Une critique de l’art moderne et contemporain, à l’aune des critères de jugement de l’art classique et de ses théories.

Le titre de l’ouvrage intrigue. De quelle innocence sera-t-il question ? Innocence des œuvres (d’art) ou innocence de la manière ? Proposé par Sonia Younan, normalienne agrégée de philosophie et critique d’art, il articule une réflexion théorique à une série d’entretiens avec des peintres « contemporains », de tendance plutôt moderniste en réalité : Leonardo Cremonini, Valerio Adami, Jacques Monory. Ces entretiens sont d’ailleurs couronnés par un dialogue de l’auteure avec Jean Baudrillard (1929-2007), qui donne sa touche finale au livre : les codes de l’esthétique ont sombré, affirme le philosophe dans la ligne même de ses ouvrages, la peinture ne repose plus sur un métier et aucune nouvelle règle fondamentale n’est venue remplacer celles qui ont été abolies. Le livre s’achève ainsi sur une hypothèse qui est tout autant le point de départ de la démonstration, d’après laquelle l’art contemporain serait dirigé par le solipsisme. En ceci, il serait l’expression franche de la modernité, ère des identités singulières et de l’originalité à tout prix. En l’occurrence, au prix d’un art devenu « n’importe quoi », ou même de la « disparition de l’art ».

L’intrigue est donc liée, dans des termes qui renouent avec les vifs débats des années 1990. A cette époque, à côté du célèbre débat autour du « postmoderne » qu’évoquent les noms de Gianni Vattimo et Jean-François Lyotard, s’est en effet déployé un débat autour du « moderne ». Ancré dans un acte de rupture inaugural, autour de Charles Baudelaire, le « moderne » s’est vu accusé, notamment par Jean Clair, de s’être retourné en un conformisme de la rupture. Cette mise en cause a constitué l’acte inaugural d’une critique générale de l’art contemporain, de ses règles nouvelles ou de son absence de règle, formulée par les contempteurs du « grand n’importe quoi » au nom de l’Art, dont le modèle classique serait le plus pur. La radicalité de la critique de ces nouveaux gardiens du temple (ou du musée) s’est cependant adoucie depuis que nombre d’entre eux ont poussé la porte des Écoles d’art et des ateliers des nouvelles générations. Sonia Younan entend cependant lui rendre toute sa vigueur.

 

Une perspective classique et phénoménologique

L’auteur le précise d’emblée : « nous nous référons à des textes d’artistes comme Vasari, Léonard de Vinci, Nicolas Poussin, et à des théoriciens comme Adam Smith, Quatremère de Quincy, Rousseau ou Hegel ». Ces auteurs classiques ne doivent pas, cependant, encadrer un travail d’archives : ils seront l’aune à laquelle mesurer le travail artistique des artistes du XXème siècle, voire des artistes du temps présent.

De ces recours, on peut retenir quelques critiques désormais bien établies. Par exemple qu’on ne peut plus parler de progrès en art et qu’on ne peut plus publier des histoires de l’art orientées vers une fin, comme on l’a abondamment montré depuis les travaux de Hans Belting, Peter Bürger ou Daniel Arasse. Les auteurs classiques ont aussi nourri une littérature abondante et toujours utile sur les questions de la modernité, des avant-gardes ou de la littéralité en art. Surtout, de Vasari à Hegel, les théories esthétiques de l’âge classique ont posé les fondations de la notion d’« imitation » (mimèsis) pour penser le problème de la représentation dans la peinture classique. A ce sujet, Sonia Younan rappelle à raison que ce terme, si souvent répété, est presque toujours confondu avec la notion de « copie », de « reflet » ou de « faux » (au sens du trompe-l’œil), bref que peu d’auteurs ont bien lu Aristote à qui ils ont emprunté cette notion fondamentale. A rebours des lieux communs, elle n’assigne aucune logique de l’identité.

Sonia Younan se réclame d’autre part des perspectives phénoménologiques, et renvoie à l’incontournable Maurice Merleau-Ponty, à l’entrelacement du visible et de l’invisible et à l’idée d’une peinture susceptible de présenter la genèse du visible. Reprenant à son compte les notions éprouvées de sensible et d’idéel, elle ne déteste pas souligner le refus du concept que cette philosophie prône, ou insister sur le fait que l’œuvre d’art sollicite un monde de compréhension non rationnel.

