Si les guerres de la Révolution et de l'Empire ont constitué un tournant sur le plan militaire, elles sont aussi au cœur de changements politiques et sociaux en Europe.

Les guerres de la Révolution et de l’Empire transforment en partie la manière de penser et de pratiquer la guerre. Les levées en masse, la conscription et le mythe de la bataille décisive marquent une partie de ces affrontements. L’historien Pierre-Yves Beaurepaire*, dont la 3e édition de l’Atlas de la Révolution française aux éditions Autrement écrit avec Silvia Marzagalli vient de paraître, revient ici, dans le cadre du Thème 2 de Terminale traitant des guerres et des paix, sur la forme des conflits révolutionnaires et impériaux.

 

Nonfiction.fr : La guerre de Sept Ans (1756-1763) est marquée, entre autres, par des affrontements dans les colonies, le nombre de mercenaires et la quantité de morts, tant civils que militaires. Quelles sont pour vous les principales caractéristiques des guerres de la Révolution et de l’Empire ?

Pierre-Yves Beaurepaire : Je pense tout d’abord que vous avez raison de remonter à la guerre de Sept Ans. Pour moi, il s’agit clairement de la « première guerre mondiale » des temps modernes en raison de son intensité, de zones de confrontation qui vont de l’Inde au Québec en passant par les Antilles, l’Afrique de l’Ouest et plus classiquement le théâtre européen. Les projections de force sont d’ampleur inconnue jusqu’à alors et, mise à part la troisième dimension bien sûr, toutes les dimensions des conflits contemporains sont déjà présentes. Il faut l’avoir à l’esprit quand on pense aux guerres de la Révolution et de l’Empire car la guerre de Sept Ans constitue bien l’horizon de référence. Avec les mobilisations sans précédent d’hommes et de matériels, et notamment avec les levées en masse de conscrits, les guerres de la fin du XVIIIe siècle franchissent un nouveau pas. Il faut également prendre en compte le recours croissant à ce que l’on nomme désormais les « armes savantes » : artillerie et génie. Ici aussi les dynamiques sont de longue durée, si l’on songe à la réforme entreprise par Gribeauval pour l’artillerie en France, mais elles s’amplifient. Rappelons cette évidence : Bonaparte vient d’une arme savante, l’artillerie.

En revanche, je ne suis pas certain que les guerres de la Révolution et de l’Empire représentent l’invention de la guerre totale, comme peut le faire croire le titre accrocheur du livre de David A. Bell : The first Total war, Napoleon’s Europe and the birth of warfare as We Know it, paru en anglais en 2007 (Boston, Houghton Mifflin company) et en 2010 dans sa version française : La Première Guerre totale, L'Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne (Champ Vallon, "La chose publique"). D’abord, l’expression n’est pas neutre. Utilisée par Léon Daudet puis par Ludendorff dans Der Totale Krieg (1935), elle a été reprise en 1937 par Carl Schmitt (1888-1985) dont on sait à quel point il s’est intéressé à la fois aux guerres napoléoniennes, aux guerres de partisans et à la mobilisation de la Landwehr en Prusse. Pour David Bell, il faut dans tous les cas prendre en compte une dimension nouvelle de la guerre : le caractère politique et idéologique des guerres révolutionnaires associé au paroxysme de la violence, y compris à l’encontre des civils, qui se manifeste alors, et dont l’observation est très présente dans le livre. N’oublions cependant pas les violences inouïes de la guerre de Trente Ans (1618-1648), où l’idéologie fût-elle religieuse, est très présente, et rappelons que les guerres du XVIIIe siècle, qui sont tout sauf des guerres en dentelle, donnent lieu à quelques massacres de masse : en 1747, la prise de Berg-op-Zoom par Lowendal au profit de Louis XV a ainsi marqué les esprits.

 

Vous rappelez que les paix de Lunéville et d’Amiens (1801-1802) consacrent la puissance de la France en Europe. Comment ont été préparés et négociés ces deux traités ? Pour autant, la guerre reprend rapidement. Cette reprise est-elle un échec des deux traités de paix évoqués précédemment ou est-elle essentiellement liée aux ambitions de Napoléon ?

