Autour du cas de la pandémie de covid, deux philosophes examinent la tentation du repli national et défendent l’horizon de la coopération internationale.

Depuis dix ans au moins, Alain Renaut poursuit le projet d’une philosophie de la vulnérabilité dans le cadre général d’une théorie de la justice globale. En 2011, avec Quelle éthique pour nos démocraties ?, il s’interrogeait sur les conditions de la dignité. En 2013, il poursuivait sa réflexion avec Un monde juste est-il possible ? Finalement en 2015, avec L’injustifiable et l’extrême, il a systématisé sa démarche sous la forme d’un Manifeste pour une philosophie appliquée. C’est donc dans cette filiation que sont pensés les problèmes posés par la crise pandémique, dans un nouvel ouvrage conçu en compagnie de Geoffroy Lauvau, avec lequel Alain Renaut a déjà publié, tout récemment, La Conflictualisation du monde au XXIe siècle (Odile Jacob, 2020).

L’extrême : états et situations

Le choix épistémologique des auteurs est identique à celui énoncé dans le Manifeste de 2015 : partir de l’expérience (alors deux longs séjours à Haïti et Yaoundé), c’est-à-dire penser ex datis plutôt qu’ex principis, comme le fait le plus souvent la philosophie normative, même si la dimension normative est bien présente dans ce livre. Dans l’ouvrage matriciel comme dans celui-ci, on considérera les données auxquelles le monde confronte le philosophe en termes de pauvreté, de violence et de risque : les trois éléments dont la conjonction produit l’extrême   . Pour bien comprendre la démarche des auteurs, il convient de préciser comment doit être caractérisé cette notion d’extrême et de proposer une distinction, assez inhabituelle, entre états et situations extrêmes.

Les états extrêmes associent classiquement une extrême pauvreté, une extrême dépendance et une extrême vulnérabilité. Les situations extrêmes seront alors « celles dont l’élément déterminant est désigné comme de teneur “éthique” sous deux rapports possibles »   : d’une part, là où est remis en cause notre propre statut de personne (exemple des détenus des camps de concentration) et, d’autre part, là où la remise en cause concerne « le statut de personne de l’être que nous rencontrons »   , à tel point que surgisse la terrible question suivante : « Cet autre, est-ce vraiment moi ? ». Or, le registre sanitaire « par lequel une élaboration de la dimension de l’extrémisation peut nous être fournie, procure dans sa teneur clinique une double entrée »   , puisqu’il est question de la possibilité même de sauver sa vie et, aussi, de s’interroger sur la façon dont l’attaque virale se concentre en des lieux où se manifeste déjà le ressenti de l’extrême. Le projet des auteurs, en se focalisant sur l’étude de la pandémie, permet de comprendre en quoi de telles situations extrêmes « peuvent ou non s’articuler à la manière dont les critères de la pauvreté, du risque ou de la violence se conjoignent habituellement » et « d’inciter à approfondir le sens de telles conjonctions »   .

La crise sanitaire apparaît dès lors comme la démonstration (renouvelée, puisqu’elle était déjà au cœur du livre de 2013) des limites de l’approche ressourciste, laquelle possède pourtant, devant l’urgence, un caractère d’évidence : de la question micro-économique du niveau des ressources nécessaires pour chacun en vue d’assurer sa survie et celle de sa famille, on passe naturellement au plan macro-économique du choix des politiques de nature à réduire les inégalités extrêmes entre les pauvres du monde. Le philosophe post-rawlsien, Thomas Pogge, une des figures marquantes du ressourcisme, est néanmoins critiqué : d’une part, les ressources sont rapidement épuisées et la pauvreté ne peut manquer de réapparaître, et, d’autre part, le risque de dépendance à l’infini n’est pas évité. La critique se fonde, en outre, sur la précieuse notion, que l’on doit à Sabina Alkire, de pauvreté multidimensionnelle. Ce concept souligne que les plus pauvres subissent des privations simultanées en termes de santé, d’éducation et de conditions de vie, si bien que la grande faiblesse des revenus ne s’identifie pas à la pauvreté extrême. Cette dernière doit être dès lors conceptualisée en termes de destitution, c’est-à-dire pour ces victimes de l’extrême pauvreté, « celle d’une part au moins de leur humanité »   .

