Si « Happycratie » dénonce à raison l’opportunité économique et le danger politique de la marchandisation du bonheur, le bien-être mérite d’être pris au sérieux.

Depuis quelques décennies, le bonheur a fait l’objet d’une attention politique et médiatique croissante, s’attirant chemin faisant un certain nombre de détracteurs. Edgar Cabanas et Eva Illouz, avec leur livre Happycratie publié en 2018, se situent sans conteste au premier rang de ces voix critiques. Bénéficiant d'une réception très favorable à sa parution, comme l’illustrent les articles élogieux du Monde, du Figaro, de Libération ou de La Croix à son sujet, l’ouvrage dénonce le développement d’une nouvelle « industrie du bonheur » au service du capitalisme néolibéral. Ses cinq chapitres abordent différentes facettes de cette industrie du bonheur, allant du développement de recherches scientifiques sur le bonheur aux « marchandises émotionnelles », ces biens et services qui agissent sur les émotions du consommateur, en passant par ses conséquences sur les nouvelles pratiques de management.

Les deux auteurs adoptent une posture extrêmement critique à l'égard des champs de recherche qui s’intéressent au bien-être, en particulier la psychologie positive, créée à la fin des années 1990 et qui a connu depuis lors un développement remarquable. Ils dénoncent tour à tour une « ruse », un « pseudo-savoir » (quatrième de couverture), mais aussi une « pseudoscience, dont les postulats et la logique se révèlent tout à fait défectueux »   . Cette hostilité se retrouve tout naturellement dans la presse grand public qui en a rendu compte. La recension de Libération, par exemple, n'hésite pas à parler de la psychologie positive comme rien de moins que « le bras armé » d'une « idéologie » dont l'unique objectif serait de « culpabiliser les individus et conforter le néolibéralisme ».

Si les auteurs mettent le doigt sur des points de débat tout à fait pertinents, on doit cependant regretter que les questions soulevées ne reçoivent pas toujours le traitement rigoureux qu’elles méritent. En voulant faire feu de tout bois, leur argumentation se révèle truffée de raccourcis problématiques. Plusieurs recensions par des psychologues se sont déjà attachées à pointer les manquements du livre à l’égard de la psychologie positive (par exemple celle-ci et celle-là). Je me concentrerai ici sur quelques-unes des thèses développées dans le livre pour y apporter un éclairage plus nuancé et en montrer les limites. J’aborderai successivement l’essor historique du concept de bien-être subjectif, l’individualisme présumé de la psychologie positive, la scientificité de cette dernière, et enfin la question de la nature du bonheur.

L’essor du bien-être subjectif comme objet d’investigation

Les sciences du bonheur, constituées principalement de l’économie du bonheur et de la psychologie positive, ont récemment mis au-devant de la scène le concept de « bien-être subjectif », mesuré notamment par des questionnaires demandant explicitement aux sujets d’évaluer leur degré de satisfaction à l’égard de leur vie. Cette tendance s’est logiquement accompagnée de la reconnaissance accrue du bien-être, à la fois comme un objet scientifique légitime et comme une variable-clé pour les politiques publiques.

Selon Cabanas et Illouz, cette évolution serait avant tout une diversion, permettant d'éviter de se focaliser sur la détérioration des conditions de vie objectives des individus. Ils suggèrent que les politiques publiques qui s’en inspirent ne seraient que « de simples écrans de fumée, dissimulant les importantes déficiences structurelles de la politique et de l’économie »   . Ils retracent ainsi l’essor des indicateurs de bien-être subjectif à la suite de la crise financière de 2008 en affirmant qu’« [a]près cet effondrement économique mondial, de plus en plus de pays conseillés par des psychologues et des économistes pensèrent devoir recourir à leurs indicateurs afin de mieux prendre “la température” de leurs populations et déterminer si, en dépit du déclin continu de la qualité de vie et de l’aggravation des inégalités, les populations pouvaient encore être présentées comme “heureuses” »   .

Sans préjuger du fait que les indicateurs centrés sur le bien-être subjectif servent parfois de leurre au service de dirigeants politiques mal intentionnés, les auteurs semblent passer à côté des principaux facteurs expliquant cet essor. Il faut d’abord rappeler que, dans le domaine de l’évaluation du progrès social, les options par défaut ont longtemps été des indicateurs monétaires comme le PIB, qui ont des limites flagrantes. C’est le fait que les conditions objectives de vie telles que le revenu ne constituent pas des buts en soi que la prise en compte de la perspective propre des individus s’impose.

