Faut-il gommer la différence entre les animaux et les hommes, au profit d'un « fraternalisme du semblable » ? Hicham-Stéphane Afeissa, dans un livre très informé, reconstruit la question.

Une réclamation monte en puissance depuis quelques années : il faudrait traiter l’animal comme un sujet de droit, notion centrale pour les théories politiques démocratiques. Un « sujet de droit » est une personne susceptible de prendre part activement à l’élaboration de la loi. Or, il n’est pas certain que cet aspect soit acquis, au regard des animaux. Le plus souvent, les uns et les autres avancent ainsi cette réclamation avant toute réflexion, en déployant des sentiments. Il faut les dépasser, même si le nouvel affect animalier, depuis quelques temps, a permis de retirer les animaux de la catégorie des « objets », pour les rendre à celle des êtres sensibles.

Ce Manifeste pour une écologie de la différence interroge les éthiques environnementales, si abondantes dans les publications contemporaines. Celles-ci ont un point commun : l’oblitération des différences, comme enjeu ultime de toute réflexion sur les êtres. Elles se déploient dans un cadre éthique très précis, celui des rapports du même et de l’autre.

Mais dans le fond, remarque Hicham-Stéphane Afeissa, philosophe et géoscientifique, ce ne sont pas les identités qui importent, réduites, en général, au vivant. Chacun sait que nous partageons, avec les animaux, la vie. C'est plutôt les différences, et la manière de les traiter, qui doivent être pensées. On le voit déjà dans le milieu humain, où s'observe le racisme. Ce n’est pas l’essentielle identité des victimes avec ceux qui les tourmentent que le raciste ne voit pas, c’est leur différence qui l'inquiète, et dont il ne veut pas entendre parler. Cette réaction, pour ainsi dire épidermique, peut-elle faire modèle, peut-elle être reprise dans les débats que soulève la cause animale ?

Ce livre, qui comprend de belles lithographies réalisées par Ernst Haeckel, tirées d'un recueil publié en 1904, propose de traiter ces problèmes, en en élaborant, cette fois, le questionnement.

La question de la violence

Le discours courant, désormais, ne cesse de dénoncer la violence des humains à l’endroit de la nature et des animaux. Cependant, c’est avec finesse que Afeissa tente de s’inquiéter de l'usage de termes définitifs et généraux, que les constats ne corroborent pas.

D’abord, il faudrait répertorier des formes de violence, afin de saisir la spécificité de la crise environnementale actuelle. Spécificité qui dépend aussi des termes que l’on emploie pour désigner les actions dont on veut parler. L’humanité exerce une violence à l’encontre de la nature : le dira-t-on de la même manière, lorsqu’elle aménage le monde, que lorsqu’elle lui fait subir des dommages ? Peut-on séparer les deux ? Lorsqu’on parle de dégradation de la nature et de sa conséquence en forme de crise écologique, de quoi parle-t-on exactement ? Le terme de violence renvoie à celle des humains à l’encontre de la nature ; mais ne peut-on aussi parler de la violence de la nature, désignant par-là les dommages que l’humanité subit en retour ? La nature peut, elle aussi, se révéler dévastatrice. Mais, corrige l’auteur, dévastatrice n’est pas équivalent à violente : la violence présuppose une intention expresse de nuire. En revanche, ne peut-on parler aussi de forme de violence exercée dans le geste de protection ou de restauration de la nature ?

De surcroît, la séparation, que font ces discours brouillons, entre la nature et les animaux est-elle recevable ? Peut-on avaliser l’absence d’analyse précise des rapports entre les êtres, et l’omniprésence de la sentimentalité ? Certes, précise l’auteur, il faut reconnaitre la nécessité et, pourquoi pas, l’urgence d’une pensée de la condition animale. Mais à condition de ne pas la ramener à la communication d’émotions primaires. La morale de la pitié est inefficace. Elle ne débouche que sur des gesticulations sans pertinence politique.

Le vrai problème serait plutôt que la cause animale ne peut devenir une cause politique qu’à la condition que l’on puisse prendre la mesure des torts que les êtres humains font subir aux animaux, et surtout comprendre la logique sur laquelle repose l’exploitation animale dans nos sociétés. Au rebours, prendre l'affaire du côté du pathos et d'une pratique de l'apitoiement rend toute politique impossible.

Refuser l'hypothèse du « sauvage »

Au demeurant, peut-on se contenter d’une explication monofactorielle de la crise écologique ?
 
