Dans les années 1970-1980, les militants pédophiles ont tenté d’obtenir une normalisation de leur pratique, sans succès, comme en a encore témoigné l’affaire Gabriel Matzneff.

Le Consentement de Vanessa Springora a constitué un double événement, à la fois éditorial, du fait du succès rencontré par le livre, et social, avec la condamnation publique de la pédophilie de l’écrivain Gabriel Matzneff, dont l’intéressé ne s’était jamais caché au fil d’une carrière longue de plusieurs décennies. La plus récente affaire autour des accusations d’inceste à l’encontre d’Olivier Duhamel s’inscrit dans une logique semblable. Comment expliquer que des faits tombant sous le coup de la loi, soit publics dans le premier cas, soit connus d’un large entourage dans le second, fassent aujourd’hui l’objet d’une réprobation assez unanime alors qu’ils ont pu être tolérés, voire valorisés auparavant ? C’est ce « grand renversement » qu’étudie le sociologue Pierre Verdrager dans son dernier livre du même nom, qui se révèle à la fois clair et accessible.

Auteur de plusieurs enquêtes sociologiques, notamment autour de l’homosexualité, et traducteur de l’anthropologue Jack Goody, Pierre Verdrager avait écrit en 2013 L’enfant interdit, dont une édition mise à jour doit paraître à la fin de l’année. Dans ce livre, il revenait sur « la tentative de valorisation de la pédophilie qui a eu lieu au cours des années 1970 et 1980, puis son échec. » Le grand renversement propose une version condensée de cette étude, actualisée à l’aune de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’affaire Matzneff. Le sociologue expose, en les contextualisant soigneusement, les différents arguments avancés par les militants pédophiles et leurs défenseurs issus de certains milieux intellectuels, avant d’expliquer en quoi leur tentative de normalisation a échoué. Il aborde également l’actualité récente de la question, qui entérine cet échec, notamment à travers la remise en cause de l’Eglise catholique du fait des nombreux scandales liés à la pédophilie d’une partie de ses clercs. Tout au long de son propos, Pierre Verdrager s’efforce de ne pas porter de jugement, ce qui constitue une gageure sur un sujet aussi sensible.

Plaidoyers pour la pédophilie

Dans le sillage de la libération des mœurs initiée par Mai 68, des militants pédophiles se sont efforcés de valoriser leur pratique et d’essayer d’obtenir son acceptation, en s’appuyant notamment sur les courants théoriques issus du marxisme – contre la domination des adultes – et de la psychanalyse – contre l’inhibition sexuelle. Pierre Verdrager dresse ainsi la liste des différents arguments alors mis en avant. Les frontières de l’enfance seraient variables en fonction des époques et des cultures. Les pédophiles sont aujourd’hui persécutés comment l’étaient hier d’autres catégories, des sorcières aux juifs. La pédophilie fait également un temps route commune avec les homosexuels, dont une partie d’entre eux considère alors que les deux pratiques sont liées. La presse, le quotidien Libération et le journaliste Guy Hocquenghem en têtes, se font positivement l’écho de ces plaidoyers, en phase, selon eux, avec la dénonciation plus globale du capitalisme et la promotion de la libération. En effet, comme l’écrit Pierre Verdrager, « si la cause pédophile eut un tel succès, c’est aussi parce qu’elle semblait s’inscrire dans un mouvement plus général ». Raisonnant en termes de « processus », certains défenseurs de la cause militent pour un abaissement du seuil de la majorité sexuelle avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. La reconnaissance de la pédophilie étant pour eux inéluctable à terme, le législateur se devait de l’anticiper.

La critique de la famille, dans l’ère du temps, permet paradoxalement une valorisation du pédophile, comme le fait l’écrivain Tony Duvert qui présente ce dernier comme le libérateur de l’enfant. D’autres défenseurs de la cause n’hésitèrent pas à enrôler la science dans leur combat ou trouvèrent des scientifiques comme relais : la médecine, la psychologie, les sciences sociales (sociologie, anthropologie, histoire, convoquées afin de relativiser la transgression), mais aussi la philosophie avec René Schérer et surtout Michel Foucault.