Dans les faits, il est ainsi courant de présenter le mouvement vers le bien-être subjectif comme une manière de surmonter les faiblesses d’une science trop éloignée de ce qui importe réellement aux individus. En ce sens, l’accent mis sur le bien-être subjectif se situe dans la continuité directe de la promotion dans les années 1990 de nouveaux indicateurs de développement tels que l’IDH (Indice de Développement Humain), qui incluent en leur sein des indicateurs de santé et d’éducation. Ainsi, parmi les dix « nouveaux indicateurs de richesse » promus par le gouvernement français en 2015 pour aller au-delà de l’indicateur de croissance économique, on trouve aussi bien des indicateurs objectifs comme les inégalités de revenu ou l’espérance de vie en bonne santé qu’un indicateur de bien-être subjectif comme la satisfaction dans la vie (la liste complète est disponible ici). L’opposition que font Cabanas et Illouz entre le bien-être subjectif et les indicateurs objectifs de « progrès économique et social » n’a donc pas lieu d’être.

En outre, contrairement à ce que pensent Cabanas et Illouz, cette prise en compte du bien-être subjectif peut tout à fait servir à la critique sociale. Les travaux relatifs au « paradoxe » d’Easterlin   montrent ainsi que l’idée selon laquelle la croissance économique conduirait forcément à un accroissement du bonheur est discutable. Les mesures de bien-être subjectif permettent aussi de constater que le chômage, pour ne prendre qu’un exemple, est bien plus néfaste que ce que pourrait laisser penser son simple effet sur le revenu des individus   . Il est donc dommage de voir les auteurs bannir d’un revers de main des outils pouvant pourtant être mis au service d'un véritable progrès social.

L'individualisme de la psychologie positive

Une des principales thèses du livre est que la psychologie positive serait individualiste. Cabanas et Illouz vont même jusqu’à affirmer qu’il s’agirait de « la discipline qui a relié le plus étroitement le bonheur à l’individualisme, jusqu’à rendre ces deux notions fortement interdépendantes et même interchangeables »   . Plus encore, puisque « la science du bonheur affirme avec insistance que souffrance et bonheur sont affaire de choix personnel »   , elle rendrait les individus entièrement responsables de leur propre bien-être. Enfin, elle contribuerait au néolibéralisme triomphant de nos sociétés contemporaines car « le portrait-robot de la personne heureuse dessiné par [les tenants de la psychologie positive et les scientifiques du bonheur] [correspond] point par point au portrait idéal du citoyen néolibéral »   .

Il est évident que les concepts de bien-être et de bonheur, qui sont au fondement de la psychologie positive, s'appliquent avant tout à des individus. La promotion du bonheur est donc un objectif social qui se traduit forcément par des changements au niveau des individus. Mais Cabanas et Illouz souhaitent aller plus loin. Ils soutiennent par exemple que la psychologie positive promeut un individu renfermé sur lui-même, centré sur sa « forteresse intérieure »   . Selon eux, « [l]a science du bonheur mène au quiétisme »   . Ces affirmations doivent pourtant être fortement nuancées : l'importance des relations sociales et de l'altruisme pour le bien-être est l’une des découvertes majeures de la psychologie positive, et ce dès ses débuts. Déjà en 1997, Csikszentmihalyi, un des chercheurs les plus influents en psychologie positive, concluait une étude avec Patton   (disponible ici) en affirmant que « [l]a forte relation entre l'altruisme et l'humeur positive est notre plus grande découverte »   . Plus récemment, Richard Layard, un des chefs de file de l’économie du bonheur abondamment critiqué par Cabanas et Illouz, dénonce même dans son dernier livre   le « néolibéralisme atomistique » et la « culture dominante de l’individualisme excessif ». Il entend montrer que « ce que nous avons besoin entre les individus, c’est avant tout de la coopération, non de la compétition » et que « nous devrions tirer le plus de bonheur possible de la participation au bonheur des autres »   . De tels propos reflètent difficilement une mise en équivalence du bonheur et de l’individualisme !

La scientificité de la psychologie positive

Cabanas et Illouz sont catégoriques : la psychologie positive est une « pseudoscience »   . Plus précisément, selon eux « la science du bonheur s’appuie sur de nombreux postulats sans fondement, sur des incohérences théoriques, des insuffisances méthodologiques, des résultats non prouvés et des généralisations ethnocentriques et abusives »   . L'accusation est grave et demande à être justifiée. Pour cela, il aurait fallu se plonger dans des débats méthodologiques et épistémologiques complexes, qui méritent d'être traités avec rigueur et une bonne dose d'humilité. Cabanas et Illouz multiplient pourtant les jugements définitifs, qui resteront pour la plupart au stade de la spéculation puisqu’ils s’en tiennent le plus souvent à des arguments théoriques et à une mobilisation partiale et sélective de la littérature empirique. En lieu et place d’une argumentation étayée par les connaissances empiriques à disposition, ils multiplient les recours à des expressions (« il se pourrait bien », « on peut légitimement se demander », etc.) qui insinuent le doute chez le lecteur sans exiger de justification solide.

