Que nous apprend l'analyse financière sur la santé des entreprises en temps de pandémie ? Que cette dernière est bien souvent révélatrice de problèmes préexistants...

Le petit livre de Bernard Colasse, qu'a rejoint Bruno Oxibar à l'occasion de cette sixième édition, sur L'analyse financière de l'entreprise (La Découverte, 2021) constitue une excellente introduction aux concepts et aux outils de la discipline. Les auteurs y traitent successivement de la performance de l'entreprise, de sa mesure, et du risque de perte et/ou de défaillance. Ils présentent les principaux modèles auxquels les analystes ont l'habitude de recourir. 

En temps normal, le diagnostic financier de l'entreprise est généralement associé aux diagnostics commercial, technique, parfois organisationnel, et humain, et la première recommandation que l'on peut faire le concernant est de ne pas lui donner plus d'importance qu'il n'en faut. Mais lorsque la crise bat son plein, les ressources financières dont peut disposer l'entreprise deviennent la première question à se poser, parce qu'il y va souvent de sa survie. Nous avons alors demandé aux auteurs de nous expliquer comment appréhender la situation des entreprises dans ce contexte.

 

Nonfiction : Qui n’a pas connaissance, dans la crise que nous traversons actuellement, d’entreprises en difficulté ? Mais comment appréhender leur situation, sa gravité, leurs chances de réussir à la redresser ou encore les options qui s’ouvrent à elles ? Ces questions restent toutefois compliquées à appréhender pour tous ceux qui ne sont pas familiarisés avec les concepts et les outils de l’analyse financière. Pourriez-vous nous aider à y voir plus clair ?

Bernard Colasse et Bruno Oxibar : Il est très rare, sauf pendant les périodes de guerre, que des entreprises doivent arrêter du jour au lendemain leur activité. Il nous faut reconnaître que les concepts et les outils de l’analyse financière ne sont guère adaptés à l’étude de telles situations. Ils ont été en effet conçus pour étudier la situation d’entreprises dont la continuité d’exploitation dépend avant tout d’elles-mêmes et non pas de ruptures radicales dans leur environnement comme une pandémie accompagnée de mesures gouvernementales de fermeture de certaines entreprises. Néanmoins, certains modèles d’analyse financière peuvent nous aider à comprendre leur situation et à trouver des solutions à leurs problèmes.

 

Beaucoup d’entreprises sont confrontées dans la crise actuelle à des baisses d’activité qui sont sans commune mesure avec ce qu’elles avaient pu expérimenter par le passé et elles enregistrent de ce fait des pertes importantes. Est-ce là le signe que leur pérennité pourrait être menacée ?

Dans l’immédiat, il s’agit moins pour les entreprises touchées par la crise actuelle d’éviter de faire des pertes – elles en feront à coup sûr et probablement de très importantes – que d’éviter une cessation de paiement qui menacerait effectivement leur pérennité et pourrait les amener à disparaître. Le problème à traiter dans l’immédiat n’est donc pas un problème de rentabilité mais un problème de survie. Il leur faut faire face au risque de cessation de paiement. Quand dit-on qu’une entreprise est en cessation de paiement ? Quand, tout simplement, elle est dans l’incapacité de régler ses dettes arrivées à échéance. Le risque de cessation de paiement est pour une entreprise le risque majeur. L’entreprise qui fait des pertes peut continuer ses activités tant qu’elle est en mesure de payer ses dettes ; en revanche, le fait de cesser ses paiements la fait entrer dans un processus juridique qui peut entraîner sa mort. Il faut donc qu’à tout moment une entreprise puisse faire face à ses dettes, éventuellement grâce à des aides économiques et financières.

 

Que peut donc faire une entreprise confrontée, comme cela s’est produit dans certains secteurs à la suite du confinement, à un fort ralentissement de son activité, voire à un arrêt brutal de celle-ci ? 

Prenons un exemple dans un secteur particulièrement affecté par la crise, le secteur de la restauration. Le modèle économique qui sous-tend l’activité d’un restaurant est des plus simples. Il s’agit du modèle coût-volume-profit présenté dans le chapitre III de notre ouvrage. Par référence à ce modèle, disons qu’un restaurant doit faire face à deux catégories de dépenses : des dépenses à caractère variable, c’est-à-dire liées à son niveau d’activité telles que ses achats de matières premières, et des dépenses à caractère fixe, c’est-à-dire indépendantes de son niveau d’activité telles que les salaires de son personnel permanent et ses loyers. En cas de cessation totale d’activité, les dépenses variables n’ont plus de raison d’être et leur montant va tendre vers zéro. Par contre, les dépenses fixes demeurent et peuvent poser un sérieux problème de trésorerie à l’entreprise en manque de liquidités, lequel manque est d’ailleurs souvent un manque de capitaux propres préexistant à la crise. 

