À l’occasion du 120ème anniversaire de la naissance de Leiris, cette courte correspondance inédite révèle sa relation peu connue avec Jouhandeau.

Cette correspondance de 94 lettres s’étale de 1923 à 1977. Les deux hommes se rencontrent en effet en 1923 dans l’atelier d’André Masson, rue de Blomet à Paris, où Max Jacob, qui donne des conseils poétiques au jeune Leiris (22 ans), emmène son ami Jouhandeau (35 ans).

 

Une relation transgressive sous le signe de Rimbaud

En mars 1924, épris d’alcool et de lyrisme, ils vivront une union « mystique » qui se traduira concrètement par une relation homosexuelle. Le modèle rimbaldien et l’aura de transgression exercée par l’homosexualité dans le milieu littéraire de l’époque marquent leur correspondance. « Tu ne vas jamais jusqu’au bout de tes désirs ! », reproche Jouhandeau à Leiris, selon qui ce qu’ils ont vécu ensemble « s’est passé dans l’Absolu ». Jouhandeau lui écrit le mardi 25 mars 1924, jour de l’Annonciation : « Le désir de pureté qui vous étreint m’attire et me gagne à vous. Comme j’avais besoin de vous. Comme vous aviez peut-être besoin de moi. Nous allons, si vous le voulez, tous deux lever l’ancre vers d’impassibles rivages où nous éblouirons nos yeux de “blancheur”. »

Assez rapidement, Leiris comprend que Jouhandeau est amoureux de lui et replace leurs relations sur le terrain de l’amitié : « Je t’ai haï le jour que ton affection m’a semblé devenir exclusive et impérieuse. […] L’amitié est plus grande que l’amour parce qu’elle n’implique aucune idée de possession, tant morale que physique. Et la possession physique est un acte extrêmement grave, parce que signe de possession morale. C’est pourquoi j’ai toujours tenté de repousser l’amour, ne désirant ni assujettir quelqu’un (dont je n’aurais que faire), ni me laisser assujettir » (avril 1924).

Cette correspondance contient des lettres superbes qui forment presque des poèmes en prose, comme celle que Leiris écrit en janvier 1926 en réponse aux vœux de son ami : « le silence – image de l’absolu – pouvait seul donner une idée de la façon dont m’avaient frappé tes paroles. Je n’ai pas cru devoir, par des vocables humains, essayer d’exprimer mon émotion, profonde comme un filet de sang dans la blancheur d’un os, liquide vivant serré entre les ais rigides de l’éternel. […] Notre amitié est située hors des lieux et des temps, sur la plage immense de l’absolu. Il y a des épaves, des albatros, des ossements de noyés. Il y a des trésors sortis des galions défoncés. Il y a des galets durs et polis comme des crânes, des vagues douces et monstrueuses. »

 

La rupture de 1936

Jouhandeau sera blessé par les allusions de L’Âge d’homme, où Leiris raconte, sans le nommer, une soirée avec un « ami plus âgé et pédéraste », qu’il a raccompagné à son domicile où il a dormi « avec lui après avoir humilié ma bouche et la sienne dans un réciproque égarement ». Mais Leiris fut pour sa part outré de voir son ami publier « Comment je suis devenu antisémite » en 1936 dans L’Action française, comme l’indique sa lettre du 9 octobre 1936 : « Comment se peut-il que tu n’aies abandonné la position de rigoureuse pureté apolitique qui fut longtemps la tienne que pour t’abaisser jusqu’à souscrire à cette absurdité démagogique qu’est l’antisémitisme ? […] Sois certain, en tout cas, que ce n’est pas de gaieté de cœur, que je te dis tout cela et qu’une aussi déconcertante erreur de ta part ma laisse abasourdi, et désolé ».

Ils renouent toutefois en 1937 : « l’amitié sous la cendre » n’était pas morte, écrit Jouhandeau. En 1940, Leiris est mobilisé en Algérie et donne des nouvelles à son ami. Suite à une rupture plus grave avec la guerre, où ils font des choix opposés (Leiris celui de la Résistance, Jouhandeau de la collaboration en participant à la Nrf dirigée par Drieu et en participant à un voyage officiel d’intellectuels collaborateurs à Weimar), la correspondance s’interrompt jusqu’en 1966. Leiris refuse de revoir Jouhandeau en mars 1944, et explique à Jean Paulhan, qui se propose comme intermédiaire, que Jouhandeau a été le premier à dénoncer Max Jacob comme juif. La mort de ce dernier quelques semaines plus tôt à Drancy « était trop proche pour que Leiris puisse imaginer lever son deuil et trahir sa mémoire en renouant avec quelqu’un qui, en 1936, avait tourné leur amitié en dérision de manière si cruelle », comme l’explique Denis Hollier dans la préface. Malgré tout, le souvenir et l’affection demeurent, les deux hommes échangeant une dizaine de lettres entre 1966 et 1977.

 

Il faut saluer le travail des éditeurs scientifiques du volume, Denis Hollier et Louis Yvert, qui replace ces lettres dans leur contexte, grâce à un monumental appareil de notes, mais aussi à une chronologie croisée, et à des extraits des carnets et journaux intimes de ces deux auteurs hantés par le désir de l’aveu. De la sorte, cette correspondance éclaire toute une période de l’histoire littéraire, en dévoilant cette relation entre deux écrivains qui n’ont apparemment pas grand-chose en commun.