Françoise Lavocat tente d’imaginer la vie des personnages de fiction une fois qu’ils ont achevé leur labeur au sein de leurs œuvres et univers respectifs.

Le paradis sur terre ?

Bienvenue sur la planète Fiction. Vous vous êtes toujours demandé ce que faisaient les personnages une fois leur histoire achevée au sein de leurs œuvres et univers fictifs respectifs ?

La réponse : ils coulent des jours paisibles sur la planète Fiction ; planète composée d’un enchevêtrement de décors et lieux tirés des univers fictifs. Malgré sa grande diversité d’habitants et de paysages, cette planète est structurée et régie par certaines lois. En effet, telle l’Utopie inventée par Thomas More, le livre de Françoise Lavocat détaille avec précision l’organisation politique de cette planète confrontée à de nombreux défis. Même si le droit tel que nous le connaissons ne s’applique pas à cet espace tout à fait exceptionnel et extraordinaire, le chaos ne règne pas pour autant au sein de cet univers parallèle au nôtre.

Même si dans les faits, tous les personnages jamais créés par l’imagination obtiennent le droit de séjourner sur la planète Fiction, tous ne sont pas égaux. De nombreuses controverses existent, comme en témoigne notamment l’épineuse question des personnages historiques qui possèdent des doubles fictionnels, et dont il a été décidé qu’ils seraient exilés sur une planète satellite. Autrement, la planète Fiction serait saturée de Napoléons, pour ne citer que cet exemple. Ainsi, malgré l’apparence idyllique de cette planète en forme de maison de retraite pour personnages de fiction, de nombreuses inégalités persistent. Ces inégalités s’expliquent notamment par la nature même des personnages. Il est facile d’imaginer qu’un Lucien de Rubempré a forcément plus de stature et de concrétude qu’un personnage sans nom et très secondaire de la Comédie Humaine qui n’est mentionné qu’une seule fois au sein de toute l’œuvre. Il existe donc une sorte de hiérarchie ontologique des personnages, car malgré leur flagrant désir d’autonomie, les personnages et leurs existences mêmes sont intrinsèquement liés aux esprits humains. Au fil des siècles, la planète Fiction a subi de nombreuses hécatombes dues à l’oubli de pans complets de la culture, même si, de temps à autres, certains personnages ressuscitent brièvement à la faveur de la relecture d’une œuvre par un universitaire au fond d’une bibliothèque. À cette dépendance aux cerveaux humains s’ajoute également la notion de degré de fictionnalité des personnages, quota calculé très scientifiquement grâce au Chiméramètre. Au fil des décennies, les règles se sont plus ou moins assouplies, afin qu’un nombre grandissant de personnages puisse accéder à la planète Fiction pour y couler des jours heureux.

Il est vrai que certains personnages, comme la Religieuse portugaise, doivent, du fait de leur statut hybride, se soumettre de temps à autre à des tracasseries administratives afin de vérifier leur degré de fictionnalité. Mais hormis cela, la majorité vit paisiblement sur cette planète où l’occupation principale est la lecture ou le cinéma, tout en s’interrogeant parfois sur le sens de la vie, de la fiction et sur leur statut. Des questionnements somme toute absolument banals pour des êtres fictifs.

Enquête au paradis

Au sein de cet univers bigarré et peuplé des plus grands héros fictifs que l’imagination ait jamais créés, l’auteure nous propose de suivre plus en détail les tribulations du prince Fan-Fédérin, personnage méconnu de la littérature, tiré du Voyage merveilleux du prince Fan-Fédérin dans la Romancie (1735) de Guillaume-Hyacinthe Bougeant, et qui inspire le cadre même de cette fiction théorique. Le prince tente de faire la cour à Cecilia, héroïne du film de Woody Allen, La Rose pourpre du Caire (1785). Le lecteur suit donc ces deux personnages au sein de l’univers de la planète Fiction et assiste à leurs vifs échanges sur des questions aussi variées que la notion de séparation entre l’œuvre et son auteur, la réception des œuvres, ou encore l’interprétation : vaste programme.

