Dans un ouvrage déroutant , Éric Baratay décrit l’évolution des comportements des chats domestiques en s’appuyant sur des témoignages de propriétaires et d'observateurs de ces félins.

Éric Baratay, grand spécialiste de l’histoire des animaux, propose dans son nouvel ouvrage une « promenade féline » débutant au XVIIIe siècle et s’achevant au début du XXIe. L’historien situe son étude dans le champ de l’« eth(n)ologie historique » à la croisée de l’histoire, de l’ethnologie, de l’anthropologie et de l’éthologie. L’ouvrage se veut volontairement déroutant, proposant un pacte de lecture inattendu, matérialisé par des variations de dispositions typographiques. Les récits de vie de plus d’une dizaine de chats sont entrecoupés de réflexions scientifiques, de remarques d’ordre historique et de l’alternance dans le propos du point de vue humain et du point de vue animal. Éric Baratay cherche ainsi à « écrire du côté des animaux »   , au risque de se perdre parfois dans de longues conjectures sur ce que peuvent ressentir ou percevoir les chats dans telle ou telle situation. Se défendant de toute forme d’artificialité ou d’anthropocentrisme, il s’agit pour lui de décentrer le regard afin d’attirer l’attention sur des faits que les humains pourraient négliger et de s’intéresser à des perceptions et des vécus différents.

L’historien invente ainsi, dans une démarche quasi-oulipienne, des mots décrivant des caractéristiques comportementales comme « tournoreiller » ou « palpinariner » et crée des jeux typographiques pour mettre en scène les gestes et attitudes des chats par une écriture tout aussi figurée, afin d’approcher et souligner l’animal en vie. Par exemple, Éric Baratay s’attache au point de vue de la chatte surnommée « Moumoutte Blanche » parcourant la maison de Pierre Loti à Rochefort : « se FauFiLanT, s’agriFFANT, pOiLvIbRaNt, COussinaNT contre les textures. De même qu’elle paLpiNarINE : - …. Multiples effluves entremêlés…. Variables [d’une saison à l’autre] …. entourés, envahis d’autres…. proches [maisons adjacentes]… voisins [arbres fruitiers et prairies]… circulants, venant toujours du même côté [vent d’ouest : marée dans la Charente voisine, mer] »   .

Une véritable galerie de « personnages » félins

Éric Baratay propose une série de portraits de chats d’époques et de lieux de vie différents. Ainsi, observe-t-on, sous la plume de Paul Léautaud, employé aux éditions du Mercure de France, des chats errants et indépendants, souvent victimes de violences quotidiennes, déambuler dans les rues parisiennes des débuts du XXe siècle. Ces félins sont alors largement dépréciés dans la culture traditionnelle d’autant qu’ils sont moins utiles en tant que ratiers. Les nuisibles sont en effet moins nombreux avec le développement des poubelles et du ramassage des ordures. Le lecteur fera également la connaissance de plusieurs chats d’intérieur ayant appartenu à des écrivains : l’angora blanc de Pierre Loti que ce dernier décrit dans Le Livre de la pitié et de la mort paru en 1891, le chat Pierrot, proche de son maître, Théophile Gautier qui brosse son portrait dans Ménagerie intime (1869) ou encore l’ancienne chatte de gouttière, Minette, adoptée par l’historien romantique, Jules Michelet. Au XXe siècle et au XXIe siècle, les écrivains de profession semblent se détourner de la description de leurs chats. Éric Baratay se tourne alors vers des auteurs « ordinaires », essentiellement anglo-saxons, souvent issus des classes moyennes, qui proposent des récits donnant beaucoup de place à l’expression de leurs émotions dans leur rapport à leur chat. Il utilise en ce sens le récit de Vicky Miron   , directrice de la bibliothèque de Spencer dans l’Iowa aux Etats-Unis, au sujet de son chat Dewey (1988-2006), pour exemplifier un félin extrêmement sociable et toujours à la recherche du contact humain. Jonah, le chatchien toujours anxieux décrit par l’auteure néozélandaise Helen Brown dans son best-seller, Cléo   , écoulé à près de 2 millions d’exemplaires, clôt ce véritable parcours à la fin des années 2000. Un fossé sépare alors le comportement de Jonah de celui des chats errants du début du XXe siècle.

