Pierre Bance revient sur l’expérience démocratique kurde en comparant ses intentions à ses réalisations.

À la fin des années 1970, apparaissait le slogan thatchérien « There is no alternative » (TINA) pour tourner la page des grandes espérances des années 1960. Quarante ans plus tard, certains ne craignent pas de dire qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme – d’où le succès de la collapsologie dans le grand public. C’est donc peu de dire que les tentatives d’aller vers une société différente au profit du plus grand nombre ont été rares durant les dernières décennies. Après l’insurrection du Chiapas au Mexique en 1994, il faudra attendre une vingtaine d’années pour voir une autre expérience attirer l’attention des observateurs dans le contexte d’un Proche-Orient bouleversé par des guerres et des crises de toutes sortes.

 

L’alternative kurde

En 2015, alors que l’ombre sinistre des attentats islamistes s’abat sur la France, la bataille de Kobanî et la victoire des milices kurdes sur les djihadistes de l’« Organisation État islamique » (OEI) attire l’attention sur l’expérience qui se déroule dans cette région du nord de la Syrie. Les forces kurdes apporteront une contribution décisive, au sol, pour battre les troupes de l’OEI jusqu’à la chute de son dernier bastion à Baghouz, en mars 2019. Qui sont ces combattants kurdes ? Il s’agit des Unités de protection du peuple (YPG) et des Unités de protection de la femme (YPJ), branches armées du Parti de l’union démocratique (PYD) considéré comme la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dont le leader est Abdullah Öcalan   . Emprisonné sur l’île prison d’Imrali, au sud d’Istanbul, depuis février 1999, il a amené son parti à abandonner théoriquement le marxisme-léninisme et la conquête de l’État pour s’inspirer du municipalisme libertaire du penseur américain Murray Bookchin   : Öcalan et ses partisans promeuvent désormais ce qu’ils appellent le confédéralisme démocratique. Un commandant des YPG en donne la définition suivante : « Ce n’est ni l’idée anarchiste d’abolir l’entièreté de l'État immédiatement, ni l’idée communiste de prendre le contrôle de l’entièreté de l'État immédiatement. Avec le temps, nous allons organiser des alternatives pour chaque partie de l'État contrôlée par le peuple, et quand elles fonctionneront, ces parties de l'État se dissoudront. »  

En effet, les Kurdes sont un peuple sans État. Depuis la fin de l’empire ottoman, le Kurdistan, littéralement le pays des Kurdes, est partagé de la manière suivante : le Kurdistan du Nord (Bakûr), en Turquie, compte entre 15 et 20 millions d’habitants et s’étend sur 210 000 km2 ; le Kurdistan du Sud (Başur), en Irak, 8 à 8,5 millions d’habitants sur 83 000 km2 ; le Kurdistan de l’Est (Rojhila), en Iran, 10 à 12 millions d’habitants sur 195 000 km2 ; enfin, le Kurdistan de l’Ouest ou Rojava, en Syrie, entre 3 et 3,6 millions d’habitants sur 32 000 km2 soit un territoire proche de la surface de la Belgique. C’est de ce dernier dont il est ici question.

Parmi les observateurs attentifs de la situation de cette région figure Pierre Bance. En 2017, il publie un premier livre sur le sujet dans lequel il s’interroge sur le rêve des Kurdes de vouloir construire « dans un Proche-Orient en feu […] une confédération démocratique sans État, […] une société de communes autonomes fédérées »   . Selon lui, les Kurdes « disent que l’utopie n’est pas de croire en un autre futur sans État, mais de croire que l’émancipation puisse venir du pouvoir »   . Dans la première partie de ce livre, il propose une présentation du municipalisme libertaire de Bookchin à partir de l’impératif d’une écologie sociale, le rôle de la commune et la stratégie à mettre en œuvre pour y parvenir. Il examine ensuite le confédéralisme démocratique selon Öcalan, son projet d’une constitution démocratique pour la Turquie qui se traduit sur le terrain par la Charte du Rojava et la manière dont s’organise la gouvernance des cantons de cette région. Au préalable, Pierre Bance avait souligné l’état d’esprit de ce travail : « Dans ce qui suit, je ne cherche pas à avoir raison. Je cherche à comprendre, à partager ce que je sais, puis apprendre ce que je ne sais pas. »   .

