Débattre du voile (du "hijab") en féministe ou en laïc n’est pas suffisant. La question du voile ne doit-elle pas se débattre sur le terrain d’une visibilité de part en part construite par le regard occidental ?

Tout commence par une intrigue. Une image publiée dans Le Monde en juin 2007. L’auteur, professeur d’esthétique à Paris III, s’arrête devant l’image, alerté d’abord par quelque chose d’encore indéfinissable. Voilà qui le lance sur la piste du voile dit musulman. La photo ? Un homme soupçonné de terrorisme islamiste, regardant le spectateur droit dans les yeux, pose assis sur un lit, sa femme à côté de lui, entièrement voilée. Une image apparemment simple, une image violente à destination du monde occidental ; une femme figée dans la dissimulation de soi. Nous ne pouvons tout détailler de ce qui tient dans cette image, au risque d’annuler la surprise du futur lecteur. Mais, en deux mots, l’analyse produite par l’auteur montre ceci : il s’agit d’une image (et ce n’est déjà pas rien en culture d’islam) qui inflige à l’islam une violence ; d’une image qui entre en contradiction avec la religion et la culture d’islam ; enfin d’une image qui, sous des habits d’islam, et même d’islam militant, radical ou fondamentaliste, cache la réalité de l’imaginaire du corps chrétien, d’un couple monogame, béni par les liens sacrés du mariage et enjolivé par la gestuelle de l’amour courtois, suivant le modèle iconographique que les peintres de la fin du Moyen Âge ont légué à l’œil du photographe (qui ne soupçonne peut-être pas cet héritage ou, au contraire, en jouetrop). Et l’auteur de conclure : « L’image de propagande islamiste se révèle en son fond une image chrétienne – c’est pour cela qu’on la comprend si vite, et c’est à ce prix (pour elle) qu’elle est si gênante (pour nous). »

Mais cela ne suffit pas. L’auteur ajuste mieux son raisonnement, cette fois autour de la question du voile et plus uniquement autour d’une image. Ce qui est en jeu dans cette exhibition de la dissimulation (la femme voilée), c’est la vue empêchée, la mise en cause par le voile de l’ordre visuel de l’Occident. Sous sa forme militante, le voile devient une manière très efficace « de mettre en crise un des fondements de notre culture, son système visuel », celui que « nous avons cru pouvoir étendre au monde », alors même que le voilement musulman de la femme – non sans accents phallocrates et misogynes, certes – est solidaire d’un ensemble de normes ayant formé un système visuel qui appartient à une autre histoire, l’histoire de l’islam : se voiler, c’est refuser de faire image et témoigner de son appartenance à un monde qui offre peu à voir. Autrement dit, « c’est une seule et même logique qui voile les femmes, régule le regard des hommes et interdit les images ». Mais ce monde n’est pas ici en question.

C’est le nôtre qui est interrogé. Et, en lui, le voile dont se couvrent quelques musulmanes aujourd’hui fait d’elles, paradoxalement, des images, alors qu’elles récusent (ou devraient récuser) les images. Par le voile, ces femmes en Occident se mettent en contradiction profonde avec leurs convictions affichées. Elles attirent sur elles le regard. D’ailleurs, le voile qu’elles portent n’est même pas celui des femmes du Maghreb ou de la Turquie d’autrefois. Elles s’habillent à partir d’images de l’islam d’Arabie. Elles mettent en public une image d’elles-mêmes et de l’islam qu’elles construisent à partir d’autres images.

La thèse de l’auteur est donc celle-ci : replacer le débat sur le voile dans une histoire et dans une géographie croisées des visualités permet de mieux appréhender les investissements à la fois symboliques et affectifs qu’il cristallise. Il faut ainsi comprendre : comment le voile a fini par devenir un point focal d’attention et de mœurs ; comment il est d’ailleurs devenu un symbole d’aliénation dans le monde musulman ; comment les femmes ont résisté à la loi des hommes ; quelle place la colonisation a tenu dans ces mouvements ; et quel statut a été réservé au voile chrétien.

Car beaucoup ont gommé de leur esprit l’existence de ce dernier, pourtant justifié par Saint Paul (Corinthiens, 11, 2-16). Coutume, prescription, distinction ? Et l’auteur de répertorier ces pratiques dans la Bible et dans les civilisations antiques (voile de mariage, voile pour se cacher, voile de décence, voile de deuil, voile des vestales...), encore n’est-il que rarement pieux. Le voile n’est pas non plus grec ou romain, sauf à être un vêtement coutumier. En revanche, bien avant l’islam, Saint Paul, donc, mais aussi Clément d’Alexandrie, et encore Tertullien, non seulement ne cessent de codifier le comportement des chrétiens et chrétiennes dans leur vie quotidienne, mais apprennent aux hommes et aux femmes à se vêtir différemment (par rapport au monde juif), et c’est ainsi que vient au jour cette légitimation, dont le christianisme s’est fait le chantre, et que certains islamistes reprennent : le voile est justifié par la nécessité de dissimuler aux yeux des hommes cette cause inépuisable de péché qu’est le corps de la femme (dont on sait qu’elle n’est pas l’image de Dieu, mais l’image seulement de l’homme, lui-même image de Dieu).

