Un artiste peut-il faire acte de création en vandalisant l’œuvre d’un autre ? Analyse de 73 cas.

Précis et documenté, cet ouvrage, dont l'objet d'étude est le vandalisme exercé sur les œuvres d'art dans les musées, a reçu le prix scientifique L’Harmattan 2021, série doctorat. Pour autant, Anne Bessette ne prétend pas examiner tous les actes de vandalisme, comme ces milliers de caresses données sur les formes suggestives des sculptures, les chewing-gums laissés sur les tableaux, les différents iconoclasmes, les destructions révolutionnaires, les déboulonnages actuels de statues devenues sujets de scandale, etc. D’autres ouvrages  existent sur ces aspects du vandalisme. Au-delà de l'exhaustivité, l'auteur s'intéresse aux enjeux sociaux et politiques de cette thématique, qui croisent les politiques culturelles, les rapports des œuvres au public et les questions de censure.
 
Anne Bessette ne prétend pas non plus traiter des vandalismes spectaculaires, qui s’apparentent à des actes de censure, comme ce fut le cas pour la détérioration d’Immersion (Piss Christ) du photographe Andrès Serrano. Son propos se borne aux œuvres d’art, ce qui ne recoupe qu’une portion d’un vandalisme plus général que l’on pourrait étendre aux œuvres littéraires, cinématographiques et autres, ainsi qu'aux œuvres produites par des femmes, ou pour la cause féminine.   ).

Mais c'est le vandalisme d’artistes à l’adresse d’autres artistes qui l'arrête : coup d’épingle sur la toile d’un collègue, destruction d’une œuvre détestée, miction de Pierre Pinoncelli (spécialiste des happenings) dans un urinoir de Duchamp, pour lui rendre sa fonctionnalité, baiser au rouge à lèvres de Rindy Sam sur un Cy Twombly (1977), etc.

Il fallait absolument éclairer ces actions, leur faire une place dans l’édification, depuis la Révolution française, de la sacralisation de l’art, prendre le pouls des discussions au sein de la sphère publique. Cela demandait de faire surgir des actes auxquels on prête peu d’attention, mais dont l'intention est assez répétitive : la volonté de désacraliser les œuvres.

Aussi s'engage-t-on dans la lecture d’une longue enquête. Chercheuse en sociologie, Anne Bessette a pris pour objet les rapports de l’art et des institutions culturelles. C’est ainsi qu’elle rencontre les phénomènes de vandalisme, dans les musées. Faut-il les classer au nombre des phénomènes psycho-pathologiques, et dans ce cas, pourquoi ; faut-il les inscrire plutôt dans un conflit qui traverse le milieu de l’art, au sujet de la « valeur de l’art » ; faut-il, enfin, les traiter plutôt comme des « vandalismes créatifs », nouvelle notion élaborée par l’auteure ?

L’accueil de la contestation

Si l’auteure ne compte pas s’attarder sur tous les vandalismes, elle nous fait faire cependant un petit tour des destructions d’œuvres dans le monde et dans l’histoire. Elle brosse à grands traits l’aniconisme et la condamnation de l’idolâtrie, les destructions systématiques des images saintes à certaines époques, bref les manières de mêler le politique et le religieux dans la critique des pouvoirs.

La volonté d’instituer un nouvel ordre symbolique se double souvent de l’éradication des effigies de l’ordre contesté. Elle parcourt ainsi quelques actions majeures qui englobent pourtant sans trop de nuances l’affaire des Bouddhas de Banyan et les déboulonnages de statues en 2020, en Europe. Mais c’est pour mieux distinguer son objet d’autres thèmes plus courants.

Car la recherche entreprise ressort d’un parti pris rigoureux : elle porte sur les comportements stigmatisés comme « vandales », ceux d’une personne, artiste, qui, par plaisir ou méchanceté, abîme, détruit une ou des œuvres d’art. À quelle logique répondent ces actes étiquetés ainsi par la presse ou les institutions ? Tout en se cantonnant à l’espace européen ou nord-américain, elle examine aussi les modalités de la réception de ces actes, pris souvent pour des actes déviants. Enfin, elle s’intéresse à ce vandalisme créatif dont nous avons parlé, c’est-à-dire aux atteintes effectuées dans une optique artistique.

Certains croient que le musée est un lieu feutré qui donne des gages de stabilité et laisse à la porte les querelles. Cela est faux au regard des œuvres anciennes : régulièrement endommagées ou détruites en raison de ce qu’elles incarnent (puissance spirituelle, condamnation de l’iconisme). C’est encore plus faux concernant des œuvres modernes ou contemporaines. Dans ce cas, les musées doivent affronter les débats contemporains ainsi que la contestation au sein du monde muséal de ce monde même, du milieu de l’art, mais aussi des aménagements, des survivances postcoloniales, de l’absence d’attention aux genres.