Plus parlante encore est leur utilisation de tournures faussement interrogatives, dont l'accumulation peut parfois se substituer entièrement à l'argumentation, comme dans le stupéfiant passage qui suit sur la résilience, qui relèverait peut-être du sophisme de la pente glissante :

« Enfin, la notion de résilience soulève d’importantes questions quant à la compréhension sociale et au traitement de la souffrance. Qu’en est-il de tous ceux qui souffrent de ne pouvoir se montrer résilients ou de ne pouvoir conserver une attitude positive face à l’adversité ? Qu’en est-il de tous ceux qui nourrissent le pénible sentiment de ne pouvoir être heureux ou suffisamment heureux et qui en conçoivent de la culpabilité ? Cette rhétorique de la résilience ne promeut-elle pas en vérité le conformisme ? Et ne justifie-t-elle pas implicitement les hiérarchies et les idéologies dominantes ? Cette manière d’en appeler fermement à conserver une attitude positive en toutes circonstances ne prive-t-elle pas de toute légitimité les sentiments négatifs ? Et ne fait-elle pas de la souffrance quelque chose d’inutile et même de méprisable ? »  

L’absence d’engagement des auteurs avec les débats contemporains se conjugue à une vision de la science particulièrement exigeante. Ils s’alarment ainsi des « résultats plus que disparates, ambigus, peu concluants et même contradictoires » de la psychologie positive, ajoutant que « certaines [études] peuvent montrer que tel ou tel trait, telle ou telle dimension ou variable du caractère témoignent d’un penchant particulier au bonheur, tandis que d’autres peuvent parvenir à la conclusion exactement opposée »   . Or, il est loin d’aller de soi que l’existence de désaccords et de résultats contradictoires au sein d’un domaine de recherche encore jeune compromet son caractère scientifique.

À plusieurs endroits, ils laissent également entendre que le travail des psychologues positifs serait entièrement guidé par des présupposés idéologiques auxquels ils se contenteraient d’ajouter un vernis scientifique, comme si la réalité n’avait aucune prise sur les résultats de leurs recherches. Ainsi, quand ils abordent les découvertes sur la corrélation positive entre bien-être et culture individualiste, ils la commentent de la manière suivante : « Que ces chercheurs trouvent régulièrement des preuves de cette assertion ne devrait pas surprendre : leurs manières de conceptualiser et de mesurer le bonheur ne sont-elles pas elles-mêmes imprégnées d’une vision du monde individualiste ? »   Encore faut-il le démontrer. Malheureusement, rien n’est fait pour montrer précisément de quelle manière des présupposés injustifiés se seraient immiscés dans le travail des chercheurs.

Happycratie et le bonheur

La nature du bien-être et du bonheur est une question philosophique qui fait l'objet de débats intenses   . Tandis que certains estiment que des éléments objectifs, comme la qualité des relations sociales, le succès dans ses projets ou les ressources matérielles à disposition, contribuent directement au bien-être, d'autres maintiennent que le bien-être est exclusivement subjectif : ce sont aux individus eux-mêmes de déterminer ce qui rend leur vie bonne ou mauvaise, et ce serait faire preuve d'un paternalisme inacceptable que de les contraindre dans ce choix. En outre, certains philosophes, à commencer par Aristote, associent étroitement le bien-être à la vertu morale. La plupart des philosophes contemporains, cependant, estiment que les deux doivent être clairement dissociés : une personne se comportant de manière profondément immorale peut être très heureuse. Comme souvent dans les questionnements philosophiques, nous avons des intuitions diverses, parfois contradictoires, à l'égard de ce qui constitue le bonheur.

Les conceptions du bonheur que l'on trouve en psychologie positive, quant à elles, sont éclectiques. Bien que s'inspirant de diverses traditions, elles restent généralement fermement ancrées dans une perspective subjectiviste qui laisse à chaque individu un accès privilégié à son propre bien-être. Cela empêche tout paternalisme et garantit (dans une certaine mesure) que les opinions personnelles du chercheur sur le bonheur n'affectent pas sa recherche. Dans cette optique, des facteurs comme la qualité des relations sociales peuvent contribuer au bien-être d'un individu seulement si ce dernier lui-même les juge pertinents. Cette position semble plutôt raisonnable, même si elle est bien sûr contestable.
Que pensent Cabanas et Illouz de la nature du bonheur ? La « réflexion d’ordre moral » annoncée dans leur introduction   s'avère décevante. En une phrase et comme si cela allait de soi, ils associent étroitement bonheur et vertu morale plus loin dans le livre en postulant « la dimension profondément morale de l’épanouissement personnel, du bien-être ou encore de l’accomplissement personnel »   . L’argumentation des économistes du bonheur et de Martin Seligman, une des figures les plus influentes de la psychologie positive, est qualifiée d’« idéologique et tautologique »   , les auteurs se gardant bien de tenter de justifier leurs propres affirmations sur le bonheur.