Ainsi, tout se déroule pour le mieux sur la planète Fiction, jusqu’à ce qu’un scandale politique éclate. Certains personnages souhaitent se rebeller contre un metteur en scène humain, Herman Sororis, qui, au fil de ses créations, envoie sur la planète Fiction des variantes altérées des grands personnages de l’opéra. Le Grand Conseil des personnages est convoqué par les héros du Trouvère (1857) de Verdi, qui doivent désormais cohabiter sur la planète Fiction avec des versions modernes et fort déplaisantes d’eux-mêmes. Cette affaire fait grand bruit, car pour la première fois de leur histoire, tous les personnages se mettent d’accord pour agir et s’unir afin d’acquérir davantage d’autonomie, et d’empêcher leurs auteurs de leur nuire. À la suite de cette réunion, il est donc décidé d’envoyer sur Terre, grâce à une nouvelle invention créée par les différents Q. de l’univers de James Bond, et librement inspirée du portail de la prose utilisé par Thursday Next dans ses aventures, trois personnages afin d’empêcher Sororis de nuire à nouveau.

Cette intrigue politique se double d’une enquête policière minutieuse et permet de mettre au jour un complot de grande envergure. Une société secrète a œuvré dans l’ombre afin de tenter d’entrer en communication avec le monde des humains pour permettre à tous les personnages de se détacher de leur emprise et d’accéder enfin à l’autonomie. Pour cela, certains personnages ont été kidnappés et sont devenus les cobayes d’une expérience malheureusement infructueuse d’autonomisation.

Une véritable révolution

Face à ce retournement de situation, un procès historique a lieu, au cours duquel tout est révélé et expliqué. Les intentions des malfaiteurs sont dévoilées, et tout prend sens, ce qui a de nombreuses conséquences. Les personnages comprennent qu’ils souhaitent tous davantage d’autonomie, et que leur statut de personnage, de création de l’esprit humain ne leur suffit pas. Des expériences peu concluantes sont donc menées sur les avatars de jeux vidéo afin de comprendre s’il serait possible pour un personnage de continuer à exister sans dépendre de l’esprit humain et de sa mémoire. Malgré tous les efforts consentis, les personnages se rendent compte que cette expérience est vaine, et les avatars sont renvoyés dans leurs univers respectifs pour permettre leur survie.

Cependant, loin d’être un échec complet, cette affaire permet un remaniement du gouvernement de la planète. En effet, les personnages sont désormais plus favorables à davantage d’interventionnisme. En d’autres termes, ils souhaitent désormais être les seuls à contrôler leur existence, sans pour autant renoncer complètement à ce qui les unit à leurs créateurs. Ainsi, à la suite de cet épisode, l’influence des personnages sur le monde réel se fait plus palpable, et les frontières entre réalité et fiction sont plus perméables que jamais, ce qui permet aux personnages de continuer à exister sereinement sur la planète Fiction.

À quoi rêve Françoise Lavocat ?

Si les personnages rêvent d’être autonomes et de sortir de leur condition de personnages, Françoise Lavocat rêve de donner corps et vie à la fiction théorique. Pari réussi.

Sous couvert d’un humour enthousiasmant, ce conte philosophique, véritable déclaration d’amour à la littérature et à la fiction dans toute son étendue, permet d’aborder les grandes questions qui agitent actuellement le monde de la théorie littéraire. Les personnages incarnent tour à tour les différents courants de pensée sur les questions de l’autonomie de la littérature, de la place et du rôle de l’auteur, de l’interprétation ou encore du champ d’extension de la fiction. Autant de questions complexes, mais abordées avec légèreté et sérieux.

En effet, cet ouvrage est une vraie mine d’érudition, mais également une prouesse de vulgarisation grâce aux débats entre les personnages qui illustrent les différentes positions sur ces questions ô combien complexes. Véritable porte d’entrée dans l’univers de la théorie littéraire et des débats contemporains, cette fiction théorique permet de légitimer toujours davantage ces questions et ces méthodes. Il est possible en effet de voir dans la démarche de l’auteure une volonté de légitimation des méthodes propres à la théorie littéraire, illustrées par le biais d’une enquête policière. L’analogie est saisissante et permet d’illustrer le sérieux de la théorie littéraire.

Même si cet ouvrage pose bien plus de questions qu’il n’en résout, il permet de se familiariser avec nombre des épineux problèmes qui animent la vie littéraire. Non content d’être une déclaration d’amour à la fiction, il propose également une mise en lumière des théories de la fiction, invitant le lecteur à se plonger avec délectation dans les débats houleux qui animent la critique depuis de nombreuses années. Continuons donc de rêver qu’un jour, fiction et réalité d’une part, et fiction et théorie d’autre part ne soient plus opposées, mais deviennent complémentaires.