Alors que Joe Biden ouvre un nouveau mandat, la société étatsunienne est parcourue de contradictions qu'il convient de cerner pour comprendre l'état de la puissance du pays.

Le mandat de Donald Trump a accentué les tensions internes de la première puissance mondiale. Au moment où certains parlent d’une nouvelle ère, il convient de replonger au cœur de l’espace étatsunien pour bien saisir les défis d’une puissance qui se pense autant à l’échelle locale que continentale. À l’occasion de la seconde édition de leur Atlas des États-Unis aux éditions Autrement, les géographes Pascale Nédélec et Christian Montès reviennent sur les atouts et faiblesses internes qui parcourent le pays. L’Atlas permet de répondre pleinement au sujet : « La puissance des États-Unis aujourd’hui ».

 

Nonfiction.fr : Peu importe les éléments de la puissance observés, les États-Unis sont souvent en tête de classement. Première puissance militaire, le pays peut aussi s’appuyer sur les nouvelles technologies grâce aux GAFAM et un soft power certain. Les États-Unis sont-ils toujours une puissance complète ?

Pascale Nédélec/ Christian Montès :

PN : Incontestablement, les États -Unis sont caractérisés par la pérennité et le rayonnement de leurs supports de puissance depuis le début du XXe siècle, que ce soit d’un point de vue économique, militaire et diplomatique, ou encore culturel. Pour autant, il serait faux de croire que la puissance états-unienne est incontestable et aussi forte que dans la seconde moitié du XXe siècle. D’un point de vue économique, le pays est au coude-à-coude avec la Chine pour le titre de première puissance économique mondiale. Depuis 2015, les États - Unis sont passés au 2e rang mondial en PIB à parité de pouvoir d’achat (PPA), un indicateur qui permet une meilleure prise en compte des différences entre devises. De même, la domination des GAFAM dans le secteur des nouvelles technologiques est progressivement affaiblie par la montée en puissance de leurs équivalents chinois, les BATX (« géants » de l’internet chinois Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), ou d’entreprises de téléphonie comme Huawei qui illustre la concurrence accrue dans ce secteur. D’un point de vue culturel, d’autres pays s’imposent depuis la fin du XXe siècle par leur soft power et le rayonnement de leurs productions culturelles dans le domaine du cinéma (Bollywood en Inde, Nollywood au Nigeria) ou de la musique (variétés japonaise – J-pop – ou coréenne – K-pop). Il faut ainsi déconstruire l’idée du monopole de la puissance par les Etats-Unis et plutôt replacer son influence dans une géopolitique mondiale multipolaire et en permanente recomposition (comme l’ont indiqué les positions diplomatiques du président Trump en rupture avec les lignes de ses prédécesseurs).

CM : On assiste en effet à une réorganisation du monde, avec le « retour » de la Chine et de la Russie, dans une moindre mesure de l’Inde, alors que pendant des décennies l’organisation en systèmes politico-économiques différents et les politiques de containment ne les mettaient en concurrence directe que sur des terrains tiers.

 

Vous consacrez une partie à l’« American Way of life » en insistant sur la maison individuelle, l’automobile et l’étalement urbain qui symbolisent le rêve américain. Ce modèle historique est néanmoins contraire aux défis environnementaux. Les Américains ne cherchent-ils pas à réinventer cet idéal ?

PN : La prise de conscience environnementale et la reconnaissance de la véracité des changements globaux du changement climatique ne sont pas partagés par tous les États-Uniens. Si une partie croissante de l’opinion publique a saisi l’ampleur des vulnérabilités causées par le changement climatique, un nombre non négligeable d’habitants sont encore sceptiques. Selon une étude récente de l’université de Yale   , 3 Américains sur 10 n’observent pas de changement du climat aux États -Unis et 4 sur 10 pensent que les changements globaux relèvent de facteurs naturels (et non anthropiques). Dès lors, on observe une situation contrastée dans le pays avec des initiatives particulièrement innovantes qui cherchent en effet à inventer un nouvel idéal de vie plus respectueuse de l’environnement, et des populations qui refusent de modifier leurs habitudes et leurs aspirations. Il faut alors comprendre que le renoncement au « rêve américain », qui s’incarnerait de façon schématique dans la possession d’une maison, de grosses voitures et la liberté de consommer à sa guise, constitue une remise en cause profonde et difficile à envisager pour de nombreux États-Uniens.

