Un essai d’une actualité brûlante interroge notre rapport ambigu aux caricatures de Mahomet. Ce que nous percevons comme une altérité fanatique et iconoclaste nous pousse-t-il à redevenir idolâtres ?

Est-il besoin de rappeler l’inflammabilité des débats sur la représentation en islam, particulièrement en ce qui concerne la personne du prophète ? L’actualité s’en est tragiquement chargée à deux reprises fin 2020. L’instrumentalisation islamiste et djihadiste de la question est déjà bien connue grâce aux travaux des historiens et islamologues. Tout l’intérêt de ce court essai, écrit dans la foulée de l’assassinat de Samuel Paty, est de dépayser notre approche du sujet.  Comme en 2014 dans un autre essai remarqué, Comment le voile est devenu musulman, Bruno Nassim Aboudrar, historien de l’art professeur à Paris 3, propose une approche originale et dépassionnée.

Il le fait en spécialiste du regard, qui ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre d’un côté la colère qui s’empare, jusqu’au meurtre, de certains musulmans qui voient leur prophète caricaturé, et de l’autre notre vive émotion quand Charlie Hebdo est attaqué, au propre comme au figuré, ou notre colère lorsque des chefs d’œuvre du patrimoine mondial, à Bamiyan en Afghanistan ou à Palmyre en Syrie, sont détruits par des fanatiques. Comment expliquer que ces images, y compris dans une société largement désenchantée, soient devenues si puissantes au point de toucher au sacré ?

Les dessins impossibles

L’auteur le rappelle : le Coran n’interdit pas les images. Ce sont les hadiths (traditions prophétiques) qui expriment la méfiance de Mohammed envers la représentation, à commencer par celle de sa personne. Contrairement à l’idée que l’on s’en fait souvent, la représentation humaine a une réalité dans l’histoire de l’islam, bien que la tendance, accentuée au fil des siècles, soit à l’aniconisme. Le prophète lui-même est représenté, particulièrement dans le chiisme, même si son visage s’est progressivement effacé. Il y a bien en islam une indifférence forte aux images, souvent accompagnée d’une suspicion – mais ce n’est pas un trait essentiel et indépassable. Peut-être sous l’influence du judaïsme, c’est l’idolâtrie qui est condamnée par le Coran. Seul Dieu peut être adoré, et il ne peut être représenté.

Malgré le statut ambigu de l’image en islam, notre regard européen a pleinement intériorisé l’interdiction de la représentation du Prophète, parfois jusqu’à l’autocensure. Il suffit de rappeler le paradoxe de ce manuel d’histoire français qui avait tant fait parler de lui en 2006 : l’éditeur avait choisi – pour ne pas choquer ? par zèle ? – de flouter le visage du Prophète sur une illustration tirée d’une miniature perse du XIVe siècle, alors même que le document d’origine constituait la preuve que des figurations du prophète existent en islam ! Étrange tabou pictural intégré par ceux qui n’y croient pas.

Il est pourtant une image de Mohammed dont nous sommes familiers : ses caricatures. Celles du quotidien danois Jyllands-Posten, qui le premier a publié douze représentations du prophète en 2005 avant qu’elles ne soient reprises par d’autres titres, dont Charlie Hebdo ; ou celles de ce dernier hebdomadaire, que de nombreux journaux étrangers n’osent publier, comme le prophète en noir de Cabu (tué en 2015) qui se plaint d’être aimé par des cons, ou celui de Luz, dont la tête et le turban forment un pénis, et qui la semaine suivant l’attentat du 7 janvier 2015 pardonnait tout.

Mais peut-on vraiment parler de caricatures, au sens étymologique de portrait à charge ? Dessiner n’est pas caricaturer. Certains des dessins du Jyllands-Posten sont neutres et se contentent de donner un corps et un visage à Mohammed. Si ces dessins précis sont considérés comme des caricatures, c’est uniquement parce que l’idée que la représentation du prophète serait blasphématoire a été intériorisée. Mais même les dessins les plus provoquants sont à peine des caricatures selon Bruno Nassim Aboudrar, pour une autre raison. La vraie caricature exige non seulement un sujet de référence, que l’on charge, mais aussi un modèle iconographique : pour être comprise, la caricature s’appuie sur une reconnaissance physique, d’une personne dont le portrait fidèle est connu, ou à défaut qui possède une tradition picturale. Jésus peut être si facilement croqué, par exemple dans la très provocante Assiette au beurre de l’époque 1905, parce que le lecteur a hérité des codes visuels qui permettent de l’identifier.

Comment alors reconnaissons-nous Mohammed chez Charlie Hebdo et ailleurs ? Grâce à la légende qui accompagne le plus souvent ces dessins, et dont se passent aisément les autres personnages caricaturés. Plus compliqué encore : comment les dessinateurs eux-mêmes font-ils pour représenter le prophète ? Ils ne dessinent pas en réalité Mohammed, mais un Arabe, avec tout ce que cela peut impliquer de préjugés et, assez rapidement, de représentations orientalistes voire racistes. D’autant plus que la caricature invite par essence à forcer les caractéristiques physiques, qui se transforment ici en type ethnique. « Ceci (n’)est (pas) Mahomet », nous dit l’auteur en paraphrasant la Trahison des images de Magritte.

