Cet ouvrage analyse avec pertinence la destruction et la censure d'oeuvres d'art sans en réduire l'explication à la simple sauvagerie.

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Dario Gamboni reconnaît d’emblée la non-exhaustivité de ses références et exemples, d’autant que chaque jour apporte son lot de destructions et censures d’œuvres d’art. Il indique d’ailleurs avoir rédigé son ouvrage au moment même où sous les yeux de ceux qui y étaient attentifs, les mouvements politiques des pays de l’Est qui participèrent à la Chute du Mur de Berlin se faisaient le plus souvent iconoclastes vis-à-vis des ouvrages d’art et monuments communistes (motivation politique, le plus souvent englobée dans la volonté de délégitimer un pouvoir). Ces mobilisations fournissaient de ce fait autant de matériaux nouveaux pour l’analyse de l’auteur. Puis vint encore, en 2001, la destruction des deux statues de Bouddha de Bamiyan, en lien avec l’aniconisme des Talibans (motivation religieuse). En un mot, et sans confondre les genres, la question de la destruction d’objets à forte valeur symbolique est suffisamment prégnante pour qu’un ouvrage lui soit consacré. Est-ce que, par ailleurs, la tendance désormais à faire de l’image de la destruction d’œuvres l’un des objectifs principaux de la destruction même, est seulement récente ? Et que penser des destructions d’œuvres d’art par les artistes (Gustav Metzger, Ai Weiwei, Félix Gmelin, Robert Rauschenberg : motivation artistique), ou des modifications critiques d’œuvres par des artistes (Arman, Morellet, Man Ray), quand certains ne détruisent pas aussi des œuvres pour intégrer les objets détruits dans une autre œuvre ? Le chapitre 13 de cet ouvrage fait l’examen de ces cas que l’on ne confondra pas avec la destruction volontaire à buts moraux ou politiques sur lesquels nous nous concentrons plutôt ici.

 

Iconoclasme, vandalisme, destruction

Nous nous bornerons ici à citer les destructions établies par l’auteur, au-delà de l’intense activité de destruction toujours en cours. Il est question, ainsi qu’il l’écrit lui-même, de dresser la carte d’ensemble de ce champ recouvrant les destructions volontaires (et non les affections dues au temps qui s’écoule ou les détériorations dues à l’usage), plutôt que d’établir dans tous leurs détails les particularités de l’une ou l’autre de ses parcelles. Il s’agit donc d’iconoclasme (en un sens étendu, non restreint aux images religieuses), de « vandalisme » (traduit en action gratuite et stigmatisante, et dont l’auteur récuse finalement l’usage, page 27) et de destruction (terme auquel l’auteur substitue « mésusage » ou « dégradation »), dans le monde occidental après la Seconde Guerre mondiale. Afin de mieux situer sa recherche et son originalité, l’auteur souligne que les travaux antérieurs sur ces questions portent surtout sur la querelle byzantine des images – l’auteur ne s’interdit pas d’en parler lui aussi, quoique brièvement -, sur la Réforme, sur la Révolution française, ou sur le nazisme ; parfois même il est possible de rencontrer des refus de telles analyses sous le prétexte d’un non-thème. Le créneau qu’il a choisi s’en trouve justifié. Et il ajoute que, concernant les périodes récentes, les maigres commentaires existants dans la sphère de l’histoire de l’art (à la différence sans doute pas de la sociologie, la psychiatrie et la psychanalyse) ont le tort d’emblée de ranger l’iconoclasme sous le vocable de l’irrationnel (folie, mal-être, identification), dépourvu de signification et de pertinence. L’agression est trop souvent interprétée « comme une expression de l’ignorance et de l’incompréhension, une régression dans la barbarie » (p. 15).

Au contraire, l’auteur, à juste titre, considère que les violences dont les œuvres sont victimes doivent être étudiées de près, d’autant qu’elles sont particulièrement utiles pour éclairer les attitudes et modes de communication « normaux » (d’une et avec une œuvre d’art, entendue au sens moderne du terme) ainsi que les conditions qui les sous-tendent. De tels travaux peuvent aider à comprendre la pluralité des fonctions des œuvres d’art, la pluralité des attitudes à leur égard, et les relations qui existent entre spectateur et œuvre. Autrement dit, les travaux présentés ici soulignent d’autant mieux que le refus d’analyser ces phénomènes équivaut à un véritable refoulement.

