et en tiraient profit.

 

Nos sociétés ont le sentiment que les sécheresses ou canicules alternent de plus en plus avec des inondations particulièrement violentes comme celles qu’ont connu les Alpes-Maritimes au dernier automne. Quel est le lien entre le réchauffement climatique et les catastrophes climatiques ?

Il est clair que ces événements climatiques sont de plus en plus visibles et médiatisés. Aujourd’hui, un événement extrême fait le tour du monde grâce à la télé, à Internet, Twitter… et cette impression que le monde enchaîne extrêmes climatiques sur extrêmes climatiques est très forte. En prenant un pas de recul, il faut distinguer plusieurs éléments. Tout d’abord, le nombre de personnes exposées aux catastrophes augmente, c’est indiscutable, précisément en lien avec ce que je disais avant : des espaces soumis à des aléas climatiques sont aussi des lieux ressources (comme les grandes plaines alluviales et les littoraux). Ensuite, plusieurs études montrent bien que certains aléas climatiques auraient eu beaucoup moins de chance de se produire en l’absence de réchauffement climatique. Selon l’ancienneté des données dans des lieux précis, les collègues climatologues et statisticiens montrent bien que certains extrêmes sont plus fréquents. Mais tout dépend des espaces et des pas de temps considérés. Enfin, il est important de bien revenir à l’analyse territoriale et politique d’une catastrophe climatique. Par rapport à votre question précise, c’est plutôt le lien entre le réchauffement climatique et les aléas climatiques qui est étudié, via ces études d’attribution que je viens d’évoquer. Par contre, concernant le lien entre le réchauffement climatique et les catastrophes climatiques, il est parfois trop facile de mettre sur le dos du réchauffement climatique une catastrophe climatique précise, plutôt que d’accuser des responsabilités humaines. Je renvoie par exemple ici aux travaux de Peter Rudiak-Gould ou Danny Marks (à propos des inondations à Bangkok en 2011) ou encore James Painter ou Maëlle Calendra. Cette approche critique, entre anthropologie et political ecology, n’a sans doute pas encore assez de place en France.

 

La place accordée par les médias aux phénomènes climatiques extrêmes ne contribue-t-elle pas à une mauvaise compréhension de ces événements et à une confusion entre des catastrophes climatiques et des événements davantage récurrents ?

Ces événements peuvent être très dommageables, faire des morts, déstabiliser des territoires. Selon moi il est normal d’en parler dans les médias et je n’ai pas l’impression que leur place est trop importante. Par contre, cette focale mise sur l’exceptionnel masque les potentialités climatiques des territoires, pour reprendre l’expression de Denis Lamarre. L’émission Météo à la carte montre très bien en quoi chaque climat en France est liée à un terroir, à une production agricole, voire à une architecture. Sans tomber dans le déterminisme bien sûr, je pense que les médias devraient aussi plus mettre l’accent sur ces richesses qu’offrent les climats dans le monde, qui ne sont extrêmes que très rarement. En outre, chaque événement catastrophique devrait sans doute mériter une approche un peu plus complexe. Est-ce que certains journalistes ne cèdent pas trop facilement à des idées reçues : « c’est du jamais vu ? », « on n’y pouvait rien ? ». Cash investigation pourrait se pencher sur certaines catastrophes pour justement voir en quoi le facteur climatique est l’arbre qui cache la responsabilité politique, d’aujourd’hui ou d’hier.

 

Vous montrez bien que la catastrophe climatique n’est pas abordée de la même manière en fonction de la société envisagée. Quelles sont les différences majeures que vous avez relevées ?

Il y aurait encore beaucoup de travail à faire pour comprendre comment c’est une certaine gestion (prévision, prévention, alerte…) des catastrophes climatiques qui s’est imposée petit à petit dans le monde. Au gré de la colonisation ? Est-elle venue des Empires pour s’imposer presque partout dans le monde ? En lisant plus de travaux d’historiens ou d’anthropologues, je me rends compte à quel point une gestion unifiée de la catastrophe est dommageable pour les territoires et les hommes qui y vivent. Car vivre avec les aléas climatiques, c’est aussi une adaptation partie-prenante d’une certaine culture, que je vais essayer d’analyser dans un futur livre que je dirige   . Les critiques sont aujourd’hui assez fortes sur une protection de la nature made in Occident qui s’est imposée un peu partout, comme le montre très bien Guillaume Blanc dans son dernier livre sur l’Éthiopie. Mais il y aurait encore beaucoup à faire pour comprendre en quoi se protéger d’éventuelles catastrophes, via une perception moderne de la nature et du climat pensée par l’Occident (pour faire simple), c’est balayer tout un pan des cultures locales et des façons de vivre avec les potentialités climatiques des territoires (comme est l’inondation dans ce très beau film qu’est Los Silencios, 2017). Donc, pour répondre un peu plus à votre question, effectivement, j’ai essayé de mettre en avant dans le livre la pluralité des façons de faire avec des aléas climatiques parfois catastrophiques. Les acteurs expliquant la catastrophe ont aussi un certain pouvoir d’ « administration de la preuve » diversifié selon les exemples abordés (experts scientifiques, hommes politiques, religieux…). Il existe aussi toute une prévention qui est différente selon les territoires, par exemple concernant les incendies de forêts que sécheresses et vents peuvent attiser. In fine, trop naturaliser (i.e. climatiser) la catastrophe, c’est placer un élément climatique « général » en avant (la pluie, le vent…), alors que c’est aussi ce qui n’est pas climatique qui rend une société plus ou moins exposée.

 

* L’interviewé : Alexis Metzger est chercheur postdoctoral à l’université de Lausanne, au sein de l’Institut de géographie et durabilité. Il est également membre du Centre interdisciplinaire de recherche sur la montagne. Il travaille sur les risques environnementaux en combinant approches historiques et géographiques et se focalise particulièrement sur le fleuve Rhône, en Suisse. Il s’intéresse également aux représentations du climat dans des images dont des peintures. Sa thèse était consacrée aux représentations de l’hiver dans la peinture hollandaise du 17e siècle, en croisant géohistoire, histoire de l’art et histoire du climat. Avant d’arriver à l’université de Lausanne, il a été postdoctorant aux universités de Limoges et Strasbourg et a formé les étudiants de l’Ecole Normale Supérieure aux enjeux environnementaux dans le cadre de son poste d’ATER.

Émission de France Culture sur le petit âge glaciaire.

Dernier article publié sur des photos d’inondations : https://journals.openedition.org/mappemonde/5069