L’actuelle pandémie, en tant que terrain sur lequel se manifeste la corrélation des extrémisations (risque, violence et pauvreté), est riche d’enseignements pour une philosophie de la crise fondée sur le constat que les pays riches, au-delà d’évidentes différences avec les plus démunis, sont également confrontés à l’extrême, à l’urgent et au prioritaire.

L’action politique peut-elle être justifiée pragmatiquement ?

Les auteurs insistent sur la nécessité d’un questionnement normatif qui concernerait « ce qu’il s’agit de comprendre, d’œuvrer à résoudre et de prioriser »   , nécessité qui se déploie à trois niveaux. Le premier concerne les choix à faire ponctuellement et, par conséquent, les critères d’évaluation à privilégier, lesquels illustrent l’irruption du normatif dans le champ du pratique. Le deuxième niveau, à partir d’une meilleure connaissance de la nature du virus, accentue cette nature normative des choix (par exemple sur le confinement des plus vulnérables versus la valorisation de la responsabilité individuelle). Enfin, le troisième niveau, au plan global, celui de notre responsabilité vis-à-vis des pays les plus démunis (et, plus largement, des exigences du développement humain), doit tenir compte de la dissemblance des situations épidémiques dans des pays dont les contextes géographiques et climatiques sont identiques : ce qui, pour A. Renaut et G. Lauvau, confirme l’insuffisance de l’approche ressourciste qui, rappelons-le, réduit la pauvreté à sa mesure monétaire.

De l’analyse de ces trois niveaux, on déduira l’insuffisance du pragmatisme, compris comme le choix d’agir à l’aune de l’expertise scientifique, des particularités contextuelles ou de l’urgence. Et, a contrario, la pertinence du recours à des critères éthiques pour arbitrer les enjeux des décisions politiques. Mais, les auteurs y insistent opportunément, il convient de se garder de toute tentation relativiste, laquelle, par exemple, permettrait de justifier des actions différentes à partir des mêmes repères. A cette tentation, ils opposent une approche qui soumettrait la prise de décision à des « interrogations en termes de cohérence et de fidélité à une action collective définie par l’adhésion à des valeurs partagées »   . C’est pourquoi le rejet du pragmatisme, tout en reconnaissant que l’on ne peut totalement, dans des situations incertaines, faire abstraction de considérations liées à l’urgence, se fonde sur la façon dont nos sociétés font historiquement le choix des valeurs qui les fondent. A cet égard, il va sans dire que ce choix s’exerce dans des conditions différentes selon qu’il est structuré ou non par les principes de la démocratie.

C’est cette dernière qu’il faut préserver des dangers du repli identitaire et du populisme, tout particulièrement dans son expression souverainiste.

Spectre du nationalisme

La crise sanitaire est, pour les auteurs, paradigmatique des causes qui donnent une forte consistance à la tentation du repli : la peur du risque de contamination (et sa conséquence majeure, la séparation des lieux de confinement de toute extériorité réelle), la responsabilité attribuée à la mondialisation dans la fragilisation de notre espace national et, corrélativement, le souhait du retour des frontières et la fin des projets de coopération internationale. L’engagement d’A. Renaut et G. Lauvau en faveur de la solidarité et de la justice globale, s’il n’est pas une surprise, revêt ici une vigueur à la mesure des passions tristes dont se nourrissent les chantres d’un nationalisme qui, le plus souvent, ne s’assume pas vraiment. Et, en effet, « la dimension éthique des relations internationales risque de se voir profondément niée à l’heure où l’autre est assimilé à une menace alors même que sa vulnérabilité devrait engager à le penser comme un autre moi-même, un alter ego renvoyant à une même norme d’humanité »   . On retrouve la volonté de concilier l’indignation et l’élaboration théorique, telles qu’A. Renaut en avait tracé les grandes lignes dans un article important, « Cosmopolitisme et justice globale. Une approche par l’extrême »   .