Après l’enquête conduite par l’auteur, on voit bien que la violence se donne et se pense presque toujours au travers du rejet du « sauvage », de ce qui est étranger à l’entreprise de civilisation, de ce qui résiste à la mainmise de l’humain. Ne distinguons-nous pas les animaux en « sauvages » et « domestiques » ? Ne parlons-nous pas de nature « sauvage » et de nature aménagée ? La violence faite à la nature et celle que subissent les animaux seraient donc structurellement identiques, dans la mesure où elles remplissent la même fonction : soumettre.

Afeissa nous renvoie d’abord à la thèse de Florence Burgat : « Le geste par lequel les êtres humains ont cherché à transformer leur environnement naturel dans le but de répondre à leurs besoins est celui-là même par lequel l’humanité a voulu affirmer sa spécificité ». Et l’humanité accomplirait ce geste en tentant de réduire ce qu’elle appelle le « sauvage », mais en le pensant aussi bien à l’extérieur d’elle-même qu’à l’intérieur, à l’encontre de la nature et de l’animalité. C’est pourtant la même violence qui s’exerce dans les deux cas. Et elle se pense comme inscription de la différence radicale humain/ nature + animal, laquelle est posée comme une discrimination.

Mais ce renvoi à la thèse de Burgat est accompli par Afeissa pour marquer sa propre différence théorique par rapport à ce genre de propos. Cette thèse à ses yeux réduit l’histoire du rapport de l’humanité à la nature à un rapport univoque de domination et d’exploitation. Et il ajoute à juste titre : « Il est tout simplement inexact de prétendre que la nature ait été depuis la nuit des temps et exclusivement perçue comme la synthèse de toutes les possibilités de rapine ».

Enfin, ajoute-t-il : il est inexact que les animaux aient toujours été traités par le passé comme des créatures offertes à toutes les formes d’extorsions imaginables. Ni hier, ni de nos jours, sauf à faire fi de nombreuses actions de protection des animaux. Il y a même eu, historiquement, complémentarité entre la domestication et la chasse. La domestication n’a pas été une ruse d’une raison humaine perverse. La domestication ne doit pas être comprise comme une entreprise unilatérale de domination des animaux. Afeissa défend l’idée d’un processus bilatéral de socialisation qui, transformant aussi bien les animaux que les humains, engendre des relations sociales inédites  

Comment les animaux ont rendu les hommes humains

La bibliographie dans laquelle puise l’auteur est gigantesque. Elle mérite que la lectrice ou le lecteur s’y attarde. Souvent anglo-saxonne, soulignant par là, en marge du débat, que nous sommes loin, en France, de disposer de textes pourtant essentiels à notre réflexion. Au cœur de ces références, Afeissa dégage l’idée selon laquelle on peut se défaire de mythes dommageables, sans éliminer un problème central, celui de la violence. Si la violence ne naît pas du rapport à la nature et à l’animal, elle demeure un phénomène à expliquer. Et l’auteur revient sur une considération assez classique : le ressort fondamental de la violence ne se trouve-t-il pas dans le refus ou le déni de l’altérité de l’autre ?
 
Forts de ce point, revenons aux animaux. On ne saurait négliger de nos jours les divers dispositifs de sensibilisation du public à la souffrance des animaux. L’amélioration de leur condition en est évidente, sous réserve que le public soit concerné au premier chef. Il en va de même pour l’attention nouvelle au lieu vital qui nous unit au monde. Néanmoins, faut-il céder à tous ces projets de communauté juridico-morale entre humains et grands singes anthropoïdes, comme Le projet Grands Singes de Peter Singer et Paola Cavalieri   ?

La différence

Les questions de frontières entre les espèces, de différences entre humains et animaux, sont donc traités, dans cette rhétorique, trop aisément. Pour stabiliser sa propre conception, Afeissa propose un détour par le travail du philosophe Jacques Derrida : L’animal que donc je suis (Paris, Galilée, 2006). L’enjeu est celui d’un renversement de perspective : non pas chercher à faire l’impossible inventaire des capacités que nous partagerions avec les animaux, mais chercher à considérer notre commune incapacité, vulnérabilité d’êtres sensibles exposés à la souffrance et voués à la mort. Voilà une optique qui nous permet d’échapper au compassionnel.