Une querelle des images à l’échelle de la planète ?

Ces caricatures provocantes (pléonasme) vivent pour susciter des émotions fortes. Il en va de même aujourd’hui de la plupart des images liées à l’islam, surchargées d’émotions, rire, colère, haine ou peur. C’est le cas de la seconde catégorie d’images qui intéressent l’auteur, ou plutôt… des images de leur destruction par des fanatiques : les Bouddhas multiséculaires de Bamiyan en Afghanistan, détruits en 2001 par les Talibans, ou plus récemment le dynamitage de Palmyre par le groupe État islamique. Et cette question : vivons-nous une nouvelle querelle des images, à l’échelle de la planète, qui opposerait d’un côté des iconoclastes djihadistes, et de l’autre des idolâtres, émus par les destructions et sacralisant des caricatures ? Non : pour l’auteur, tout le monde est idolâtre.

Les Talibans ne peuvent se réclamer d’une tradition iconoclaste musulmane. À quelques épisodes isolés près, il n’y a pas eu dans l’histoire de l’islam de moment iconoclaste semblable aux VIIIe et IXe siècles de l’histoire byzantine ; seulement un aniconisme touchant avant tout le prophète. En détruisant les Bouddhas, laissés intacts pendant des siècles par les musulmans qui les ont précédés, les Talibans ont validé aux yeux du monde l’idée d’un islam intrinsèquement iconoclaste, alors que leur attitude avait pourtant été condamnée à l’époque par les principales autorités musulmanes. Ils ont aussi inauguré un iconoclasme conquérant, débordant leur religion. C’est le geste qui compte, plus que le résultat : « L’iconoclasme se concentre sur le moment purificateur de l’anéantissement des images, compris comme une sorte d’ordalie »   . Le double paradoxe de l’iconoclasme djihadiste est qu’il faut des images pour que celles-ci puissent être attaquées, et que leur destruction, sans valeur autre que la propagande, produit de nouvelles images abondamment relayées. L’iconoclasme est ici une parfaite maîtrise de l’image.

C’est autant un iconoclasme qu’un vandalisme : contrairement au pillage qui vise à s’enrichir (même si, pourrait-on ajouter, l’EI s’est aussi adonné au trafic d’antiquités), le vandalisme envoie un message. Et puisqu’il y a bien longtemps que les cultes païens de Palmyre n’ont plus d’adeptes, nous en sommes les destinataires. L’écho stratégique de cet iconoclasme est semblable au terrorisme, dont l’onde de choc dépasse largement les victimes humaines et les dégâts matériels. Quant à l’émotion que nous pouvons ressentir devant ces destructions, c’est parce qu’elles touchent des images dont notre regard s’est emparé : l’impérialisme archéologique de l’Europe a contribué à construire ces lieux, qui sont entrés au patrimoine mondial ; d’où une communauté internationale de sentiment autour des Bouddhas : « Croire de toute notre conviction que notre mémoire commune est atteinte, ou même que la beauté de ce monde est blessée, parce que des ennemis ont fait exploser des géants de pierre ou les restes d’un temple ou d’une colonnade, c’est de l’idolâtrie »   . Mais force est de constater que ce retour à l’idolâtrie s’effectue par le prisme du regard islamiste porté sur ces œuvres, et en opposition à lui.

Cet essai stimulant laisse deux regrets importants. Le premier : que le livre ait lui-même versé dans l’aniconisme. C’était l’occasion de nous donner à voir des œuvres musulmanes ou des images du prophète autres que celles auxquelles nous sommes habitués (les caricatures). Le second regret tient à la stricte perspective artistique retenue par l’auteur. Il est dommage que cet essai n’ait pas fait le choix de recourir plus systématiquement à l’histoire, aux sciences politiques et à l’islamologie pour retracer plus clairement l’histoire du statut de l’image en islam. Dans quelle mesure la franche hostilité à l’encontre de la représentation, aujourd’hui partagée par un nombre important de musulmans, a-t-elle à voir avec les bouleversements théologiques et politiques de l’islam depuis la fin du XIXe siècle ? Il faut regretter que le regard artistique, d’une richesse indéniable, ait trop laissé de côté l’approche par l’idéologie, avec laquelle l’auteur semble moins à l’aise. Il distingue les « fanatiques » des autres musulmans, mais où se fait la rupture ? Quel est le rôle du salafisme dans les destructions du groupe État islamique à Palmyre ? Ces questions auraient ouvert des pistes de réflexion intéressantes. Quid par exemple de l’importance du modèle des « pieux ancêtres » et surtout de l’« imitation de Mohammed » dans le salafisme contemporain ? Imitation morale mais aussi physique poussée à l’extrême chez les salafistes et les djihadistes, qui cherchent à ressembler au prophète. Ne sont-ils pas les véritables caricatures du prophète ?