Il faut suivre de près les 15 chapitres de l’ouvrage. L’auteur les présente en introduction, mais on peut sans doute réduire un peu les choses pour les lecteurs de ce compte rendu. Tout commence par des considérations méthodologiques, touchant aussi bien aux orientations des travaux de l’auteur qu’aux notions prises en charge (iconoclasme, et surtout « vandalisme » qui pose évidemment le problème de l’usage des noms de peuples pour désigner des phénomènes négatifs). Puis viennent les analyses concernant les actes aux justifications politiques. A partir du chapitre 6, le cours de l’ouvrage dérive un peu puisqu’il se consacre aux relations changeantes entre les images et les stratégies politiques, au moment de la production des images engendrées industriellement. Suivent les études concernant la propagande dans sa dimension de destruction d’œuvres, ouvrant du même coup une recherche sur les questions de droit moral de l’artiste et de liberté d’expression. Compléments indispensables, les chapitres suivants (de 9 à 11) commentent des destructions spécifiques (celles dues à des individus, mais aussi les destructions pour fait d’embellissement). Ne négligeons pas le chapitre consacré aux œuvres d’art sacré, qui permet de mieux revenir à la dimension moderne et moderniste du phénomène et aux questions soulevées par la disqualification de l’art de nos jours.

 

Une histoire des destructions…

Bien sûr, on se trouve rapidement devant une telle série de distinctions que le cœur du problème risque bien de s’échapper : destruction idéologique, conventionnelle, avide, ludique, malveillante, provenant du pouvoir ou provenant « d’en bas », aveugle, de vainqueur, etc. Mieux vaut se recentrer sur l’histoire des destructions, leurs conditions de possibilité (et donc la présupposition de l’Art) et les visées des « casseurs », « censeurs » et autres destructeurs. Sur ce plan, on notera l’importance cruciale de la Révolution française, dont les traits saillants sur le plan qui nous occupe sont parcourus par l’auteur : profanation des images des rois, délégitimation des objets symboliques, etc. Autant d’actes qui nous sont retracés et sont aussi illustrés par une iconographie mal connue (Lafosse, Hubert Robert, Jacques Berteaux...). Une page entière reprend ce qui était devenu une agression pour un œil offensé, assorti d’un commentaire sur la destruction nécessaire du luxe des premiers Ordres (à la manière de Jean-Jacques Rousseau). Mais on hésite déjà beaucoup entre objets à détruire et ouvrages d’art ? Ce qui deviendra vite l’art assassiné, dès que la catégorie d’Art aura pris une consistance philosophique (à partir du XVIIIe siècle) et juridique (à partir du XIXe siècle).

 

… en régime totalitaire…

Passons sur la question de l’art dit « dégénéré » par le nazisme, sans aucun doute largement connue. L’auteur s’arrête ensuite sur la chute (au sens littéral ici) des monuments communistes, plus vive dans les mémoires contemporaines (Moscou, Budapest, Berlin). Elle a fait l’objet de nombreuses photographies de presse, à forte efficacité visuelle. Mais comment se sont donc exprimées les justifications de ces actions, sinon par des traits complexes, sollicitant des recherches sur l’identité des acteurs, les dates (symboliques) des destructions, les relations mutuelles des acteurs, le contexte politique et géographique (dans les régions au communisme imposé), qui n’ont pas encore eu lieu, ajoute l’auteur (p. 77), mais aussi des recherches sur les décrets des pouvoirs publics interdisant les dégradations (Gorbatchev, par exemple) ? Au passage, l’auteur revient aussi sur la question des monuments et statues maintenus, parce qu’on en change du moins la signification (le Falconet de Saint-Pétersbourg). Comme il insiste sur la catégorie (juridique) de « monument dépourvu de valeur artistique » utilisée pour lancer certaines destructions officielles et à l’inverse pour organiser des préservations. Ce qui revient à reprendre le débat portant sur l’existence d’une différence entre l’iconoclasme d’Etat et l’iconoclasme populaire (Tirana et la statue d’Enver Hoxha, en 1991). Détruire un symbole ou conserver des traces d’un passé haï afin de le muer en leçon de l’histoire ? Quoi qu’il en soit, il fallait trancher encore le débat du destin des objets retirés ou détruits : vendre, entreposer, étudier, exposer, éliminer, instituer des musées de l’art totalitaire (un art totalitaire devenu non moins objet de commerce dans des galeries) ? Il faut lire enfin de près les arguments de la commission de Berlin sur les monuments (p. 127) pour se convaincre de l’enchevêtrement des arguments politiques, esthétiques, historiques et mémoriels dans les décisions de ce type.

