En mettant en scène le dur labeur de la mémoire du philosophe Wittgenstein à se souvenir d'une enfance qui a croisé celle d'Hitler, Antoine Billot interroge le devoir éthique de mémoire.

Si Musil, tel un visionnaire, annonçait dans son roman Les désarrois de l’élève Törless le nazisme comme la catastrophe éthique et humaine à venir, le récit d’Antoine Billot, Le Désarroi de l’élève Wittgenstein (Arléa), sème le doute. L’histoire part d’un fait avéré : l’existence d’une photo de classe où on découvre le philosophe Wittgenstein côtoyant Hitler, en l’année scolaire 1904-1905. Nés la même année, ils sont tous les deux âgés de 15 ans et sont dans la même classe, la même école, la Realschule de Linz. Que s’est-il passé entre eux ? Nathan est chargé d’enquêter sur le silence du philosophe à ce propos. Se succèdent des confessions qui interrogent diverses mémoires mêlant histoire intime, familiale, identitaire. « Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire » telle est la conclusion énigmatique du Tractatus de Wittgenstein, laissant la porte ouverte à tout un travail d’exégèse, mais d’abord à l’ambiguïté du silence du philosophe. Que veut-il taire ? Pour Abraham Lutz, à l’origine de l’enquête, spécialiste reconnu de la théorie des jeux et lecteur du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, le philosophe est le « point zéro de la Shoah » : il aurait eu l’intuition de ce qui allait se passer et choisi de se taire, faisant porter le poids de son silence à la communauté juive plutôt que d’endosser la fonction de bouc émissaire en rendant publics les propos de Hitler.

Jeu et adresse

Nathan est donc chargé de la « mission Cambridge » par Abraham Lutz, également tête pensante et chef « militaire » des « Häftling », le prolongement clandestin de la Jewish Organization for Strategic Studies   . Le but de l’organisation était de ficher, après la guerre, les complices du nazisme, en tatouant leur fiche. Cette répétition d’un tatouage inscrit au départ dans le corps des victimes de l’holocauste, redouble l’impuissance de la sanction. C’est à Nathan qu’il reviendra de faire la fiche de Wittgenstein, en mémoire de son père. Le groupe des Häftlinge s’était constitué dans le camp de concentration de Birkenau où le père de Nathan était enfermé. Pour maintenir sa mémoire et ne pas sombrer dans l’animalité, il avait inventé le jeu de l’adresse qu’il pratiquait secrètement avec d’autres prisonniers. Adresse comme localisation et agilité. Il fallait situer un extrait dans un livre, le plus précisément possible. Son livre de référence est la poésie d’Apollinaire. Référence nullement hasardeuse. Elle renvoie à une autre guerre, la Première Guerre mondiale. Comme s’il s’était trompé de guerre. D’époque. Il y a là quelque chose de désuet. Le jeu de l’adresse et le tatouage sont deux formes de mémoire mécanique et répétitive.

Les jeux de langage

La philosophie s’attache à décrire pour Wittgenstein ce qui relève des « jeux de langage ». Au paragraphe 23 des Recherches philosophiques, Wittgenstein donne une liste d’exemples représentant la multiplicité des jeux de langage, « Représente-toi la diversité des jeux de langage à partir des exemples suivants, et d’autres encore. Donner des ordres, et agir d’après des ordres - Décrire un objet en fonction de ce qu’on voit, ou à partir des mesures que l’on prend - Produire un objet d’après une description (dessin) - Rapporter un événement - Faire des conjectures au sujet d’un événement - Établir une hypothèse et l’examiner - Représenter par des tableaux et des diagrammes les résultats d’une expérience - Inventer une histoire ; et la lire. Jouer du théâtre - Chanter des comptines - Résoudre des énigmes - Faire une plaisanterie ; la raconter - Résoudre un problème d’arithmétique appliquée - Traduire d’une langue dans une autre – Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier.. »

Cette longue citation permet de comprendre une partie de la structure du roman d’Antoine Billot. Dans le roman, en effet, on va retrouver les exemples donnés par Wittgenstein. Il suffit pour cela de s’en remettre aux différentes « scènes » du texte qui peuvent être lues comme des exemples appliqués de la conception de la philosophie selon Wittgenstein. Le verre de Mining, le rêve du serpent, les ordres que reçoit Nathan, les énigmes qui se succèdent, en sont quelques apparitions. La dernière consiste à replier le décor factice du jeu. C’est le moment où les deux « gardiens » de Nathan replient bagage pour une destination de lui inconnue. Joss et Rachel vont disparaître sans laisser d’adresse, abandonnant le « contexte » si nécessaire au jeu, montrant par leur attitude une totale désinvolture à l’égard de leur mission maintenant qu’ils ont quitté la partie. « Wittgenstein aimait les exemples qui précèdent la pensée à la manière d’une antichambre ouvrant sur des salons »   . Antoine Billot ne pratique-t-il pas de même dans la rédaction de son récit ?

Les mémoires

Au jeu de l’adresse, la mémoire est mécanique. Les diverses mémoires défilent dans le roman comme une série mathématique. Lutz en appelle à la mémoire filiale de Nathan. A celle du Talmud aussi. En montrant la photo de classe à Wittgenstein, Lutz attend une réaction, un type de comportement béhavioriste dont Nathan serait comme le « catalyseur »   . Bevan connaît les affinités électives du philosophe et ouvre l’interprétation à la psychanalyse. La lettre volée, en écho à Edgar Allan Poe, est un écho au travail de Lacan, clin d’oeil ici de l’auteur. Mémoire de Vienne, du Cercle de Vienne. A la vue de la photo, le philosophe est profondément troublé. Ce désarroi va être l’occasion pour lui d’examiner la seule question qui mérite un traitement : « vous n’imaginez pas le bonheur que je ressens à vous voir déserter le terrain exclusivement technique pour investir celui de la mémoire où se terre l’autre vérité ». L’autre vérité c’est celle de la morale.

Le chuchotement des mots

Plus le texte progresse vers la fin, plus la violence se montre à nue. La morale est impuissante. Que ce soit le mensonge comme système de défense et de protection, la rigidité morale, le ressentiment – ce goût de l’amer comme l’écrit Cynthia Fleury s’inspirant de Nietzsche et Scheller – ou encore la lâcheté, l’obscène, il n’y a pour Wittgenstein qu’une phrase qui peut résumer cela : « Ich bin ein Schweinehund »  « je suis un salaud ».

Il n’y a pas de héros. Le détective Dupin, dans la Lettre volée, conclut en disant que la vérité est là sous nos yeux. Nathan ne voit rien mais il se souvient d’une phrase de Nietzsche : « il est des vérités qui doivent être dites à l’oreille car dites à haute voix elles ne seraient pas entendues »   . Loin du brouhaha de la foule, dans l’intimité de la présence à soi de cette parole écrite qu’est la littérature. Ce n’est pas du relativisme. Nathan se souvient de ce qui est écrit. Au commencement était le verbe ? L’action ? Non. Au commencement est le chuchotement de l’absence. La littérature est ce chuchotement mémorial.

 

 

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Roland Jaccard L'Enquête de Wittgenstein, Arléa, 2019