Il lui faut donc prendre des mesures pour réduire ses dépenses fixes. Elle peut par exemple mettre en chômage tout ou partie son personnel. Elle peut certes licencier mais il est infiniment préférable, indépendamment de toutes considérations sociales, qu’elle ne licencie pas car, au moment de la reprise, il lui sera plus difficile de redémarrer. Elle peut aussi entreprendre une négociation du montant de ses loyers avec ses bailleurs mais l’issue de cette négociation dépendra de leur bon vouloir, étant entendu qu’il n’est cependant pas dans l’intérêt de ceux-ci de voir disparaître un locataire jusqu’ici bon payeur. Mais ces mesures, dans le contexte d’une crise aussi profonde que la crise actuelle, peuvent s’avérer insuffisantes et l’entreprise peut avoir besoin d’une aide externe, en l’occurrence de l’État.

 

Différentes mesures ont été mises en place à l’initiative du gouvernement pour aider les entreprises à pallier les difficultés que celles-ci rencontrent du fait de la crise sanitaire et de l’arrêt ou du ralentissement de l’activité. Pourriez-vous expliquer, là aussi, comment elles agissent et quels effets elles produisent ?

La prise en charge des salaires au titre du chômage est évidemment une excellente mesure qui allège les dépenses salariales de l’entreprise et lui permettront de reprendre au moins une partie de son personnel une fois la crise passée. De la même façon, les encouragements fiscaux accordés aux bailleurs mettent les entreprises en difficulté dans une meilleure position pour négocier avec eux une réduction de leurs loyers. Enfin, les prêts garantis par l’Etat permettent aux entreprises en manque de trésorerie de couvrir les dépense fixes qu’elles n’ont pas réussi à éliminer par elles-mêmes. Ces trois importantes mesures qui visent à une réduction des dépenses fixes devraient permettre à de nombreuses entreprises de surmonter la crise, au moins à celles qui fonctionnaient normalement avant la crise. 

Celles qui étaient déjà en difficulté avant la crise ou celles nouvellement créées auront vraisemblablement de gros problèmes pour redémarrer. Celles en création repartiront à zéro. La crise n’aura fait qu’accentuer des difficultés ou des fragilités préexistantes. Il est d’ailleurs à noter que certaines banques, après analyse de leurs dossiers, ont refusé des prêts à des entreprises tout simplement parce qu’elles étaient déjà peu viables avant la crise ; après, elles ne le seront pas davantage, bien au contraire.

 

Il s’agit, nous dit-on, de mesures temporaires. Comment faut-il le comprendre et qu’induira alors pour les entreprises qui en ont bénéficié le fait qu’elles cessent ? Finalement, quels sont les principaux indicateurs à prendre en compte pour apprécier la capacité d’une entreprise à rembourser les dettes qu’elle aura contractées durant la crise ? 

Bien évidemment, ces mesures gouvernementales ne peuvent être que temporaires ; pour autant, il ne peut s’agir de débrancher brutalement la perfusion. Le réembauchage de salariés ne se fera que progressivement, ce qui impliquera sans doute une nouvelle prolongation du dispositif de chômage partiel. Si l’on veut par ailleurs que les bailleurs maintiennent leurs loyers à un niveau inférieur à celui qui prévalait avant la crise, il conviendra de maintenir pendant un certain temps leurs avantages fiscaux. Mais le problème le plus délicat à résoudre sera celui des crédits et des prêts accordés aux entreprises par les banques et les établissements financiers. Le remboursement de ces prêts suppose que les entreprises bénéficiaires aient reconstitué leur capacité d’autofinancement. Or cette reconstitution, même s’il y a un fort rebond de l’économie une fois la pandémie passée, prendra du temps. 

 

Et quelles seront sinon les options à sa disposition si une entreprise est confrontée à un montant de dettes trop important ?

Quelles sont les solutions ? Deux principalement. Première solution : accorder aux entreprises qui en ont besoin des prorogations d’échéances ; encore faut-il que les banques le veuillent bien. Deuxième solution : transformer ces prêts en prêts participatifs, c’est-à-dire en prêts de longue durée (dont le remboursement interviendra à horizon de quatre à huit ans) ; la rémunération de ces prêts étant composée d'une partie fixe et d'une partie variable indexée sur certains indicateurs de performance de l’entreprise débitrice. Ces prêts, en raison de leur durée et de leur mode de rémunération, peuvent être assimilés à de quasi fonds propres qui permettront aux entreprises de renforcer leur capacité d’emprunt et d’investissement. Mais, en définitive, quels que soient les aménagements des mesures prises, ce qui sortira les entreprises de leurs difficultés, c’est le retour de leur clientèle et de la croissance, un retour qu’il faut évidemment souhaiter le plus rapide possible ; et, bien sûr, une bonne gestion. La crise est aussi un révélateur cruel de la mauvaise gestion de certaines entreprises.