Pour comprendre le rapport des Lumières au monde, à travers l'examen des méthodes de collecte, de conservation et de diffusion des connaissances au XVIIIe siècle.

Quoi de commun entre le caillou rapporté par André Michaux en 1786 de son voyage en Syrie et en Perse, sur lequel est inscrit un kudurru, une donation datant du XIe siècle avant notre ère, les collections de coquillages d’Antoine Dezallier d’Argenville, et les plantes sud‑américaines collectées par Joseph Dombey au Pérou et au Chili pour enrichir le Jardin du Roi à Paris ? Assurément, l’inextinguible soif de découverte, de curiosité et d’étonnement qui caractérisa le siècle des Lumières, aussi bien que sa propension à décloisonner et à rapprocher les mondes lointains, tant dans le temps que dans l’espace. Pour Pierre-Yves Beaurepaire, revendiquant la nécessité de s’affranchir des segmentations artificielles qui séparent l’histoire des sociabilités, des savoirs, des sciences et des circulations, il s’agit moins de suivre les pérégrinations lointaines de ces Cook ou Bougainville désireux d’élargir les champs du savoir, et dont les récits entretinrent la curiosité ethnographique du temps, que de comprendre les méthodes et les techniques de collecte, de conservation et de diffusion des connaissances acquises. Dans cet univers où l’enrichissement des collections coïncide avec celui d’une culture matérielle destinée à en décrire le foisonnement, à travers des livres, des périodiques ou des gravures, ce sont autant les limites de l’esprit de découverte qui se retrouvent sans cesse repoussées que celles de la commensurabilité du monde.

 

Antiques Lumières

La fièvre antiquaire et néo-classique, stimulée par un intérêt manifeste pour l’Orient, constitue le point de départ de Pierre-Yves Beaurepaire. À l’engouement des Lumières pour les civilisations antiques, dont le caillou de Michaux représente l’un des écrins les plus éclatants, correspond la structuration progressive d’une science archéologique au sein de laquelle les exigences de catalogage et d’ordonnancement des collections ne sont pas sans rappeler étrangement les méthodes de l’histoire naturelle. Ainsi, Aubin-Louis Millin, conservateur à la Bibliothèque nationale durant la Révolution française et co-fondateur de la Société linéenne de Paris en 1788 avec Broussonet et Bosc d’Antic, appelle à classer l’ensemble des monuments « dans l’ordre analytique », un tel inventaire faisant explicitement contrepoint à celui de Linné répertoriant « toutes les substances qui existent dans la nature ». Ce système archéologique et patrimonial censé se conformer aux méthodes des inventaires naturalistes et aux subdivisions des règnes de la nature est à l’image de l’éclatement des frontières entre les centres d’intérêt des élites savantes. André Michaux, arpentant les ruines d’Alep et de Bagdad avant de fonder des pépinières en Amérique du nord, n’endosse-t-il pas tour à tour le costume de l’antiquaire et du botaniste ?

L’exploration de l’Orient n’est jamais seulement décrite comme l’épanouissement d’un songe préromantique où se confondent l’esthétique de la ruine et l’excitation de la redécouverte des récits homériques, qui pousse d’ailleurs Jean-Baptiste Le Chevalier à proposer une nouvelle localisation de la cité de Troie. Elle est toujours articulée, « dans la perspective d’une histoire transnationale des circulations des hommes et des marchandises », à des enjeux politiques que suppose le soutien primordial des consuls en Méditerranée et dans l’Atlantique. Eux-mêmes épris d’une intarissable passion pour les savoirs antiquaires, à l’instar de Louis-François-Sébastien Fauvel, ces intermédiaires apparaissent comme des acteurs incontournables de ce « monde à collectionner ».

 

Collectionner le monde

Alors que les médailles cèdent peu à peu leur place aux coquillages dans les collections, l’effervescence collectionneuse qui s’empare des conchyliologues les conduit à disposer méticuleusement leurs spécimens dans des tiroirs, des armoires et des vitrines pour les donner à voir à un vaste public d’amateurs et de spécialistes friand d’une telle mise en scène. Ashton Lever, membre de la gentry rurale du Lancashire et fondateur de cet étrange Holophusicon, aussi bien temple de l’histoire naturelle concurrençant le British Museum qu’attraction payante, traduit l’envergure d’une frénésie collectionneuse jouant volontiers sur le développement de nouvelles formes de loisirs et de consommations.