 

Comprendre la révolution kurde

Le présent livre est animé par la même démarche. En outre, elle est, selon lui, « aussi éloignée de l’enthousiasme romantique que de la condamnation dogmatique » et vise à « comprendre une révolution plutôt que l’aimer ou la rêver »   . Et l’auteur se donne les moyens de son ambition avec cet ouvrage de 600 pages dont 506 de texte, 1595 notes de bas de page qui sont non seulement d’une grande précision factuelle sur l’origine des sources et l’immense documentation de l’auteur mais aussi, bien souvent, un prolongement de sa réflexion principale, de nombreuses annexes, dont le texte intégral du « Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord » – le nouveau nom de cette région qui comprend aussi, à l’Est, quatre régions à dominante arabe –, une bibliographie, des sites internet, un index des noms de personnes, un remarquable et fort utile index thématique, un index des sigles, et des cartes de la Syrie et du Rojava. Le lecteur aura donc compris qu’il tient entre ses mains un ouvrage de référence, ne serait-ce que par l’ampleur de son information. Quel est le propos de Pierre Bance dans ce livre ?

D’emblée, il s’interroge sur l’« alchimie improbable » du régime politique du Rojava, à savoir la coexistence de deux systèmes politiques jugés incompatibles : le communalisme et le parlementarisme. Pour cela, il va comparer scrupuleusement la théorie du confédéralisme démocratique dont se réclame le système politique de la région avec la description des droits et des institutions qui figurent dans le Contrat social, qui équivaut à une sorte de constitution dans un régime parlementaire classique. Parallèlement, il va comparer ces principes avec la pratique réelle de l’administration de la Syrie du Nord et de l’Est, sorte de « proto-État aux prises avec les pires difficultés politiques, économiques, diplomatiques et militaires »   . Il examine donc les bases juridiques et idéologiques dudit Contrat social, la manière dont la démocratie s’applique à tous les niveaux (communes, cantons, régions) dans ce nouveau type de fédéralisme, mais aussi dans le mouvement social, dans le parti dominant, le PYD et ses alliés. Puis il donne un état des lieux précis des droits et libertés, depuis le principe d’égalité (entre les ethnies et les religions, entre les sexes) jusqu’aux différentes libertés fondamentales, en passant par le droit à l’information et les droits sociaux. Il livre ensuite un tableau dont ces principes s’appliquent dans le domaine de la justice, de la sécurité intérieure (militaire et civile), de la défense et des finances publiques, sans jamais éluder les problèmes ni masquer les difficultés. Ainsi, par exemple, il pointe le risque du militarisme en raison des dangers qui menacent cette expérience : d’abord la lutte acharnée contre l’OEI, maintenant les risques d’une invasion turque. Il rappelle aussi les rapports d’Human Right Watch sur les enfants-soldats ou les accusations d’Amnesty International pour des crimes de guerre, tout en soulignant que les autorités kurdes ont toujours répondu à ces mises en cause en invitant les observateurs internationaux (journalistes, ONG, etc.) à venir enquêter sur place et en sanctionnant les auteurs de mauvais traitements avérés. Est-il utile de préciser qu’on ne retrouve pas la même démarche chez un Assad ou un Erdogan, sans parler de l’OEI ? Il faut aussi mentionner à cet égard que le Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur la Syrie du 10 mars 2017 dénonça comme peu sérieux le rapport d’Amnesty International, mais le mal était fait et celui-ci fut exploité par le gouvernement turc et la presse occidentale pour déconsidérer les forces du Rojava.

Le dernier chapitre s’intéresse au devenir de cette expérience dans le contexte géopolitique régional : Bance livre une synthèse éclairante des difficultés auxquelles sont confrontés les Kurdes et leurs alliés du nord de la Syrie, avec, sur fond permanent de menace turque, « l’échec d’une diplomatie par procuration » avec la trahison de Trump qui voit l’armée turque occuper trois territoires de la région dont le canton d’Efrîn, le jeu trouble des Russes ou l’impensable compromis d’un accord avec Assad.

Tout au long de son livre, Pierre Bance garde le souci de comparer ce qu’il rapporte sur le Rojava avec, d’une part, les textes des grandes conventions internationales et, d’autre part, des événements historiques tels que la Commune de Paris (1871) ou la révolution espagnole (1936).

Cette expérience peut susciter des critiques, des interrogations légitimes ou des réserves. Pierre Bance les replace dans leur contexte tout en éclairant, dans le détail et avec nuance, l’œuvre constructive de la révolution en cours, malgré des dangers et des difficultés gigantesques : « Présentement, quelle que soit la nature exacte de l’organisation politico-militaire du Rojava, elle vaut cent fois mieux que toutes les horreurs qui l’encerclent. » On ne saurait mieux dire…