Effectivement, dans l’Atlas, le titre d’une double page peut surprendre : « Bonaparte, général de la paix ? » Il met l’accent sur l’importance de cette double négociation de paix, avec Vienne d’abord puis avec Londres ensuite, qui consacre un moment géopolitique favorable à la France et fait dire à Bonaparte dans sa Proclamation sur la paix continentale : « Français, une paix glorieuse a terminé la guerre du continent. Vos frontières sont reportées aux limites que leur avaient marquées la nature. Des peuples longtemps séparés de vous se rejoignent à leurs frères, et accroissent d’un sixième votre population votre territoire et vos forces. Ces succès, vous les devez surtout au courage de nos guerriers, à leur patience dans les travaux, à leur passion pour la gloire, à leur amour pour la liberté, pour la patrie ». La situation n’est pas sans rappeler la paix de Westphalie en 1648 par l’ampleur des conséquences sur le continent, et le rôle central joué par la France. Suite à un affrontement européen à haute intensité lors de la deuxième coalition, Bonaparte réussit à imposer la paix.

L’Autriche avait déjà signé la paix de Campoformio le 18 octobre 1797, or Lunéville (9 février 1801), dont la négociation a été confiée côté français à Joseph Bonaparte, plénipotentiaire, reprend l’essentiel des dispositions du précédent traité. La victoire du général Moreau sur les Autrichiens à Hohenlinden le 3 décembre 1800 conduit à l’armistice de Steyer le 25 décembre 1800. En Italie, sur le Rhin et en Belgique, les positions françaises sont renforcées. Mais surtout les conséquences dans l’espace germanique sont importantes et traduisent le rôle joué par la France révolutionnaire puis par la suite la France impériale dans son redécoupage cartographique et politique. Conséquence de Lunéville qui prévoit le dédommagement des princes de la rive gauche du Rhin, puis de la Diète de février 1803, des dizaines d’entités politiques disparaissent, et en 1806, l’empereur finit par abandonner le titre d’empereur du Saint-Empire Romain Germanique pour celui d’empereur d’Autriche. L’espace allemand entre dans une phase de reconfiguration sans précédent, raison pour laquelle trois cartes lui sont consacrées dans l’Atlas pour matérialiser à des échelles différentes les changements. 

Quant à l’Angleterre, désormais isolée, elle finit par accepter la paix d'Amiens, le 25 mars 1802. Si elle permet la reprise des relations trans-Manche et le retour des voyageurs britanniques en France, la paix dure à peine plus d’un an, car les divergences sont trop fortes entre les deux protagonistes. Au-delà de la question de l’équilibre des puissances (Balance of power), qui rend insupportable à Londres l’idée d’abandonner le continent à une puissance hégémonique -il faut donc susciter de nouvelles oppositions entre les États continentaux à travers de nouvelles coalitions-, l’Angleterre ne peut accepter d’abandonner le port d’Anvers et la Belgique à la France. Comme Dunkerque au XVIIe siècle, après la création de la République batave comme République Sœur en 1795, la prise de contrôle d’Anvers et des bouches de l’Escaut menace directement les intérêts britanniques dans la Mer du Nord et l’Europe du Nord-Ouest en général. Le refus de Paris d’abaisser les tarifs douaniers et les encouragements du Premier consul à l’industrie française accentuent encore les raisons de rompre. Chaque camp peut ensuite dénoncer la tyrannie de l’autre, celle de l’Angleterre sur les mers pour Paris, de la France sur le continent pour Londres.

 

La loi Jourdan-Delbrel (5 septembre 1798) institue la conscription universelle et obligatoire pour tous les Français âgés de 20 à 25 ans. Est-il caricatural de dire que la guerre devient l’affaire du peuple ?

En fait, je pense qu’il faut remonter à la fin 1791, alors que la guerre à l’Autriche n’est pas encore déclarée. L’une des figures des girondins, Maximin Isnard pose clairement la question d’une guerre révolutionnaire : « Disons à l’Europe que nous respecterons toutes les constitutions des divers Empires, mais que si les cabinets des cours étrangères tentent de susciter une guerre des rois contre la France, nous leur susciterons une guerre des peuples contre les rois. Disons-lui que dix millions de Français, embrasés du feu de la liberté, armés du glaive, de la raison, de l’éloquence, pourraient, si on les irrite, changer la face du monde et faire trembler tous les tyrans sur leurs trônes ». Pour Jean-Pierre Brissot, « Le moment est venu d’une nouvelle croisade : c’est une croisade de liberté universelle ». Les mises en garde de Robespierre n’ont pas suffi. Pourtant, son deuxième discours contre la guerre montre bien les risques politiques qu’elle pose : « Rassembler une grande force sous les drapeaux : cantonner et camper les soldats, pour les ramener plus facilement à l'idolâtrie pour le chef suprême de l'armée, et à l'obéissance passive, en les séparant du peuple, et en les occupant uniquement d'idées militaires ; donner une grande importance et une grande autorité aux généraux jugés les plus propres à exciter l'enthousiasme des citoyens armés et à servir la Cour ; augmenter l'ascendant du pouvoir exécutif, qui se déploie particulièrement lorsqu'il paraît chargé de veiller à la défense de l'État. Détourner le peuple du soin de ses affaires domestiques, pour l'occuper de sa sûreté extérieure ». Dans ce texte étonnamment prophétique, l’ombre du Directoire et du Consulat se découpent déjà en arrière-plan.

