Jean-Christophe Bailly a écrit, entre 1974 et 2016, différents textes réunis dans cette édition. Des récits de variations infinies sur le paysage des îles.

L’île grecque Koufonissia est « comme un point d’où l’on peut voir venir à soi de tous les côtés la mer Egée et la dispersion des îlots qui la forment »   . Semblables au sillage que laisse derrière lui le bateau, ou encore à cette esquisse qui demeure trouble, à « tout un réseau qui condense la mémoire », ces multiples images de la mobilité affranchies de toute balise, amènent Jean-Christophe Bailly à définir le voyage comme ouverture à des mondes de variations. Il y a bien des différences entre les îles, de même qu’entre les hommes. Cependant les mondes ne s’annulent pas mais co-existent dans la diffraction de leur éclairage. On passe d’un monde à un autre, en traversant tout, même ce dont l’association peut choquer, les yeux ouverts sur des sauts brutaux. « Morceaux de cahiers chinois collés sur un cahier thaï pour noter des choses grecques ». Comme le vent fait vaciller la lumière des néons, le regard sur le paysage n’est pas immobile. Le trouble ainsi produit, l’idée de panorama s’évanouit. On ne fait le tour de rien.

Paysage trouble

C’est à travers l’expérience de plusieurs voyages dans les îles grecques que l’auteur s’essaie à donner au voyage sa profondeur, attaché au quotidien. Là, nul art monumental, mais « tant de présence dans si peu de volume »   écrit-il à propos de statuettes en terre cuite. Tout se rassemble comme en un point pour irradier tout aussitôt. Image qui nous renvoie à la théorie de l’optique précisément à la diffraction de la lumière. Rencontrer un paysage, c’est ne rien attendre, se laisser surprendre par ses fragments dispersés sans jamais tenter de les conjoindre sous peine de le manquer. Il ne peut que dégager du trouble, semblable en cela au rêve. Voyager comme on va au café. Le temps d’un point de vue. Le café est une halte sur le chemin, une île lui aussi. « Minoa, point magique, centre de gravité de l’île »   .

Rencontrer l'amitié

« Il faut lire un pays par ses chemins   » écrit Jean-Christophe Bailly. Ces chemins ne sont pas ceux qu’emprunte la foule des touristes de ces voyages organisés. Voyager c’est entendre en écho les différents temps des habitants de ces îles des Cyclades, peu à peu pris au piège de « l’invasion    » des touristes. La menace de destruction de l’être même des îles plane, quand elle n’a pas déjà eu lieu. Quoiqu’on fasse pour se distinguer, « on devient un client » écrit Jean-Christophe Bailly. Voyager c’est éprouver « l’exil sans appropriation ». Une telle rencontre l’auteur la nomme « amitié » : « tel est donc le cadeau de ces îles qui, par-delà leur beauté, proposent aussi des conduites de vie différentes et qui peuvent s’incarner loin de tout folklore, loin de tout instinct grégaire aussi »   . À l’heure du départ, il s’agit de ne rien laisser derrière soi. Le voyageur passe et s’arrête puis repart avec lui-même… pour revenir.

Oublier

De ses promenades sur les divers chemins des îles grecques, Jean-Christophe Bailly rapporte ce qu’il est convenu de nommer un carnet de voyage. Arrimé à l’ordre calendaire des jours et des nuits, et aux mesures climatiques météorologiques, le carnet n’est pas sans rappeler les feuilles de route des premiers Grands Voyageurs cherchant à maîtriser l’espace par un jeu de lignes droites et courbes ramenant ce dernier à l’idéal géométrique. Les mappemondes et la cartographie en sont la trace. Le but est de se souvenir, éviter l’oubli, tracer des limites pour ne pas s’égarer. Sauf qu’ici, pour Jean-Christophe Bailly, l’oubli est condition du souvenir. « L’oubli fait partie du souvenir et le conserve comme une couche protectrice qui saute dès qu’on revient sur place    », à l’image du cargo rafistolé, le Georgia qui porte son ancien nom encore visible sous le premier. Superposition des temporalités. Le temps du voyageur, le temps des travaux et des jours, le temps de l’histoire, ces temps éloignent et rapprochent de soi.

Inutiles repères

« Comme c’est pénible de lire un livre où on n’apprend rien » écrit Jean-Christophe Bailly, à propos de ceux d'Alain Finkielkraut. D’une autre façon, il y a des livres qui à force d’être cités se perdent. Pindare finit par devenir un « dépliant mythologique »   , on le lit comme une nomenclature. L'écriture de Jean Christophe Bailly, quant à elle, esquisse par sa fracture, son frémissement, les déambulations poétiques du voyageur. Il aime ces aller-retours qui la font naître.

« L'adulte a vendu l'étendue pour le repérage »   écrivait le poète Henri Michaux. Il ne s’agit pas ici de quadriller le paysage ou de suivre des balises. Le paysage, pas plus que le temps, n’appartient à l’ordre géométrique. Jean Christophe Bailly prend des notes, se laisse saisir par l’instant du quotidien et ses rituels. Refus de tout point fixe pour des cheminements interrompus. Ouvrant la fenêtre de l’hôtel, il a une perspective parmi tant d’autres possibles. Chaque fragment est un récit, une part infime de la collecte, une collection, une série algébrique. Il faut habiter une ville en sautant d’un point à un autre. Tenir ensemble les vestiges qui semblent « s’éblouir eux-mêmes d’être toujours vivants »   .

Les chemins que le voyageur suit sont des ébauches, des promesses de retour. Jean-Christophe Bailly ouvre sa fenêtre. Elle est promesse d'un nouveau récit. D'une collection jamais achevée.