Cultures territoriales, cultures anthropisées

Éric Baratay postule l’existence de cultures félines qu’il définit comme des savoir-être, des manières d’être ou des comportements, peu à peu construits. Les chats du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, développent des cultures essentiellement territoriales : les humains ne sont que des éléments de leur territoire qui peuvent être utiles, amenant par exemple de la nourriture ou des soins. Progressivement, les humains se montrent plus attentifs à leurs chats. Ils commencent à les nommer et sont davantage réceptifs au miaulement comme moyen qu’use l’animal pour attirer leur attention. Ils utilisent, par ailleurs, le terme de « ronron », qui met l’accent sur une dimension émotionnelle et délaissent celui de « faire son rouet », qu’utilisaient Pierre Loti ou Théophile Gautier, plus physiologique. Pour Éric Baratay, les représentations humaines influencent la conduite des félins qui se rapprochent ou non de leurs maîtres. Réciproquement, les félins influencent également les comportements humains à leur égard.

Ces évolutions conduisent à des phénomènes de transculturation : les cultures individuelles ou collectives des chats, comme des humains dans une certaine mesure, se transforment en se côtoyant, par des formes d’adaptations parallèles. Ainsi, le chat Trim (1797-1804) exemplifie-t-il un phénomène de transculturation par conversion. Ratier sur un navire anglais de grand commerce parcourant les différents océans de la planète, il se rapproche de l’équipage jusqu’à rechercher de fréquentes interactions avec leurs membres et en devenir la mascotte, présent lors de tous les moments communs, en particulier les repas. Il abandonne donc, explique Éric Baratay, la culture territoriale des chats peuplant les bateaux pour en adopter une nouvelle, faite de proximité et de liens avec les humains. De leur côté, des chats plus âgés, déjà formés, ne se convertissent pas en tant que tels mais augmentent l’intensité de leur culture de compagnie pour s’adapter à la vie nouvelle qui s’offre à eux. Ainsi, la chatte Minette, adoptée par Jules Michelet constitue un bon exemple de « transculturation par amplification ». Ancienne chatte de gouttière, elle acquiert rapidement, au contact de son congénère, Mouton, dans la famille depuis toujours, les manières de vivre et de se comporter attendues d’une chatte d’appartement.

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’importance des propriétaires dans l’environnement des chats grandit encore si bien que leurs cultures sont de plus en plus anthropisées. Elles sont moins fondées sur le territoire que sur le lien aux humains. Les relations sont plus étroites : les félins deviennent des compagnons, sont considérés comme des amis, voire comme des membres à part entière de la famille. Les propriétaires de chat sont de moins en moins en recherche d’une compagnie distante et indépendante mais de chats sociables, ludiques, interactifs et affectueux. Ils les éduquent et les aiment comme des enfants. De leur côté, les chats érigent leur territoire en lieu de rencontres et conservent des comportements infantiles marqués par la recherche du jeu avec leurs maîtres. Les « chatchiens » pour reprendre l’expression parlante d’Éric Baratay, incarnent le niveau d’anthropisation le plus récent et le plus poussé. Ces chats semblent supplanter les chiens devenus trop encombrants en tant qu’animal de compagnie. Les propriétaires cherchent de plus en plus à reporter sur leur félin les désirs de proximité et d’accointance qu’on attendait d’une relation entre un maitre et son chien. À leur tour, ces chatchiens sont extrêmement attachés à leur propriétaire, vivant dans la crainte d’un possible abandon.

L’histoire du chat serait donc, conclut Éric Baratay, celle du chien en décalé. Les évolutions des cultures félines sont liées à une évolution des attentes des humains à la recherche d’une plus grande proximité avec leur animal. Elles passent par la sélection des individus lors des reproductions, par l’éducation des petits, mais aussi par une possible transmission culturelle par l’environnement épigénétique qui faciliterait ou entraverait l’expression de certains gènes selon les nécessités du contexte historique. La stérilisation massive des félins qui se détournent de leurs congénères au profit de l’interaction avec les humains et l’enfermement de ces animaux qu’on laisse moins facilement vagabonder dans la nature constituent encore deux éléments d’explication apportés par Éric Baratay. Il n’est plus rare désormais, note-t-il, de voir des chats tenus en laisse, en particulier dans le monde anglo-saxon, pratique essentiellement attachée aux canidés. Pour lui, c’est sans doute la preuve que le chat est bien en passe de devenir « un chien comme les autres ».