Des pages passionnantes sont consacrées par l’auteur à la question cruciale de la conservation des collections. Sans que cette idée ne soit formulée explicitement, on devine combien le siècle innove dans sa conception de la notion de conservation. Alors que celle-ci renvoyait encore à la fin du XVIIe siècle au fait de préserver les choses des nécessaires altérations du temps, afin d’éviter qu’elles ne perdent leurs propriétés ou leur substance, la définition du mot évolue au point d’intégrer les flux et les processus évolutifs liés aux effets de la matière, à l’instar de l’humidité ou de la chaleur. Conserver devient un impératif d’autant plus difficile à garantir que les spécimens sont en proie aux nombreuses dégradations, aux conditions de transport encore rudimentaires ou aux tâtonnements des « machines coloniales » dont la mécanique s’avère bien souvent grippée dès lors que les puissances doivent faire parvenir dans un état intact des caisses de plantes aux propriétés physiologiques différentes. C’est sans compter les aléas de la diplomatie et les rivalités entre États qui fragilisent considérablement les entreprises de conservation. Dans cette subtile « diplomatie des plantes », pour reprendre l’expression consacrée par Sarah Easterby-Smith, la capacité des naturalistes à mobiliser des réseaux de correspondants recèle la même importance que leur aptitude à s’inscrire dans des dynamiques de protection et de patronage, indispensables à la pérennité de leurs entreprises collectionneuses. On pense ici au cas classique d’André Thouin, déjà documenté par Emma Spary dans Le jardin d’utopie. L’histoire naturelle en France de l’Ancien Régime à la Révolution, jardinier en chef du Jardin du Roi de 1764 à 1793 dont le nombre de correspondants semble aussi vertigineux que la quantité de paquets de graines qu’il reçoit et redistribue, assurant par ailleurs un contrôle à distance sur les voyages botaniques.

 

Les Lumières au large

Loin de s’arrêter à ces figures archétypiques des savants sédentaires embrassant pourtant le monde dans sa globalité que sont Linné ou Buffon, Pierre-Yves Beaurepaire se saisit du parcours de Joseph Banks, qui participa au premier voyage autour du monde de James Cook (1768-1771), pour esquisser l’imbrication de l’élargissement de l’horizon géographique des Lumières et de la publicité de ce phénomène. Joseph Banks constitue l’une de ces figures publiques   emblématiques du XVIIIe siècle. Pour esquisser la notoriété du savant, Beaurepaire se propose d’étudier cinq tableaux et trois caricatures, qui révèlent tous des facettes différentes de l’explorateur. Le portrait de William Parry, représentant Banks aux côtés du naturaliste suédois Daniel Solander et d’Omai, premier Tahitien à avoir foulé le sol anglais en 1774 et véritable objet de fascination pour la société britannique, est emblématique des ambivalences anthropologiques de la rencontre avec les habitants du Pacifique. D’un côté, ce type de production artistique laisse libre cours à un imaginaire orientalisant, mais, de l’autre, il autorise une interrogation des savants des Lumières sur la légitimité du déracinement ainsi que sur les rapports entre la nature et la civilisation. Les caricatures s’empressent d’ailleurs vite de moquer les aventures amoureuses de Banks avec des Tahitiennes, alimentant des ragots qui sont propres à l’apparition d’une presse d’un genre nouveau, attentive aux frasques de la vie privée des célébrités, et qui témoignent d’une transformation culturelle et médiatique de grande ampleur, ainsi qu’a pu le montrer Antoine Lilti.

Banks apparaît pourtant, contre vents et marées, comme l’emblème des ambitions exploratrices des Lumières : il supervise activement les expéditions polaires mises en place par la Couronne britannique, contribue aux projets d’exploration « des parties intérieures de l’Afrique » dans le cadre de l’African Association, créée le 9 juin 1788, et s’occupe de la logistique du voyage de l’Investigator diligenté par Matthew Flinders qui a pour objectif de cartographier les côtes australiennes.

 

Donner à voir et à lire le monde

Enfin, l’auteur s’attache à décortiquer les mécanismes de publication qui permettent au public de prendre connaissance des voyages, des explorations et des découvertes. Si le genre du récit de voyage n’est pas plus original que nouveau, il subit de profondes transformations à la faveur des nouvelles logiques de communication offertes par le siècle. C’est d’abord une alliance de plus en plus forte entre le texte et la représentation visuelle qui constitue la ligne de force du XVIIIe siècle. Dans son Journal, Banks prend le soin d’insérer les aquarelles du Tahitien Tupaia, représentant les riches vêtements arborés par les insulaires lors des cérémonies religieuses, à l’image de la cape portée lors des funérailles, le Heva. De l’archipel de la Société, Banks et ses acolytes rapportent des herminettes en basalte constituées de pierre polie et de fibres de noix de coco qui permettent de travailler le bois ou d’évider les troncs d’arbre. Objets autochtones érigés en collections – qui ne tarderont pas à garnir les étagères des musées d’anthropologie – et livres associant textes et gravures contribuent ainsi à publiciser cet élargissement du monde, mais aussi à changer « l’œil du lecteur européen sur le monde ». De vastes entreprises éditoriales, comme les Cérémonies et Coutumes Religieuses de tous les Peuples du Monde de Bernard Picart et Jean-Frédéric Bernard, publiées entre 1723 et 1737, constituent, au fond, les premières grammaires des civilisations, ainsi qu’une invitation à penser la pluralité des cultures.

Même si les tableaux et caricatures mentionnés dans l’ouvrage auraient gagné à être intégrés par l’éditeur, et bien que Pierre-Yves Beaurepaire s’appuie avant tout sur des sources de seconde main, il signe un livre élégant et dense, riche de suggestions intelligentes et d’hypothèses fécondes. Ouvrant sur des préoccupations contemporaines quant aux questions relatives à la conservation des spécimens ou aux enjeux politiques des musées, il montre toute l’actualité des Lumières.