Crise sanitaire aidant, la santé et plus largement le bien-être soutenable pourraient devenir les critères selon lesquels toutes les politiques économiques seront jugées à l'avenir par les citoyen-nes

Eloi Laurent a publié fin 2019, Sortir de la croissance. Mode d'emploi (Les liens qui libèrent), et il a accepté de répondre à nouveau à quelques questions pour présenter son livre, qui est par ailleurs en libre accès ici.

 

Nonfiction : Votre dernier ouvrage fait suite à une série de livres que vous avez publiés sur le même thème. Peut-être pourriez-vous alors préciser pour commencer comment il se situe par rapport aux précédents ?   

Eloi Laurent : Cet ouvrage s’inscrit dans un temps court, celui de la décennie écoulée depuis la parution du Rapport Stiglitz   et un temps long, les presque deux siècles passés depuis la formulation de critiques fondamentales à l’encontre de la croissance économique par John Stuart Mill au plus fort de la révolution industrielle. Ma propre réflexion sur le sujet s’apparente à une conversion : macroéconomiste orthodoxe de formation - en l’occurrence keynésien - j’ai été intellectuellement séduit puis totalement convaincu par les travaux pionniers en France de Dominique Méda, Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, qui ont vu l’essentiel et ouvert pour une génération de chercheur(e)s dont je suis un superbe programme de réflexion et de réforme. Mon apport original consiste à travailler à une meilleure articulation entre bien-être humain et soutenabilité environnementale d’une part et, de l’autre, aux moyens institutionnels concrets nécessaires à la sortie de la croissance. Ce livre propose d’avancer dans ces deux directions.

 

On prête à tort, montrez-vous, à la croissance économique des effets bénéfiques (même si ceux-ci sont souvent présentés comme ne devant intervenir qu’après un certain temps) dans tout un ensemble de domaines (emplois, revenus, santé, éducation, bonheur…) et on continue d’ignorer par ailleurs les atteintes environnementales et sociales dont celle-ci est responsable. Pourriez-vous en donner l’un ou l’autre exemple ?

Quel meilleur exemple de cette illusion de la croissance que la crise actuelle ? Nous nous pensions riches de notre destruction de la Biosphère et de notre domination des espèces qui la peuplent et dont nous sommes en fait les partenaires, nous voici en quelques jours isolés, immobilisés et bâillonnés. Les Etats-Unis, le pays le plus riche de l’histoire de l’humanité, renvoyés en quelques semaines au chômage des Raisins de la colère, à la famine des enfants, aux files interminables de la soupe populaire. Nous avons désormais une bonne définition de l’Etat providence : c’est l’institution qui permet d’éviter d’avoir à choisir entre mourir de faim et mourir d’étouffement. Que des responsables politiques ou des commentateurs puissent concevoir d’opposer le fait de « sauver des vies » au fait de « sauver l’économie » dit tout de la nature mortifère des systèmes économiques fondés sur la croissance.

Il me semble que deux réalités s’imposent dans cette brutale traversée des apparences et qu’elles dessinent des horizons nouveaux. La première réalité est que la valeur universelle de l’humanité est la santé, pas la croissance économique. Les communautés humaines du monde entier, sous toutes les latitudes, ont révélé leur véritable priorité et leur raison d’être. Il faut à présent valoriser cette raison d’être en l’inscrivant dans nos institutions.

Deuxièmement, l’urgence sociale oblige bien entendu les gouvernements du monde entier à œuvrer ici et maintenant pour protéger leurs populations, en particulier les plus vulnérables, face au choc colossal qui est déjà là. Mais ils ne peuvent pas le faire, ils ne doivent pas le faire, en nourrissant de nouvelles crises écologiques, à commencer par le dérèglement du climat. La notion de bien-être essentiel peut servir de boussole à ces politiques du nouveau monde, qui pourraient se concentrer sur les secteurs vitaux pour l’ensemble de la population au cours des mois mais aussi des années à venir (santé, liens sociaux, alimentation, infrastructures) avec comme règle d’or de décélérer les crises écologiques. Donc, concrètement, un principe de cohérence temporelle : toute mesure envisagée doit être simultanément bonne pour le bien-être présent et le bien-être futur. Ce sera parfois compliqué et parfois très simple, comme dans le cas du refinancement de notre système de santé et de soin. 

 

La solution que vous préconisez est de substituer au PIB un ensemble d’indicateurs qui permettent d’évaluer un bien-être non pas simplement économique mais également humain et social, en prenant par ailleurs en compte sa soutenabilité. A vous lire, on comprend que ces indicateurs existent et que rien ne s’opposerait à leur mise en œuvre et utilisation. 

Ce tableau de bord du bien-être est aussi, semble-t-il, ce que voudrait une écrasante majorité de citoyens britanniques, selon un sondage récent. Rien, en effet, ne s’y oppose, sauf les idées, les institutions et les intérêts, le même redoutable barrage à trois niveaux qui a toujours empêché les transitions humaines et qui, un jour, cède. Je constate que les esprits et les imaginaires évoluent à toute vitesse, le flot du changement grossit à vue d’œil. Patience.

 

Le livre est sous-titré « mode d’emploi » et la dernière partie consiste dans des préconisations qui visent à inscrire ces nouveaux indicateurs dans les procédures budgétaires à différents niveaux (Europe, France, Territoires et Entreprises), éventuellement en corrigeant les défauts des procédures qui ont parfois été adoptées. Quelle traduction conviendrait-il alors de lui donner selon vous dans la crise actuelle ?

Prenons le cas de la France, qui se débat dans un redoutable « paradoxe de la reprise ». Il n’y aura pas de reprise économique sans confiance et pas de confiance sans assurance que le gouvernement place la santé au-dessus de la performance économique. L’école est le pivot de ce paradoxe. La reprise dite « économique » est donc, dans les faits, conditionnée à sa relégation ! Les citoyennes et les citoyens demandent en fait une inscription symbolique des indicateurs de bien-être dans la Constitution non-écrite du pays : « Que la santé prime sur le profit ». De fait, les pays qui ont pu relativement protéger leur économie ont d’abord su préserver leur cohésion sociale. Je propose simplement d’adapter cette priorité au temps normal de la démocratie parlementaire, dont l’acte fondateur depuis le 17ème siècle en Europe est le vote du budget. Puisque nous allons engager, que nous engageons déjà, des sommes considérables, destinons-les au bien-être humain d’aujourd’hui et de demain. Il ne s’agit pas de relancer l’économie, il faut relancer la coopération sociale.