Des cas décrits

La démarche de l’auteur étant sociologique, elle a mené une enquête, échangeant directement avec des auteurs d’actes de vandalisme et avec des artistes dont les œuvres ont été vandalisées. Elle a ainsi constitué un corpus de 73 cas médiatisés. Parmi eux, elle distingue le vandalisme effectué dans une démarche artistique du vandalisme revendicatif (individuel ou politique), du vandalisme psycho-pathologique, du vandalisme lié aux images mises en œuvre, du vandalisme ancré dans une critique esthétique, auquel elle ajoute un « micro-vandalisme ».

Elle donne la liste des cas de vandalisme, entre 1974 et 2014, relevant de son objet. Cette liste est proposée en fin de lecture, elle ferme l’ouvrage. Elle a l’avantage d’être explicitée. Sur 73 cas de vandalisme, 28 concernent des œuvres d’art contemporain, notamment des installations ou des photographies. Les instruments du vandalisme sont répertoriés : urine, baisers, actes avec des objets pris sur place ou des objets de la vie quotidienne (clefs, monnaie trouvée dans la poche), colorants, stylos, marteau, barre de fer, hache, solvants, boute-feu. On peut encore distinguer les objets utilisés pour détruire, ceux qui sont employés pour ajouter quelque chose. Rares sont les cas où la destruction totale de l’œuvre est l’objectif de l’acte. Et parfois, comme dans le cas des baisers, les auteurs pensent ne pas porter une atteinte grave à l’œuvre vandalisée.

Parmi les auteurs vandales, les hommes sont largement représentés. Toutes les tranches d’âge le sont aussi, entre 12 et 77 ans. Une part importante des auteurs exerce un métier dans les milieux de l’art. Mais les artistes portent peu atteinte aux œuvres classiques.

Enfin vient le plus important : les hypothèses explicatives ou les propos des « vandales ». Ils prétextent, en effet, divers objectifs : s’opposer à l’art novateur, mettre une œuvre à jour, lui redonner actualité, égayer une peinture trouvée triste, attirer l’attention sur le sort des artistes, s’élever contre les dépenses publiques pour telle œuvre, protester sur divers thèmes (contre la pollution de l’environnement, etc.).

Ainsi vient le cas du partisan du réalisme qui détériore une œuvre abstraite, celui d’une personne voulant dialoguer avec l’artiste, ou voulant ajouter de nouvelles couleurs sur une œuvre trouvée ennuyeuse. Puis les cas de protestation créative contre le marché de l’art, contre les profits faits par un artiste sur un thème douloureux, protestation aussi contre l’interdit de la nudité en public (alors que la nudité est constante dans les œuvres d’art), contre la renommée d’une œuvre alors que d’autres sont ignorées…

Créativité

Le vandalisme créatif s'accomplit sur des œuvres exposées dans des musées. L’acte est organisé et réfléchi par un artiste. C’est les termes que Tony Shafrazi, après avoir, en 1974, bombé Kill Lies All (« Tuez tous les mensonges ») sur Guernica, utilise auprès des gardiens qui l’interpellent. Dans le même ordre d’idée, on pourrait revenir sur le geste de Pinoncelli à l’endroit de l’œuvre de Duchamp : « J’ai toujours prétendu et argumenté que je n’ai jamais fait de vandalisme » (Entretien avec l’auteure, en 2014).

Ils parlent de valeur ajoutée à l’œuvre ou de restauration de sa fonction première. En tout cas, les auteurs des atteintes à dessein artistique conçoivent souvent leur intervention comme une forme de contribution à l’œuvre initiale, ou de dialogue avec son créateur. Au demeurant, ils assurent presque toujours que le créateur de l’œuvre aurait été d’accord avec leur geste.

Les auteurs d’actes de vandalisme créatif prennent souvent pour cible des œuvres d’artistes qu’ils admirent, qui les inspirent, avec lesquels ils souhaitent interagir. Leur intérêt se porte sur le travail de créateurs qui ont bousculé les conventions artistiques. Ce qu’ils prennent pour prétexte de leur propre geste, en général des interventions effectuées à mains nues ou à l’aide de matériaux caractérisant l’activité artistique.

Les directions des musées font peu de publicité autour de ces gestes. En ce qui regarde, par exemple, l’inscription par une jeune femme sur La Liberté de Delacroix à Lens, on peut se demander au vu de la distance du graffiti et du tableau ce à quoi elle a voulu s’attaquer ? Un symbole du patrimoine, une œuvre très connue ? À moins que la personne en question n’ait été déséquilibrée. Mais on ne peut examiner tous ces cas sous un tel angle psychiatrique.