En attendant, avec la déclaration de guerre aux tyrans, la guerre révolutionnaire suppose que les citoyens ne se contentent pas seulement de servir dans la garde nationale, comme la bourgeoisie patriote le fait depuis 1789, mais que les volontaires montent au front et participent au combat. Mais, bien sûr, les réalités de la conduite des opérations se rappellent au bon souvenir de l’Assemblée et des officiers généraux. L’amalgame entre les volontaires et les troupes aguerries des régiments de ligne, dont la loyauté aux institutions nouvelles fait débat, est une nécessité, face à des armées de métier. L’idée c’est que le nombre et l’enthousiasme des volontaires vont rebattre les cartes de la guerre classique et déboussoler leurs adversaires. Au-delà de Valmy et de sa réécriture dans une geste épique de la guerre révolutionnaire, ce n’est pas faux. Mais il faut clairement assurer un flux permanent de levées d’hommes pour compenser le haut niveau de pertes, les désertions, le départ des volontaires qui veulent rentrer chez eux, et prendre en compte le tassement de l’enthousiasme chez d’autres encore. Le volontarisme ne suffit plus, il faut organiser les levées car leur rendement spontané diminue. C’est particulièrement vrai sous le Directoire où les guerres de conquête -présentées comme des guerres de libération- doivent sanctuariser la Grande Nation, en la dotant d’un glacis protecteur de Républiques Sœurs. C’est cette approche que nous adoptons dans l’Atlas dans deux doubles pages : « La France en guerre : 1792 » et « Une politique de guerre » pour montrer à la fois les dynamiques de la guerre révolutionnaire, avec ces volontaires qui parcourent les lignes de front en tous sens, et la mobilisation sans précédent des hommes et des ressources pour l’effort de guerre. Sans eux, on ne peut pas comprendre l’ampleur prises par les guerres de Napoléon.

 

L’introduction de votre Atlas rappelle les travaux de François Furet, Georges Lefebvre, puis Jacques Godechot et Robert Palmer. Nous avons le sentiment que les violents débats Aulard/Mathiez ou Furet/Soboul-Mazauric sont révolus. La Révolution serait-elle devenue un « objet froid », ce à quoi appelait François Furet de manière provocatrice ?

Effectivement les débats du bicentenaire et les polémiques autour des écoles qui apprenaient aux élèves à chanter La Carmagnole paraissent loin. Les générations passent : François Furet et Michel Vovelle sont morts, Claude Mazauric est devenu un sage unanimement respecté, et leurs héritiers ont changé de ton. On ne lit plus la Révolution française dans la perspective des révolutions russes de 1905 et 1917. On décentre le regard en accordant beaucoup de place par exemple à la Révolution haïtienne qui suscite un nombre de travaux qui me surprend toujours. Les femmes en Révolution sont au programme de la classe de Première et nourrissent de nombreux travaux parmi les historiennes et les historiens. À l’université en revanche, la Révolution souffre des vieilles frontières entre temps modernes et temps contemporains, et certains bastions historiques mis à part, n’est plus systématiquement proposée dans l’offre de formation des départements d’histoire. L’observation vaut également pour les États-Unis où elle recule face à l’histoire globale ou se trouve diluée dans l’histoire des minorités opprimées. L’histoire contemporaine a eu tendance à abandonner ce terrain -il y a bien sûr des exceptions- au profit du XXe siècle. Mais je ne suis pas inquiet : les historiens ont compris qu’il fallait une approche des transitions révolutionnaires à cheval sur 1770 - 1830 pour embrasser le tournant du siècle, et de nouvelles générations de chercheurs s’intéressent à la Révolution sous des angles prometteurs : relations internationales, circulations culturelles et savantes, éducation, pratiques religieuses notamment. Par ailleurs, la Révolution continue à intéresser un large public quels que soient les supports de communication employés : revues scientifiques, monographies, synthèses, fiction cinématographiques et séries, podcast et chaînes internet.