Les textes coraniques font pâle figure devant l’avalanche de textes chrétiens sur cette question, et le Prophète s’était contenté de demander aux femmes de rabattre leur voile sur leur poitrine en présence d’étrangers (nous avons bien écrit « poitrine », non pas « visage »). Ce qu’on ne confondra donc pas avec les consignes données à ses femmes par le Prophète. L’auteur déploie ici toutes les ressources des chercheuses et chercheurs en cette matière pour montrer l’origine des prescriptions dites coraniques. C’est là que la différence de doctrine entre le Prophète et ‘Umar éclate, même si quelques documents attestent d’une présence pré-islamique du voile. C’est plutôt la jurisprudence islamique qui l’imposera progressivement. Au point qu’il nous propose une conclusion en forme de paradoxe sur ce point : « Le voile féminin touche au cœur de la religiosité chrétienne mais n’a pas connu de développement culturel notoire en Europe, hors du couvent. Il n’est, dans l’islam, pas religieux mais culturel, voire conjoncturel, [...] mais son développement historique dans les sociétés et le droit musulmans est tel qu’il passe pour inhérent à la religion au point d’en apparaître comme l’emblème ». 

Evidemment, au milieu du débat intervient la colonisation et, dans les termes de l’auteur, le conflit entre deux ordres de visibilité. La peinture orientaliste montre comment le voile est désormais regardé, pour partie fabriqué, par les occidentaux. On veut l’arracher, on en rit, malgré une connivence et une commisération cependant parfois, du côté des femmes occidentales. Une peinture qui, par ailleurs, ne cesse de dévoiler les femmes musulmanes en les montrant nues, dans des dispositifs phantasmatiques. L’auteur entreprend ainsi une analyse de ces moments de peinture (Gérôme, Ingres, Debat-Ponsan, Rosati...), scènes dénudées, hammam, vente d’esclaves, prostituées... que l’on trouve en abondance dans les musées de la peinture du XIXe siècle. On veut du lointain, de l'exotique et de l'oriental, une certaine image occidentale de l’Orient. Un peu de sadisme et un peu de voyeurisme (et le voile dénudé montre (enfin !) ce qu’il est censé cacher). Violence et obscénité. Réalistes sans réalité, ces peintures fictionnent les femmes musulmanes, elles manifestent une volonté de voir et d’exhiber des corps dissimulés qui inventent « la » femme musulmane et le voile comme fonction érotique, tout en se combinant avec une littérature, sans doute plus connue. La photographie coloniale n’est pas en reste sur ce plan qui saura déployer une ethnographie si superficielle qu’elle en est raciste. Et par leur rôle, des femmes européennes participent, différemment, au montage, là où le voile chrétien et le voile musulman se confrontent finalement.

Mais tandis que la colonisation accentue les problèmes dans la mesure où les indigènes y verront souvent le dernier lambeau de leur dignité bafouée, une partie du monde musulman est à l’initiative de dévoilements spectaculaires. Dans les mondes arabe, turc, persan, des pratiques nouvelles désagrègent le régime visuel de l’Orient, en se réclamant souvent des Lumières. Il peut s’agir de tirer l’islam de l’obscurantisme, il peut s’agir aussi d’obéir aux normes occidentales de représentation. L’auteur nous renvoie alors à ces femmes égyptiennes, turques ou arabes qui contribuent à cette révolution symbolique du dévoilement, qu’elle soit conduite par le pouvoir politique ou par la ferme volonté de quelques femmes d’abolir la réclusion des femmes. 

Voici fixées les bases d’une réaction possible, réaction contre l’Occident, réaction alors aussi contre le dévoilement. L‘avenir de l’Oumma serait menacé par l’Occident ! Le repli fondamentaliste puise ici ses sources. Les sociologues cités par l’auteur le confirment : Ziya Gökalp pour la Turquie par exemple. Le Maroc, la Tunisie suivent de près. Cette partie de l’histoire du XXe siècle est toutefois mieux connue. Nous laissons le lecteur la redécouvrir.

Pour autant, ce n’est pas tout ce que cet ouvrage peut nous apporter, et apporte surtout à une réflexion sur le regard et le visible. Car, au-delà du religieux, au-delà des considérations sur l’histoire de la peinture qui nous sont offertes, cet ouvrage se conclut sur une brève anthropologie du regard, qu’il conviendrait sans doute de prolonger maintenant. Il tente de définir les conditions historiques de la visibilité et les enjeux qui ceinturent la désagrégation de l’ordre du visible dans une culture donnée, sous le coup des normes coloniales. D’une manière ou d’une autre, l’islam ne se construit pas à partir d’un éloge scopique. Il y a même mépris des images. Mais c’est justement cette tension entre Orient et Occident qui justifie la tentative de l’auteur. Il peut donc terminer son ouvrage par une généralisation de son propos : « Comme le sort du voile se joue dans un dialogue tendu entre percées occidentales expansionnistes, sinon toujours colonialistes, et tentatives intrinsèques pour moderniser l’islam, à l’initiative des élites intellectuelles et sociales engagées dans le dévoilement des femmes, ainsi procède l’introduction des « arts du dessin » à l’européenne dans l’espace musulman ». Cette généralisation lui permet alors d’étudier l’enseignement du drapé dans les Ecoles des Beaux-Arts, qui le conduit à regarder aussi la noire burqa à travers un fantastique macabre qui cependant n’appartient qu’à la culture Occidentale