L’objectif poursuivi dans la dernière partie de l’ouvrage est clairement énoncé : « Montrer la vacuité populiste d’un discours souverainiste qui s’illusionnerait sur la possibilité et l’efficacité d’un retour à une nation protectrice »   . La démonstration implique une approche correcte d’un terme éminemment polysémique : populisme. Les auteurs choisissent de privilégier le travail de Pierre Rosanvallon   , tant celui-ci se tient profondément éloigné du fantasme de l’homogénéité du peuple, de l’infaillibilité supposée de son « instinct » (lequel contrasterait avec la corruption des élites, définies comme composées d’experts et de politiciens étrangers au monde réel)   . Pour P. Rosanvallon, l’idéal-type du populisme comprend « une conception du peuple centrée sur la distinction entre « Eux » et « Nous », une théorie de la démocratie (privilégiant la libre expression, spontanée et directe, de la volonté générale), une modalité de la représentation (trouvant son principal support dans un “homme-peuple”), une conception de l’économie (correspondant à un “national-protectionnisme“) et un ensemble de passions et d’émotions incluant le “dégagisme“ et le pathos “complotiste”) »   .

Cet idéal-type est heuristique pour analyser le positionnement politique de Michel Onfray et de sa revue, bien mal nommée, Front populaire. C’est en effet sous l’égide du souverainisme que les nationaux-républicains, quelles que soient leurs origines idéologiques, de Chevènement à Didier Raoult, se réunissent pour vanter, contre la démocratie représentative, les vertus supposées d’un peuple mythifié, lequel préexisterait à la construction des nations. Cette conception primordialiste ne peut éviter d’exalter les racines, de chérir les traditions, supposées contenir la vérité de l’identité. Les influences postérieures, étrangères forcément, ne sont alors que dénaturation. M. Onfray ne dit-il pas préférer Proudhon à Marx, le premier « étant issu d’une lignée de laboureurs francs », alors que le second est « issu d’une lignée de rabbins ashkénazes » ? C’est oublier la leçon de Rome : ainsi que le conte Plutarque dans Vie de Romulus, en évoquant la fosse dans laquelle chacun jette une poignée de terre apportée du pays d’où il vient et, une fois l’ensemble des poignées mêlé, désigne la fosse du nom de mundus pour y tracer tout autour, en forme de cercle, le périmètre de la ville, ce n’est pas la terre qui engendre les hommes, « ce sont les hommes qui fabriquent la terre ». Le véritable Romain est donc « un étranger, grandi dans une terre lointaine, venu avec une poignée de sa terre natale pour la mélanger avec celles des autres, de même qu’il se mélangera lui-même avec les autres »   .

Hélas, pour de nombreux auteurs, pourtant estimables, la nation, dans sa dimension quasi ethnique, semble être un horizon indépassable de la délibération politique. A. Renaut et G. Lauvau mentionnent opportunément le cas de Pierre Manent, lequel se réjouit de « la fin du bovarysme européen »   après avoir attiré l’attention sur le risque de « l’espérance mise dans la mondialisation ». Et la distance entre ce scepticisme érudit et le souverainisme populiste est bien moins grande que l’on serait tenté de le penser. Il convient dès lors, concluent les auteurs, face à la crise sanitaire comme face au changement climatique, de refuser le repli identitaire « qui ne peut que précipiter encore plus nos valeurs et principes dans l’abîme populiste »   . Leur livre salutaire apparaît comme une contribution capitale à la philosophie de la vulnérabilité.

 

* Illustration : DR Croix-Rouge française - COM 75 - Alexis ANICE