 

La Révolution et l’Empire marquent durablement l’Europe et inspirent la majorité des mouvements révolutionnaires européens du XIXe siècle. Vous terminez l’Atlas avec originalité en soulignant l’impact de la Révolution française sur la fin des empires ibériques en Amérique latine. Pourquoi les guerres européennes ont-elles des conséquences dans ces territoires ?

Ici aussi, nous avons pris le parti de faire écho au sous-titre de l’Atlas : Un basculement mondial 1770-1804 et de déborder la chronologie traditionnelle pour ouvrir sur le XIXe siècle. Les combats des libéraux pour les indépendances, en Amérique latine comme en Grèce, plongent leurs racines dans les guerres de la Révolution et de l’Empire. D’ailleurs, les gouvernements réactionnaires qui se mettent en place dans l’Europe du Congrès de Vienne l’ont bien compris qui partout font le procès des partisans des Français, mais plus largement des partisans des idées des Lumières qui n’ont pas rompu avec elles. A la lecture contre-révolutionnaire et fantasmatique des Lumières qui mèneraient aux Illuminaten (les Illuminati de John Robison, auteur de Proofs of a conspiracy (1797) et les Illuminés de Bavière de l’abbé Barruel), aux jacobins (Catherine II parle de la « jacobinière » à propos de la Pologne des années 1790) puis aux Carbonari et à l’Europe des conspirations libérales, correspondent dans l’histoire réelle, et en prenant en compte le phénomène générationnel, car les vies sont brèves et les parcours heurtés, des engagements qui de l’Europe des Lumières conduisent aux guerres de la Révolution et de l’Empire -la fameuse armée de la Grande Nation dont Walter Bruyère-Ostells a livré une étude passionnante dans La Grande Armée de la liberté (Tallandier, 2009) - puis à l’engagement des Libertadores. Ce sont ces circulations atlantiques et pour tout dire transatlantiques qui marquent finalement aussi bien les années 1770 et 1780 en amont de la Révolution que les années 1820-1830. Dans les premières, on retrouve des figures comme Benjamin Franklin, Thomas Paine et Jean-Pierre Brissot, mais aussi Francisco Miranda, combattant de la Révolution américaine dans les années 1770, voyageur dans l’Europe des Lumières dans les années 1780, « précurseur » des Libertadores mort dans les geôles espagnoles en 1816. Parmi les seconds, on compte des anciens officiers français de Napoléon qui comme Nicolas Raoul s’engagent aux côtés des Libertadores : « Quand la France cessa d’être la patrie des Français, et devint le Patrimoine de mon Roi instrument de la vengeance des vaincus […] je n’ai pas pu supporter sa noble disgrâce […] » comme le rappelle Christophe Belaubre dans sa contribution au collectif Napoléon et les Amériques : Histoire atlantique et empire napoléonien (Presses universitaires du Midi, « Méridiennes », 2009). Et puis comme nous l’indiquons en introduction de l’Atlas, au Pérou, José Gabriel Túpac Amaru, ancien élève des jésuites au collège de Saint-François-Borgia de Cuzco, en révolte contre l’autorité coloniale espagnole dans les Andes, dénonce dès 1780 « l’oppression de la tyrannie des Européens » tout en se présentant comme le descendant direct du dernier Inca. Dans ces conditions, le choix assumé d’un espace trans-atlantique était pour nous indissociable du choix d’un temps long.

 

*L’interviewé : Pierre-Yves Beaurepaire est professeur d’histoire moderne à l'université Côte d’Azur et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Spécialisé en histoire culturelle de l'Europe et du monde au siècle des Lumières, il a coordonné le programme « Circulations, territoires et réseaux en Europe de l’âge classique aux Lumières » de l’Agence nationale de la Recherche et publié une vingtaine d’ouvrages, parmi lesquels : Les Lumières et le Monde. Voyager, Explorer, Collectionner (Belin, 2019) et Atlas de l’Europe moderne. De la Renaissance aux Lumières (Autrement, 2019).