Elle nous permet de réfuter l’attribution aux animaux de la notion de sujet de droit, prétendu résultat du développement des Lumières. Transférer aux animaux, en effet, les catégories issues de la théorie de la citoyenneté de la philosophie des Lumières ne conduit pas là où l’on croit. Car dans ce cas ce n’est certainement pas la vulnérabilité qui est déterminante, mais la capacité à répondre de ses actes. Il faudrait non moins se demander à quelles conditions l’élargissement de la communauté morale et juridique peut-elle être effectuée ? L’ambiguïté des positionnements sur ce plan est flagrante. L’argument de la similitude des sensibilités (propriété de la vie, caractéristique qui n’appartient pas qu’aux humains) est insuffisant.

L’auteur va même beaucoup plus loin, en examinant comment l’apparente mise à l’écart absolue de toutes frontières en fait réapparaître d’autres à d’autres endroits, et en examinant la manière dont ces dénégations restaurent des échelles graduées entre les êtres. Son appel aux considérations de Jean-Jacques Rousseau est à prendre très au sérieux. C’est une discussion dont on ne peut guère se passer, que nous soulignons pour la lectrice et le lecteur qui voudraient approfondir ces points (p. 48 sq).

Inquiétudes

Les arguments des défenseurs des animaux peuvent ainsi laisser perplexes. Certes, ils sortent les animaux des catégories  auxquelles on liait des droits sans obligations. Tel était le cas des personnes dites « arriérées ». Mais les enfermer à nouveau dans d'autres caractéristiques qui laissent leur mode spécifique d'existence méconnu ne laisse pas d'inquiéter. Les défenseurs de la cause animale ne semblent pas se rendre compte que leur argumentation reconduit la logique de l’infrahumanisation, tel qu'on la trouve au cœur des discours racistes, xénophobes, colonialistes, homophobes…

En un mot, dans l’animal soi-disant reconnu comme mon prochain, le semblable efface le tiers et enregistre le manquement originaire à l’autre. Il ne s’agit pas d’autre chose que d’un modèle d’expansionnisme moral. Et l’auteur d’ajouter : l’élaboration controversée du concept de « personnalité animale » ou de nature prise comme sujet de droit, s’inscrit dans le droit fil de l’histoire juridique et morale occidentale. Ce qui devrait en interroger beaucoup. Or, qu’implique exactement cette continuité : elle implique l’absorption permanente de nouveaux êtres dans un droit qui conserve les mêmes articulations, au prix de dissoudre leur spécificité. Les morales de la pitié sont assimilatrices alors que le problème serait plutôt de respecter la différence et de repenser les rapports entre les uns et les autres. On voit bien, dès lors, où Afeissa nous conduit. Il a une proposition alternative à nous présenter : il nous incombe de reconnaître et de préserver autant que possible l’étrangeté radicale des animaux.

Jean-Christophe Bailly parle à cet égard du « pur et simple étrangement » de l’animal. La rencontre avec l’animal stipule la différence. Cette perspective aboutit à proposer une éthique de la différence animale. Elle implique de concevoir tout ce que nous ne sommes pas et que peuvent les animaux. Évitons de débusquer des comportements similaires aux nôtres chez l’animal. La reconnaissance de cette différence pourrait non pas fermer le débat, mais au contraire l’élargir, et relancer des recherches à l’écart des anthropocentrismes et des zoocentrismes. L’auteur reprend alors les éléments centraux de la bibliographie la plus élaborée sur ce plan de nos jours : Etienne Bimbenet, Vinciane Despret, Donna Haraway, Martha Nussbaum, Éric Baratay, Jean-Christophe Bailly, etc   .
 
L’éthique dont nous avons besoin pour modifier nos rapports aux animaux est donc une éthique de la différence animale. Loin de brouiller les différences entre les espèces, elle les multiplierait, elle maintiendrait une altérité indispensable pour poser les problèmes, elle inviterait à inventer de nouvelles modalités de rencontre, de compagnonnage, d’association et d’agencement à expérimenter.

Le propos est d’importance, on le reconnaitra. Il prend soin de ne pas définir l’animalité à partir de la vulnérabilité, et réfute la compassion, reconnaissant ainsi plus subtilement la forme de violence extrême que subissent les animaux. Il ne dénie aucune souffrance animale. Mais il cherche à présenter une éthique de la différence qui place les animaux devant la possibilité de ne pas souffrir dans les relations aux humains.

L’impouvoir, où les humains ont placé les animaux, n’épargne pas davantage les humains, qui sont mis dans l’impossibilité de reconnaître la souffrance qu’ils occasionnent et de la partager. Autant dire que cette éthique déployée ainsi se met à la hauteur des questions posées dans le cadre de l’anthropocène. Mais de manière critique. Est-on certain que tous les discours trop peu étayés et sentimentaux soient capables de tenir compte de l’étrangeté du monde « naturel » ?