Sur de telles bases, la plus grande part du modernisme et du contemporain est en somme voué à se trouver une nouvelle fois condamné.

 

Le cas Nietzsche

En philosophie générale, Sonia Younan se réclame de Friedrich Nietzsche, auquel elle consacre toute la première partie de son ouvrage. Pour autant, elle se concentre sur certains pans de cette « philosophie au marteau », à commencer par le refus de la négativité. Appliqué à l’art, ce refus aboutit à l’idée selon laquelle la vocation de l’art n’est pas de critiquer ou de réfuter quoi que ce soit. Ce propos se prolonge dans l’affirmation selon laquelle le beau ne réfute pas le laid, il s’en détourne (Ô Victor Hugo, et la préface de Cromwell !). Enfin, l’art innocenterait le devenir, selon la formule de Nietzsche. L’art n’est pas le jugement d’une conscience ou une vision du monde réfléchie par l’artiste. Il s’agit bien ici du Nietzsche qui remet en question toute esthétique subjective, de même qu’il construit son propos aux antipodes du rationalisme socratique.

Dans une telle perspective, l’auteure en vient à affirmer que l’art est la plus haute forme d’approbation du réel : affirmation qui revient à contester l’idée (contemporaine) selon laquelle l’art serait une esthétique de la défaillance du réel qu’il faudrait suppléer par l’imagination de l’artiste.

L’auteure rappelle encore que pour Nietzsche la peinture doit se régénérer par la musique, dont le spectacle montre mieux que tout autre que c’est la nature qui imite (mal) l’art, et non l’inverse. Or la musique est travaillée par le dionysiaque et l’apollinien. Contre Arthur Schopenhauer, Nietzsche affirme que l’art soutient l’épreuve de l’éternel retour. Quant à Richard Wagner, Nietzsche le condamne pour sa focalisation sur l’auditeur, qui conduit le compositeur à concevoir sa musique pour la fascination qu’elle exerce sur lui.

De cela, Sonia Younan tire une défense de type nietzschéen du grand style, qui évolue cependant vers la défense de la règle en art, de l’assimilation nécessaire d’une tradition (faute de quoi on revient en arrière) et de la gratitude à porter aux grands maîtres. A ce point, Nietzsche est nettement embarqué dans la controverse sur une modernité dont il n’a entrevu que les prodromes.

 

Le cas Matisse

Cette modernité est comprise, sur le plan esthétique, d’après une formule admise largement : empressée de rompre avec la référence à l’imitation, elle lui aurait substitué l’impératif de la création originale. Ce faisant, la modernité artistique aurait prétendu libérer l’art. Or, dit Sonia Younan, on peut contester ce caractère libérateur, pour deux raisons. D’une part, la notion de rupture ne se réduit peut-être pas à regarder le passé comme un négatif absolu à rejeter, et elle ne suffit sans doute pas à effacer le passé en réfutant la mimèsis. D’autre part, l’enfermement des modernes dans une logique solipsiste serait rien moins que libérateur. Ici, il faudrait pourtant compter avec le constat que les avant-gardes se sont bien souvent réunies dans des « mouvements » collectifs. Le problème de la « libération » de l’art éclaire cependant la problématique de l’auteure : ce dont il s’agit, c’est de défendre l’imitation pour ses vertus éducatives et l’assimilation des modèles du passé pour les dépasser.

L’enjeu central est donc bien celui de l’« imitation » (mimèsis), que beaucoup confondent avec « copie » ou « simulacre ». La perfection d’une imitation ne se mesure en effet pas à la ressemblance exacte. Loin de cette logique du clone, l’imitation artistique fonde un renversement de valeur dans le rapport avec l’original. Elle confère une valeur artistique à l’objet. Sonia Younan appuie sa thèse sur les propos d’Adam Smith, tenus dans ses Essais d’esthétique. Elle l’ancre aussi dans les écrits de Quatremère de Quincy, qui a lui aussi livré ses considérations sur la spécificité de l’imitation, susceptible justement de disparité et d’altérité par rapport au modèle. L’imitation n’est pas une répétition. Ce qui se montre bien dans les œuvres, mais aussi dans la différence entre la peinture, la sculpture et la musique.