 

… et démocratique

Revenons aux sociétés démocratiques. Elles ne sont pas à l’abri du phénomène, quant on n’oublie pas non plus qu’elles se sont établies sur l’approbation de la destruction partielle ou totale d’un certain nombre d’œuvres. Ce sont donc maintenant des problèmes de légitimité et de légalité qui se posent. Passons sur les premiers éléments étudiés, ils concernent plutôt la question religieuse. L’auteur aborde ensuite les actions des féministes et suffragettes du début du XXe siècle (l’attaque contre la Vénus à son miroir, de Velasquez, par exemple, pour ne pas citer les 261 actes de destruction d’œuvres mentionnés). Et il débouche sur les destructions politiques (conflits régionaux, séparatismes, décolonisations...), nous entraînant au passage pour quelques pages dans de nombreux pays du globe (Chine, Haïti, Afrique du Sud, Corée, Ukraine). Il n’en reste pas moins vrai que l’iconoclasme est loin d’avoir disparu de la scène occidentale, et l’auteur tente d’analyser ses formes et significations en rapport avec les conditions de la vie politique et culturelle des démocraties représentatives du monde post-industriel. C’est alors la question soulevée par l’iconoclasme exercé à l’égard de l’urinoir de Duchamp (puis de tout l’art moderne) qui recentre le débat. Un Richard Serra tagué en 1988, un Metzel graffité, sans parler du Dirty Corner d’Anish Kapoor actuellement exposé au Château de Versailles. Caractéristiques, dans cet ordre, sont les reproches adressés aux œuvres et aux artistes (parfois aux commanditaires municipaux, régionaux ou nationaux). Pour les uns, il faut évoquer les finances (R. Serra tagué en « 560 000 DM pour cette merde », p. 196), pour d’autres, il faut violemment exprimer un goût (le reste n’étant évidemment « pas de l’art »), pour les autres encore, l’œuvre sert de support à l’expression d’un mécontentement qui peut n’avoir pas de rapport avec l’œuvre. Pour ceux-ci il faut condamner l’engagement de l’artiste, pour ceux-là détruire les œuvres licencieuses (cas célèbre de la statue déposée sur la tombe d’Oscar Wilde, que le lecteur retrouvera p. 221). Tous arguments qui ne cessent de se répéter, si les œuvres ne sont pas tout simplement victimes de violences, agressions physiques, appels à des actions nocturnes, des lettres anonymes et des menaces.

 

Censures et arguments contre les censeurs

L’auteur se réfère évidemment à un cas central, qui a le mérite de mêler les différentes considérations précédentes. Il s’agit de l’affaire Tilted Arc, l’œuvre de Richard Serra (commandée en 1979, installée en 1981, démontée en 1989). Elle a un caractère exemplaire. Il tient à la spécificité du lieu (Federal Plaza à New York), du moment (années Reagan), des procédures (le droit états-unien), de l’artiste, de l’œuvre, de la réception de celle-ci et de toute une chaîne d’interactions (p. 224 sq). Mais dans ce cas, la récusation est postérieure à la mise en place de l’œuvre (campagnes de presse, tags, procès). Il est d’autres cas où la destruction de l’œuvre coïncide avec une censure préalable. Ainsi en va-t-il des œuvres de Hans Haacke dont l’auteur raconte les aventures, tout en précisant quel type de solidarité on peut trouver entre les artistes dans ce cas.

Comme il est impossible de reprendre et signaler ici toutes les remarques pertinentes proposées dans cet ouvrage – et mis à part quelques chapitres consacrés aux démolitions urbaines pour cause de réaménagement des villes, ou à la révision de l’art sacré, plus indirects nous semble-t-il par rapport aux problèmes posés -, brossons plus rapidement la fin de ce parcours, non sans remarquer encore que l’on peut puiser dans cet ouvrage, aux fins d’étude, la plupart des « arguments » avancés par les destructeurs et autres censeurs des œuvres d’art. Autrement dit, une étude pointilleuse de cet écrit devrait permettre de devancer de manière critique les futures destructions, et encore une fois les censures (qui sont aussi prises en compte : censures économiques, politiques, morales). Les techniques d’agression relevées, et les moyens de défense employés (enveloppant malheureusement le silence des propriétaires des œuvres afin d’éviter, dit-on, la contagion) sont répertoriés, sans exhaustivité, puisque l’inventivité est grande dans ce domaine : crachat sur les œuvres, ajout de traits sur les personnages (ce qui n’est pas le cas de la Réplique de LHOOQ de Duchamp, accomplie sur une reproduction), inscriptions sur les toiles et sculptures, ou l’usage d’instruments contondants (acide lancé sur une toile, têtes de statues décapitées). Le répertoire des motivations englobe aussi les explications psychopathologiques et psychologiques (accès de folie, prétendre être le fils de Dieu pour détruire la Pietà de Michel-Ange) que l’on ne peut ignorer mais dont on doit se servir avec mesure afin de ne pas oblitérer les responsabilités des détracteurs.

En somme, l’auteur, à partir d’une bibliographie considérable, pour une grande part germanophone, offre aux lecteurs une synthèse centrale pour renouveler la considération critique des censures (économiques, politiques, morales, esthétiques) à l’endroit des œuvres d’art. Il aide non moins à ressaisir plus finement les arguments à opposer aux censeurs