CM : Comme cet idéal a une dimension identitaire importante, fondée historiquement sur le rapport entre les communautés, Dieu, la famille et la nature, il est difficile à défaire. L’inertie territoriale est une autre difficulté : il paraît impossible de détruire des millions de maisons, de routes et de centres commerciaux. La solution vient, pour certaines villes telle Portland (Oregon) dès 1979, Seattle ou Denver dans la fixation de limites à l’étalement urbain, dans des politiques de densification autour de nœuds de transport (petits collectifs, voire tours résidentielles), dans l’autorisation de la construction de petites maisons sur des parcelles déjà bâties ou la densification des edge cities. Des architectes ou urbanistes ont théorisé depuis une quarantaine d’années le retour à une ville piétonne, compacte, équipée sous le nom de New Urbanism ou urban villages mais les réalisations restent encore modestes et partielles. Parallèlement le taux de recyclage augmente, les politiques de recyclage et de meilleur usage de l’eau prennent de l’ampleur, les voitures sont moins gourmandes et de plus en plus électriques (Tesla). Comme la décision est très décentralisée aux États-Unis sur ces questions, nul tableau clair n’en émerge, alors que de multiples initiatives locales existent. Le chemin reste encore long toutefois.

 

L’ « American Way of Life » s’accompagne d’une série de problèmes structurels que vous présentez avec précision. Parmi ceux-ci, la ségrégation demeure particulièrement vive ; vous rappelez en ce sens que la richesse médiane d’un foyer blanc était supérieure de 60% à celle d’un foyer noir en 2013. Le mouvement Black Lives Matter illustre ce fossé qui s’agrandit. Pensez-vous qu’il soit encore possible de corriger cette inégalité ?

PN : Les inégalités socio-raciales sont incontestables aux États-Unis et s’inscrivent dans une longue histoire de discriminations et de rapports de domination qui commencent avec l’extermination partielle des Amérindiens et l’esclavage. Ces héritages historiques pèsent encore lourdement dans la société contemporaine qui peine à les affronter collectivement et surtout à les dépasser. Les mobilisations suscitées par le mouvement Black Lives Matter laissent entrevoir un espoir de rassemblement de l’opinion publique autour de la dénonciation du racisme systémique et des inégalités envers les minorités ethno-raciales. Pour autant, la tâche est complexe et nécessite un investissement politique et social qui doit encore être consolidé pour porter des effets concrets.

CM : La ségrégation s’inscrit aussi dans un pays qui se pense comme constitué de communautés différentes, dont le nombre a augmenté à mesure que l’immigration en complexifiait la situation initiale. Divisée en pseudo races et pseudo ethnies, la société américaine peine à dépasser ces catégories, traduites en outre par des inégalités sociales et spatiales, et parvient difficilement à penser le multiculturalisme. Le faible taux de mariages mixtes en est un des signes (10,2 % de couples interraciaux en 2018), tout comme la permanence de la distinction et souvent de l’opposition entre Blancs et Noirs, alors que les premiers Noirs étant arrivés (de force) il y a quatre siècles et la traite ayant été abolie il y a deux siècles, on aurait pu imaginer l’advenue d’une société métisse plus apaisée.

 

Vous rappelez que 270 millions d’armes circulent dans le pays, ce qui entraîne encore une « tuerie » par jour. Vous expliquez en ce sens que la NRA a torpillé tous les efforts d’Obama pour mieux contrôler les acheteurs d’armes et qu’elle n’a jamais été aussi puissante au Congrès. Pourquoi aucun président ne parvient-il à juguler cette influence ?

CM : La première raison tient à l’inscription du droit de porter les armes (théoriquement dans le cadre d’une milice bien constituée) dans la Constitution américaine (le second amendement, autant invoqué que le premier qui soutient la liberté de parole). Porter des armes est donc lié à la défense de la République plus encore qu’à celle des individus qui les portent, du moins en théorie. Une seconde raison tient à la violence de la société américaine, qui ne semble pas encore totalement sortie de la période pionnière. Ensuite, le surarmement généralisé s’auto-entretient (les « méchants » se surarmant, la police et les citoyens aussi). C’est pourquoi, bien que seul un tiers des Américains soit armé (avec des variations très fortes selon les États, entre 5 et 62 %), l’intégration de l’armement individuel dans l’identité américaine, martelée par le lobbying de la NRA, qui finance de surcroît de nombreux candidats aux élections, rend presque impossible le durcissement des contrôles. C’est un exemple de plus des limites de l’interprétation dite « originaliste » (comme lors de sa proclamation) de la Constitution américaine (y compris par certains membres de la Cour Suprême, dont la dernière nommée Amy Coney Barrett), bien que sa souplesse lui ait souvent permis de s’adapter.

 

Si d’un côté, Donald Trump a fait du « mur » avec le Mexique un argument de campagne et de popularité, l’ACEUM a pris d’un autre côté la suite de l’ALENA montrant que le pays a besoin de ses voisins. Comment les États-Unis abordent-ils les relations avec leurs deux voisins ?