Que fait Matisse dans ce cadre ? L’auteure renvoie, plutôt qu’aux oeuvres du peintre, à ses écrits dont elle retient qu‘il y défend une théorie de l’expression tout en critiquant la pente dangereuse prise par les peintres abstraits. Matisse se réclamerait alors d’une mimésis qui se fait incorporation du monde dans la peinture. D’une certaine manière, il inventerait la phénoménologie dans la peinture. La peinture résulte d’une lumière intérieure de l’artiste: non pas celle de ses sentiments, ni celle de la lumière immédiate, mais celle du travail sur les modalités formelles de l’expression qu’elle peut engendrer.

Matisse intervient donc ici en personnage qui met en cause la modernité. Et il est bientôt enrôlé dans la cause nietzschéenne, à l’égal de Paul Klee auquel l’auteure en appelle aussi, ne serait-ce qu’au titre de la phrase la plus connue de lui : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Cette question de la visibilité est pourtant débattue. Elle est souvent conçue, comme dans la philosophie des Lumières ou dans cet héritage de Paul Klee, comme imposant à tous une épistémologie du caché, du derrière les choses. Pourtant, il est une autre épistémologie possible: celle qui affirme non seulement qu’il n’y a rien de caché, mais aussi qu’il n’y a pas d’arrière-monde, et finalement pas de complot derrière les choses. Position sans aucun doute nietzschéenne !

 

L’art contemporain

L’art moderne aurait donc prêché l’originalité, en la substituant à l’imitation, et il aurait récusé toute forme de dialogue avec l’art du passé. On peinerait à trouver des œuvres qui étayent pleinement cette hypothèse, toutefois elle pointe des cibles identifiées dans sa ligne de mire : le bleu de Klein, les fentes de Fontana (subtilement examinées par Éric Michaud dans son dernier ouvrage), les rayures de Buren.

L’art moderne aurait de surcroît supprimé le métier et les années d’apprentissage – ce constat suggérant en somme que les Écoles d’art remettraient leurs élèves au désœuvrement. Il aurait aussi supprimé l’engagement corporel dans une pratique – mais que penser alors de Jackson Pollock et d’une des tendances les plus marquantes de l’abstraction, l’action painting ? Enfin l’art moderne aurait supprimé le matériel au profit d’une vision idéologique de l’art. Bref, il ne pratiquerait plus que l’autoréférence   et ruinerait la représentation classique en même temps que le sensible et la « donation de sens »   . Mais là encore, partager l’idée que les ready-made de Duchamp échapperaient au sensible, de même que les œuvres de Kosuth ou celles du groupe Support-Surface, implique en premier lieu et essentiellement de partager une certaine notion du sensible, en l’occurrence inspirée de Merleau-Ponty.

Si vraiment l’œuvre d’art nous fait assister à la genèse du visible, alors on comprend la condamnation de l’art contemporain entreprise par l’auteure. En réalité, la procédure de réflexion aboutit presque directement à ce résultat, qui se passe presque d’être mis à l’épreuve des œuvres. Le moderne et le contemporain sont en somme emportés par la logique.

L’auteure termine ainsi son propos sur le règne des images dans la société d’aujourd’hui, à propos desquels elle livre la synthèse des méditations récentes sur la fin de la culture du regard à notre époque. Elle condamne dès lors le passage de l’image peinte à l’image mécanique de la photographie et du cinéma, puis à l’image électronique de la vidéo et à l’image de synthèse programmée sur ordinateur.

Dans sa perspective, l’auteure maintient finalement le spectateur dans sa position classique. A raison, elle souligne que dans les doctrines classiques, dans toute perception d’une œuvre d’art se joue un dialogue doublé d’un rapport de force ; un tableau impose au spectateur d’être regardé d’une certaine façon, il détermine le point de vue et même la distance idéale d’où il peut être regardé. La vision qu’il sollicite est toujours déjà présupposée au commencement.

Mais elle n’approfondit pas une question qu’elle cite pourtant : et si le spectateur faisait violence au tableau en refusant l’angle et la distance imposée ? C’est peut-être là l’un des principaux points aveugles d’une analyse livresque qui tient peu compte des problèmes contemporains. En l’espèce, un caractère déterminant de l’art contemporain, pourtant laissé dans l’ombre, tient dans ce qu’il n’est pas (ou plus) de l’ordre de l’imposition, mais du partage.

L’ouverture à cette dimension essentiellement communicative de l’art contemporain est pourtant suggérée par un propos de Pierre Soulages mentionné dans le livre, affirmant que l’art n’a pas vocation à se laisser absorber dans l’ordre du discours, ni à coïncider avec un sens univoque préalable.