Alors que l’œuvre de Gide tombe dans le domaine public, et que la publication du Journal intégral de Julien Green se poursuit, il faut relire aussi les Journaliers de Jouhandeau.

La littérature a ses soleils. Gide en fut un, lui dont l’œuvre éclaire de tous ses feux la première moitié du XXe siècle. Son Journal occupe une place de choix dans le monde des lettres et en éclipse d’autres, tout aussi monumentaux, et non moins intéressants. Car l’homme n’est jamais aussi vrai que dans la nudité de l’être penché sur sa page, lorsqu’il enregistre les soubresauts de l’esprit et du cœur. Jouhandeau s’y est appliqué à sa façon. Publiés entre 1961 et 1983, les vingt-huit volumes de ses Journaliers ne constituent pas un journal à proprement parler, dans la mesure où ils évitent l’écueil de la sécheresse du compte rendu quotidien. Collection de notes, maximes et autres anecdotes prises au détour d’une rencontre, d’une lecture, ils sont le témoignage sans détour d’une vie mouvementée.

 

Dieu, le Diable, et l’homme : la naissance d’un écrivain

Marcel Jouhandeau naît en 1888 à Guéret, d’un père boucher et d’une mère tenancière de boutique. Il gardera de cette enfance les images crues de tabliers et de couteaux tachés de sang, adoucies par le souvenir chaleureux d’une mère tendre et dévote, qui lui insufflera la foi dans le cœur. Il souhaite rejoindre la prêtrise. Alors, dans l’intimité, l’adolescent écrit des méditations, dont il noircit des pages entières consignées dans une malle. Sans doute, dans cette enfance prompte à exalter la sensibilité, faut-il trouver la racine de son mysticisme, et de son penchant à la sensualité.

À vingt ans, le jeune homme débarque seul à Paris comme étudiant en lettres. La ville sera le théâtre de son péché puisqu’il y goûte au corps de l’homme pour la première fois. On ne connaîtra jamais le verbatim de cette expérience. L’extase première retombée, sa « bêtise », comme il se plaira à la nommer avec une pudeur ironique, lui apparaît dans toute son immondice. L’écriture devient occasion de se perdre ; « Celui qui aura ressenti directement l’existence, la présence de Dieu, peut-il connaître drame plus poignant, plus tragique, que celui de s’avouer qu’il en sera séparé à jamais ? », écrira José Cabanis dans sa monographie consacrée à l’écrivain. Il n’entrevoit alors que la mort comme porte de sortie. Mais au jour de l’enterrement du président Déroulède, en février 1914, Jouhandeau entend tonner le nom de Dieu. Exalté et résigné tout à la fois, le jeune homme rentre chez lui et brûle une nuit durant la malle de papiers. Revenant sur la symbolique de ce feu purificateur, et l’instaurant comme acte de naissance de l’écrivain, il confiera à Bernard Pivot en 1978, un an avant sa mort en juillet 1979 :« C’était pour plaire à Dieu », Et d’ajouter : « Dieu, pour moi, c’est tout ! »

Toute sa vie durant, Dieu et le Diable réclameront en lui leur part. On ne peut envisager la carrière de l’homme et de l’écrivain qu’à travers les prismes du mysticisme et de la sensualité. Et si les deux abords peuvent paraître s’opposer, ils ne se détruisent pas, et constituent les deux moyens de l’accomplissement de l’homme. Les Journaliers portent les stigmates de cette lutte d’une vie, dans un langage sublime :« Je ne devrais plus penser qu’à Dieu et quelqu’un me dispute à Lui, comme si l’Océan sortait de son lit pour l’amour d’un rocher contre lequel il ne saurait que se briser ou comme si mon regard oubliait le Ciel pour suivre un nuage. » Et l’écrivain n’est jamais plus dur avec lui que lorsque son regard de catholique se pose sans équivoque sur ses pratiques : il concède volontiers que son « vice » est une « aberration », car il est le reflet d’une « interprétation fausse de la nature ».

L’homme est paradoxe, et Jouhandeau ne fait pas exception. Parfois, lorsque le diabolique prend les apparences du divin, l’écrivain se perd dans des élans troublés qu’il aura peine à réentendre sans rougir : « On ne peut adorer l’Éternel sans laisser d’être sensible aux idoles qu’il est permis de toucher. ». Troublé et troublant, Jouhandeau ne laisse pas d’être une personnalité éclatée, qui va (re)trouver dans un projet clair et établi le sacerdoce premier.

 

Le « Saint-Simon des pauvres »

Jouhandeau ne s’est jamais considéré que comme un « écrivain confidentiel ». À cet égard, les Journaliers, et notamment le troisième volume, font sa place à une forme d’art poétique. L’auteur y justifie clairement les contours de son projet : « Hostile à toute imagination, bien décidé à ne m’intéresser qu’à ce qui relevait de mes expériences personnelles et de mes observations quotidiennes, enclin à noter, à l’heure l’heure, ce qui m’arrivait ou aux êtres qui me touchaient de près, je crois qu’il faut me dire chroniqueur. »

Ecrire a été une façon de renouer avec le projet initial avorté, car « l’écriture fut pour [lui] un succédané à la religion ». Disons plutôt une réconciliation : « Écrire de cette manière, ce n’est pas autre chose que faire oraison et il me semble que ce devrait être un devoir pour tout le monde, cordonnier, serrurier ou écrivain de faire oraison. »