Enfin, il apparaît que certains actes de vandalisme sont perpétrés en réaction à ce que l’œuvre représente figurativement. C'est Le sujet de l’œuvre qui est alors pris pour cible. Le vandale montre son désaccord, voire son indignation. Les controverses sociales générales accentuent le phénomène, comme il en va pour la détérioration d’une œuvre, pensée comme machiste, par deux femmes féministes, à la Tate de Londres. On hésite alors entre vandalisme et censure. C’est le cas des personnes qui croient prendre parti contre une œuvre « blasphématoire », « immorale », indécente », offensante. Cela concerne à nouveau Andres Serrano, mais aussi d’autres artistes. Des protestations contre une œuvre peuvent aboutir au vandalisme. De là le lien entre les deux actions. La protestation n'est pas elle-même un vandalisme et on peut la prolonger en débat pour refuser le vandalisme. À quoi s’ajoute tout de même que parfois, pour accomplir un acte vandale, il faut avoir désinvesti l’œuvre de son aura. Une vandale affirmait ainsi qu’elle considérait que la renommée acquise par l’œuvre attaquée était humiliante pour « les vrais » artistes.

Paradoxes

Y a-t-il des modalités d’intervention sur les œuvres qui soient légitimes ? Ce serait le cas des œuvres à vocation d’intervention. Le public peut être invité à agir sur l’œuvre (comme chez Yoko Ono), mais alors on demande que son comportement concorde avec les requisits du musée.

Il reste qu’un acte de vandalisme attire l’attention des médias autant sur le vandale que sur l’œuvre. Encore une fois, certains vandalismes sont plus crus et plus marqués au sceau d’une idéologie.

Tel est encore le cas des journaux de femmes qui se sont battues pour l'égalité des droits, le suffrage universel effectif, etc. L’époque nous impose cette attention, avec la publication du Journal d’une suffragiste, de Hubertine Auclert   . un livre qui fut victime du vandalisme des non-classements dans les bibliothèques.

Pour autant, dans de nombreux cas, le vandalisme donne aux œuvres une visibilité paradoxale, ainsi qu’à l’institution qui l’expose. On a même proposé au directeur de la Collection Lambert, en Avignon, propriétaire de l’œuvre de Cy Twombly marquée par Rindy Sam, d’écrire un scénario de téléfilm.

Christophe Pittet

À quoi sert (encore) l’art en temps de crise sanitaire ?, ouvrage dirigé par Christophe Pittet emprunte son titre à une comédienne. Comment rebondir, non pas en situation de vandalisme, mais là où le monde et les autres n’existent plus, c’est-à-dire, en temps de confinement inégalitaire, de ravages pandémiques, de catastrophe écologique en cours, quand la réalité s'est faite... vandale.

La pandémie vandalise nos relations sociales. Les artistes ont des propositions positives à faire au public, même en ces temps gravissimes.

À l’époque du premier confinement, Christophe Pittet préparait une cession de réflexion sur le thème : « À quoi sert (encore) l’art ? », qui fut annulée (13 mars 2020).

L’idée était d'interroger la place de l’art et sa fonction dans la société, le rôle des artistes face aux politiques néolibérales. L’art participe-t-il à la résistance contre la puissance de l’argent ? Une contre-culture ?

Tout est donc balayé, mais en avril, Pittet se décide : on ne peut attendre, et d’ailleurs attendre quoi ? Alors il propose aux participants de la cession annulée (Pascal Germond, Lysiane Sergent, Jean-Marc Lachaud, Mireille Callu, Nathalie Chaix, etc.) de répondre à la question : « À quoi sert (encore) l’art… en temps de crise sanitaire ? ».  

20 textes, arrivés un par un, datés de la période Covid, et qui en épousent parfois les humeurs tangibles. La réponse à la question posée n’étonnera personne : l’art, disent les auteurs, ne sert à rien. Mais en ne servant à rien, il nous sert.

Comédiens, artistes, philosophes, cinéastes et autres répondent moins à la question de savoir comment créer sous condition du virus, qu’à la question de savoir ce que peut l’art en temps de confinement.

Les auteurs ne savent pas bien comment parler ce nouveau monde. Les œuvres ne peuvent finalement rien pour chacun, et chacun ne semble pas pouvoir quelque chose pour les œuvres qui auraient pu advenir. Et les écrans devenus substituts d’œuvres ne sont rien que les symptômes d’une détresse.