De nombreux « écrivains, qu’ils aient été eux-mêmes ou non pédophiles, ont été aux avant-postes de la défense de la cause pédophile. » Ils feront d’ailleurs partie du dernier bataillon de ses défenseurs. Non qu’ils aient tous été pédophiles, loin de là, analyse Pierre Verdrager, mais la recherche de la singularité propre à l’univers artistique les aurait incités à se rapprocher d’une telle cause, en signant par exemple des pétitions sur le sujet. Quelques écrivains sont ouvertement pédophiles tels les déjà cités Tony Duvert et bien sûr Gabriel Matzneff.

Verdrager revient aussi sur la tentative de politisation du mouvement pédophile, visant à influencer la législation. Le sociologue note que la défense de la pédophilie n’est pas l’apanage de l’extrême gauche mais se retrouve aussi à l’opposé de l’échiquier politique, pour des raisons toutefois différentes, là l’égalité, ici la valorisation de l’asymétrie de la relation entre adulte et enfant. Ces nombreux efforts visant à respactibiliser la pédophilie se soldèrent néanmoins par un « fiasco complet ».

Défaite de la pédophilie

Afin d’expliquer cette déroute, Pierre Verdrager avance plusieurs arguments. Tout d’abord, la dissociation du combat homosexuel de la défense de la pédophile dans les années 1980-1990, les débats autour du PACS achevant de séparer les militants, puisque la droite avance alors que le PACS et la possibilité induite de paternité pour les homosexuels ouvrent la voie à la pédophilie. L’essor du féminisme joue également un rôle majeur puisque ses militantes sont dans leur grande majorité hostiles à la pédophilie et cela pour plusieurs raisons : leur lutte contre le viol, la rareté de la pédophilie chez les femmes et la « division sexuelle du travail domestique » qui fait d’elles les protectrices historiques des enfants. En parallèle, c’est le mouvement anti-pédophile qui réussit à politiser son combat et à l’inscrire à l’agenda médiatique et législatif, aidé en cela, selon le sociologue, par l’accès de femmes à des postes politiques à responsabilités, à l’instar de Ségolène Royal. Cette lutte vise d’abord les images pédophiles alors que les textes sont moins touchés, conséquence d’une perte d’aura du médium.

La protection de l’enfance devient une priorité mondiale ; la pédophile devient une pathologie, même si son auteur en reste responsable devant la justice. La création d’observatoires et la naissance de politiques publiques dans le domaine contribuent à la visibilité de la pédophilie, donnant l’impression d’une vague épidémique, couronnée par l’affaire Dutroux. Progressivement, la cause pédophile perd ses alliés : intellectuels, médias, etc. L’affaire Matzneff, sur laquelle se penche Pierre Verdrager, en est l’illustration : très bien introduit dans le milieu éditorial et médiatique, soutenu par la puissance publique via des rentes versées par le CNL, l’auteur des Moins de seize ans voit sa situation changer du tout au tout à la suite de la publication du Consentement. Le mouvement « #MeToo » est passé par là et a libéré la parole des victimes de violences sexuelles. Pierre Verdrager prolonge ensuite cette analyse par l’évocation de plusieurs mises « à l’épreuve de la pédophilie » : des pouvoirs, notamment judiciaire, des médias et des mouvements religieux.

Enfin, le vocabulaire change : la « pédocriminalité » a remplacé la pédophilie. Autrement dit, la seconde n’est plus considérée comme « défendable ». La législation évolue dans le sens d’un durcissement à l’égard de ces pratiques, à rebours des attentes des militants de la cause dans les années 1970-1980. Au cœur de cette évolution ? La libération de la parole des victimes qui « nous ont appris, ou rappelé, que la vraie liberté ne saurait se confondre avec le pouvoir de faire n’importe quoi avec n’importe qui à n’importe quel moment de la vie. »