Celui que Bernard Pivot baptisa au détour d’une question « Saint-Simon des pauvres » n’est redevable que devant Dieu : « Pour moi, il suffit à la paix relative de ma conscience que je n’aie jamais agi par intérêt ni bassement […], que j’aie, autant que possible, respecté la vérité et la justice, que je n’ai pas marchandé l’amour, que j’aie seulement poussé la sincérité un peu trop loin, ce qui me justifie au regard de la morale essentielle. » Puisque Dieu sonde le cœur et l’esprit, puisque tout terminera devant Son tribunal, qu’importe de rougir devant l’homme. Aux yeux du lecteur, Jouhandeau se sait justifié, car « le mal, s’il est bien fait n’est plus tout à fait mal ». Il suffit de n’avoir pas abandonné un seul instant la pente naturelle de son Moi : « Devant le critique un auteur, quel qu’il soit, ne devrait être comptable que de son style et de sa logique propre. » « Sincère jusqu’à l’insolence », Jouhandeau a pu passer, à tort, pour un orgueilleux. Or, il s’agissait de se placer comme hors du temps. La vérité n’appartient qu’à Dieu, il fallait donc s’y élever autant que possible. Ainsi, il avait l’air de s’affranchir de sa condition humaine, mortelle, en lecteur privilégié du cœur des hommes : « Le monde m’ennuie », lit-on dans le volume 17 des Journaliers. « Seul, on n’a affaire qu’à Dieu et à soi. C’est simple et sans déception possible, si l’on veut. Réduit à ce dialogue essentiel, on est comme intouchable, déjà dans l’éternité. »

Mais on ne peut être seul éternellement. Il faut composer avec les uns, avec les autres, pour le meilleur et pour le pire. Par avant-goût d’absolution, le chroniqueur sait se faire pénitent, et souffrir avec contenance les mortifications des mains de l’épouse, Élise.

 

Élise, le « Monstre »

C’est le peintre Marie Laurencin qui sert d’entremise entre Jouhandeau et Élisabeth Toulemon, alias Caryathis, célèbre danseuse. D’abord amants, ils finissent par se marier en 1929. Quarante-quatre ans de vie commune s’ensuivront, ponctués de disputes « délicieuses » (le mot est de Jouhandeau) et d’esclandres entre l’écrivain et celle que le lecteur ne connaîtra plus que sous le nom d’Élise. Bien que d’autres ouvrages aient pu être consacrés à l’épouse, notamment les Chroniques maritales, qui ont eu le plus d’impact sur la carrière de l’écrivain, c’est dans les Journaliers que le lecteur découvre les détails de l’extravagance, de l’ironie mordante, des vexations et des violences physiques qui constituent le pain quotidien du couple. Si Marcel n’ignore pas qu’Élise souffre de ses frasques après avoir voulu, en vain, l’en détourner, il en vient à s’interroger sur la nature même de leur couple : « Est-ce une grâce ou une calamité singulière, de s’être trouvé sur le chemin d’une femme comme la mienne, faite comme exprès pour me déplaire ? »

L’enfer du mariage lui est malgré tout utile, car Jouhandeau va trouver dans l’ascèse matière à réflexion. L’expérience de l’altérité permet au chroniqueur de dessiner les contours de sa singularité. Ainsi, s’il est bienveillant avec ceux qui l’entourent, ce n’est que par rapport à la morgue d’Élise ; sa générosité éclaire d’un jour honteux la ladrerie de l’épouse. Monstre de pingrerie alors qu’elle est« gorgée d’argent », Élise poussait la lésine jusqu’à empêcher son époux d’utiliser la salle de bain commune. Mais on ne peut ignorer la volonté d’édification derrière l’usage habile du contre-point : c’est pourquoi Jouhandeau traverse le feu d’Élise « le sourire aux lèvres », pour reprendre en partie le titre du dernier volume…

Deux Journaliers font explicitement référence à Élise dès leur titre : Le Gourdin d’Élise (X, 1967) et La Mort d’Élise (XXV, 1978). En toute occasion, Jouhandeau sait faire preuve d’une lucidité scrupuleuse, même devant la mort. Le lecteur découvre à quel point « la vérité est [s]a seule épouse véritable ». L’annonce funeste le rejette d’autant plus en soi que l’occasion invite au bilan. Est-ce le contrecoup de la séparation annoncée, ou une attitude forgée par la circonstance ? Le 16 mars 1971, jour de la mort d’Élise, l’écrivain redouble en conséquence d’une objectivité froide, d’où l’affection est exclue : « Cette agonie interminable me tue », note-t-il avant de conclure : « À 22 heures ce soir, Élise s’est éteinte. Et c’est comme si tout d’un coup je me sentais une nouvelle fois majeur. Pour combien de jours ? »

Il y aurait toutes les raisons de (re)lire Jouhandeau, mais les raisons du succès, comme celles de l’oubli, ont leurs mystères. À l’heure où le Journal intégral de Julien Green paraît dans la collection « Bouquins », on ne peut que rêver à une réédition des Journaliers de Jouhandeau. On exaucerait le vœu de l’auteur énoncé dans cette formule-testament de toute beauté : « Quand je mourrai, l’instrument brisé, il restera de moi dans les bibliothèques, quelques airs à la disposition de quelques mélomanes. »