PN : Le mandat Trump a constitué une rupture dans la politique étrangère des États-Unis, y compris avec ses voisins directs. Comme pour l’ensemble de ses décisions diplomatiques, le président Trump a privilégié l’intérêt national au détriment de la bonne entente diplomatique même avec ses alliés historiques. Les négociations de réforme de l’ALENA, qui ont abouti à la mise en place de l’Accord Canada - États-Unis - Mexique depuis le 1er juillet 2020, illustrent ces rapports de force entre les trois pays de l’Amérique du Nord. Certes, les États-Unis ont réussi à renégocier certains accords sectoriels au profit de leurs agriculteurs, mais l’interdépendance économique n’a pas été remise en cause. Les États-Unis ont (presque) autant besoin des marchés mexicains et canadiens que l’inverse. D’un point de vue diplomatique, le gouvernement mexicain a nettement refusé toute idée de payer l’extension du mur frontalier, sans crainte des implications politiques. De même, le premier ministre canadien Justin Trudeau a vivement critiqué les politiques anti-migrants des États-Unis, s’imposant sur la scène internationale comme un acteur important.

CM : Les relations des États-Unis avec le Mexique n’ont jamais été faciles et les contentieux subsistent, particulièrement sur la question des migrants que le gouvernement actuel ne va pas réellement assouplir (sauf pour ceux qui sont déjà installés « en bons habitants » aux États-Unis), mais certainement humaniser. Les relations avec le Canada sont moins conflictuelles, mais des tensions récurrentes les ont caractérisées (économiques, mais aussi politiques comme lorsque des Américains y cherchaient asile quand ils refusaient la conscription lors de la guerre du Vietnam). Là encore le discours sera apaisé, mais restera ferme sur les points touchant aux intérêts américains (par exemple l’ouverture de l’Arctique à la navigation).

 

La première édition de votre Atlas date de 2016. Vous y avez donc établi une radiographie des États-Unis avant le début du mandat de Trump et faites ici la même chose à la fin. Quelles sont les ruptures et continuités que vous constatez sur ces quatre-cinq années ?

PN : Il ne faut pas surestimer la capacité de Donald Trump à transformer radicalement la société états-unienne. Son mandat n’a pas fait apparaître les divisions et lignes de fracture, mais a conduit à l’aggravation de ce qui existait avant son arrivée au pouvoir : les inégalités socio-spatiales, le racisme systémique, les réticences aux politiques de protection environnementale, la polarisation de la politique fédérale et la fragilisation de la démocratie. Son influence peut-être la plus notable se situe dans la sphère médiatique et dans la communication : il a, malheureusement, porté un coup de grâce en la confiance aux médias mainstream et en la crédibilité de la parole scientifique.

CM : Trump a aggravé plus qu’il n’a créé. Les dommages sont toutefois aggravés par l’état du système éducatif américain, inégalitaire et éclaté, qui peine à former des citoyens éclairés.

 

Pour vous reprendre, si le pays peut se réinventer, il doit répondre à de nombreux défis, de l’immigration à l’alimentation en passant par l’affirmation face à des concurrents renforcés sur la scène internationale. Quel est pour vous le principal défi de Joe Biden pour « réinventer le pays » ?

PN : Il me semble que le principal défi du président Biden sera de fédérer l’ensemble de la population états-unienne autour d’un projet de société commun. La mandature Trump a lourdement accentué les lignes de tension et de division qui existaient auparavant et qu’il s’agit maintenant de réduire. Outre les enjeux de rassemblement de l’opinion publique, il s’agit pour le nouveau gouvernement d’atténuer si possible la polarisation partisane entre les deux partis, républicain et démocrate, qui tend à paralyser les politiques d’envergure qui sont nécessaires pour affronter les enjeux contemporains.

CM : Il est en effet nécessaire de freiner les tendances qui pourraient, si elles s'aggravaient, conduire à une nouvelle guerre civile (nom américain de la Guerre de Sécession). Toutefois, l’administration Biden étant largement fondée sur « l’ancien monde », celui de la présidence de Barack Obama, il n’est pas certain qu’elle puisse contrecarrer la trumpisation d’une partie du pays et du Parti Républicain.

 

*Les interviewés :

Pascale Nédélec est docteure agrégée en géographie, enseignante en CPGE au lycée Janson de Sailly à Paris. Ses recherches portent sur la géographie urbaine, notamment aux Etats-Unis. Elle a plus particulièrement étudié la spécialisation touristique de l’aire urbaine de Las Vegas et ses conséquences sur la population locale. Outre la seconde édition de l’Atlas des Etats-Unis (2021) aux éditions Autrement, elle a publié un manuel de Géographie urbaine (2018) chez Colin et l’ouvrage Las Vegas dans l’ombre des casinos aux Presses Universitaires de Rennes (2017).

Christian Montès est professeur de géographie à l’université Lumière Lyon2. Ses recherches portent sur les villes américaines et, plus récemment sur l’habiter en hauteur. Il a publié American Capitals : A Historical Geography aux University of Chicago Press en 2014.

 

Sur Nonfiction.fr :

Elsa Devienne, « Les États-Unis et leur environnement, une relation complexe ».

Maya Kandel, « Les États-Unis, deux siècles de politique étrangère ».