Une exception est faite à la toute fin du livre, où ils évoquent une objection célèbre contre les théories du bien-être « mentalistes », celles qui ramènent le bien-être à un état mental. Selon cette objection, dite de la « machine à expérience » et présentée par le philosophe Robert Nozick, si l’on nous proposait d’entrer dans une machine qui créerait un environnement virtuel capable de nous procurer tout ce que nous pourrions désirer dans notre vie (plaisir, accomplissement, etc.), la majorité d’entre nous refuserait. En effet, nous ne nous préoccupons pas seulement de nos expériences subjectives, mais aussi de leur authenticité, ce qu’un environnement virtuel ne peut pas nous donner. Puisque les théories mentalistes du bien-être réduisent le bien-être à notre expérience subjective, elles ne rendent pas compte du fait que nous valorisons l’authenticité et doivent donc être rejetées. Cabanas et Illouz souhaitent mobiliser cette objection pour dénoncer « l’hégémonie grandissante de la science du bonheur (et des technologies virtuelles) »   , dont la position serait assimilée aux théories mentalistes du bonheur. Le problème est que de nombreux chercheurs au sein des sciences du bonheur, y compris Seligman lui-même, rejettent les théories mentalistes précisément pour les mêmes raisons que Cabanas et Illouz ! Dans son livre Flourish   , Seligman argumente que « [l]e sens [de la vie], les relations, l’accomplissement, ont à la fois des composantes subjective et objective, puisque vous pouvez croire que vous avez du sens, des bonnes relations et un haut niveau d’accomplissement tout en ayant tort, voire même en vous illusionnant ». Il en conclut que « le bien-être ne peut pas exister seulement dans votre tête »   . Ainsi, alors même que Cabanas et Illouz soutiennent que « [c]e livre n’est pas contre le bonheur mais contre la vision réductionniste – et pourtant désormais courante – de la “bonne vie” prêchée par [la science du bonheur] »   , à la fin de sa lecture les raisons précises de leur opposition apparaissent plus obscures que jamais.

En fin de compte, Cabanas et Illouz donnent l’impression de ne pas sérieusement engager de débat avec les sciences du bien-être, et on ne devine leur propre conception du bien-être qu’à travers quelques bribes laissées au fil du livre. En plus de leur rejet des théories mentalistes du bonheur, ils semblent par endroits adopter le postulat assez étonnant de l’impossibilité fondamentale de toute connaissance à propos du bonheur. Ils affirment, en parlant des principaux chercheurs des sciences du bonheur, qu'« en dépit de leurs sempiternelles promesses de nous remettre les clés de la bonne vie, ces clés restent et resteront parfaitement introuvables »   . Plus loin dans le livre, ils affirment tout bonnement que l'on ne peut décrire le bonheur car « il n’existe pas d’image véritable du bonheur »   . Autre part, ils déclarent cependant que « le bonheur est une notion digne d’être étudiée, à la condition d’adopter pour ce faire une perspective véritablement scientifique »   . Ces affirmations tranchées ne seront pas expliquées plus en détail, mais on peut spéculer que ce n’est pas, in fine, la question de la nature du bonheur qui intéresse vraiment les auteurs. Le livre se termine en effet, assez curieusement, par un manifeste tonitruant sur la vocation des êtres humains : « ce sont la justice et le savoir, non le bonheur, qui demeurent l’objectif moral révolutionnaire de nos vies »   . Si c'est effectivement cette position radicale – et plus que discutable – qui inspire le reste du livre, on comprend mieux l’hostilité des auteurs à l'égard de toute recherche sur le bonheur.

Après le pamphlet

Le genre littéraire de l'essai, dont relève Happycratie, est un difficile exercice d'équilibriste. Assumant une orientation spécifique, il n'a pas l'ambition du travail académique exhaustif et minutieux ; il peut se permettre un certain degré de schématisation afin d’en faciliter sa lecture. Pour autant, l’essai doit se distinguer du pamphlet par son caractère argumenté, qui permet une contribution constructive au débat public (voire même, dans le meilleur des cas, au débat académique). Cela requiert d’adopter une argumentation rigoureuse et équilibrée, qui n'induise pas en erreur son lectorat sur des points importants du sujet traité. Ces exigences sont d’autant plus importantes quand le lectorat est de toute évidence peu informé sur le sujet et que l’essai restera certainement sa seule source d'information à son propos, comme c’est le cas des sciences du bien-être. Au regard de ces exigences, on ne peut qu’espérer que de futurs travaux jettent de meilleures fondations pour débattre des apports et des limites des sciences du bien-être.