« L'arraisonnement du monde par la technique » : retour sur cette formule de Heidegger et sur les séminaires du Thor.

Le titre de ce recueil de trois essais nous reconduit à des débats anciens. Dans les années 1960, puis dans les années 1970, l’élaboration de la question de ce qu’on appelait alors, sous l'influence de Martin Heidegger (1889-1976), « la civilisation technicienne », passait pour centrale. Non seulement on commençait à reformuler les vieilles conceptions de la seule société « capitaliste » ou de la « société industrielle », mais on se trouvait devant des apports sociologiques portant sur la mutation de la société en société « liquide » ou « mondialisée ». De ce fait, le « destin de la technique » passait au centre des préoccupations. On s’inquiétait de la vocation planétaire de la technique, ainsi que « du péril que la technique planétaire fait courir à l’homme moderne ».

Joël Balazut revient, dans ce contexte, sur la rencontre entre Heidegger et le poète René Char (1907-1988). Sous la forme des « Séminaires du Thor », elle eu lieu une première fois en 1966, puis en 1968 et 1969 (la dernière rencontre eut lieu à Fribourg, chez Heidegger). Le Thor ? Un village situé à sept kilomètres de L’Isle-sur-la Sorgue (village natal et lieu de résidence de Char). Ces rencontres devaient rester privées. Cependant, elles réunissaient plusieurs universitaires susceptibles de lui faire écho (Jean Beaufret, François Fédier, François Vezin...). Ils en étaient les organisateurs et les soutiens. Ils coopérèrent à la diffusion de la pensée de Heidegger, à ses traductions et à sa publicité.

Chargé de cours à l’université Toulouse II Jean-Jaurès et rédacteur de plusieurs articles sur la pensée de Heidegger, mais aussi sur Descartes, Bataille et Lacan, la portée des trois essais de Balazut ne peut échapper à ceux qui s’inquiètent de ces questions.

Les séminaires  

L’auteur rapporte comment Heidegger et Char se sont rencontrés et autour de quels intérêts théoriques. Pour le second aspect, il suffit de rappeler l’intérêt commun des deux écrivains pour la Provence (et sa proximité avec la Grèce) ainsi que pour les présocratiques, en particulier Héraclite.

Les textes du « Séminaire du Thor » sont rédigés en français, sous le contrôle de Heidegger. La version allemande en est la traduction. Le séminaire se déroulait en Allemand.

En s'en emparant, l'auteur veut montrer qu'ils constituent une excellente introduction à la pensée de Heidegger (du moins celle de ces années-là). Une introduction à la « pensée de l’être », non pas dans sa veine liée au Dasein (à l’étant), mais dans celle qui travaille ce qu’il appelle l’Ereignis (l’événement, si l’on veut), ce moment fondateur à travers lequel Dieu se manifesterait, énigmatiquement, en son retrait. Ces propos constitueraient donc une des formes de la pensée de la déréliction, mais dans son contenu moderne, et en en pensant l’incidence sur les activités humaines. On pourrait se rallier à l’idée selon laquelle cette pensée se lie paradoxalement à la pensée présocratique et à une théologie négative.

Mais cette liaison renforce l’inquiétude de Heidegger et de Char pour le règne moderne de la technique scientifique, dont tous deux considèrent qu’elle a une dimension planétaire et qu’elle uniformise partout l’humanité, ramenée ainsi à une masse de producteurs/consommateurs. C’est le thème de la dévastation de la terre, de l’arraisonnement du monde. Il existe, chez Char, dans une poésie qui ne cède pas à l’expression des remous de l’âme, mais tente de retrouver le pouvoir originel de nomination des mots (contre le bavardage quotidien). Il a sa place, majeure, chez Heidegger.

L’origine

Les problèmes traités sont clairement établis par le propos résumé ci-dessus. C’est le rapport totalement nouveau de l’homme au monde dans la cité moderne. Mais afin d’amplifier le sens du propos, il faut, comme l’indique l’auteur, revenir sur plusieurs points. D’une part, la conception heideggerienne de l’humain, puisqu’il refuse de le considérer comme un sujet pensant souverain centré sur le cogito et qui serait fermé sur lui-même (citant alors René Descartes, Immanuel Kant, Edmund Husserl). Dès lors, l’humain se définit par son ouverture à ce qui est dans son ensemble en tant qu’il est, et non par ses représentations. C’est là la source de la notion de Dasein, cette manifestation originelle qui est pourtant généralement dissimulée dans la vie quotidienne vouée au « on ».  L’humain serait a priori ouvert sur l’être.

Encore, montre l’auteur, la notion d’être est-elle décalée, dans les Séminaires du Thor, vers celle d’événement. Ce décalage recentre la pensée de Heidegger sur une théologie négative. Mais on n’y arrive que par le détour des Présocratiques, notamment Parménide et Héraclite. Balazut nous expose l’interprétation de Heidegger relative à Héraclite, et par conséquent à la conception du cosmos qu’il veut faire venir au jour. Le concept grec de Phusis (nature) est ainsi repris. La Phusis constitue le nom de l’être pour les Présocratiques, elle se caractérise par une entrée en présence permanente, un déploiement cyclique et permanent de l’étant, ce qui, par ailleurs, fait entrer la question du temps, dans le jeu qui oppose la plénitude de la présence éternelle de l’être et le devenir (le temps).

Ce détour est nommé par Heidegger un « retour au commencement ». Cette reprise du vocabulaire habituel en a égaré plus d’un. En fait, le détour est un retour à ce qui nous permet de nous relancer, parce qu’il nous offre la compréhension de notre ouverture pensante au monde. L’homme se trouve déjà pris implicitement dans une conception qui a été oubliée. Nous avons été détournés de cette appréhension de la manifestation directe de l’éclosion des choses elles-mêmes en leur rayonnement, telle qu’elle a été envisagée par les Présocratiques. Ces derniers avaient trouvé le pouvoir originel de nomination que la langue quotidienne masque. Ils nous enseignent une expérience ontologique du déploiement phénoménal insondable de la Phusis. Expérience de laquelle découlent plusieurs choses que la lectrice ou le lecteur retrouveront : la notion de vérité, etc. toutes notions qui renversent le platonisme, mais aussi notre « dérive » cartésienne.

Les menaces

Ce qui est alors certain, regardé maintenant du point de vue contemporain (1960), c’est que l’humanité aurait renié l’habitation poétique de l’homme au sein de la Phusis. Et le coupable ? Descartes, désormais beaucoup le disent sans analyse, c'est presque un stéréotype. Descartes aurait voulu rendre l’homme « maître » de la nature (on sait cependant que le texte de Descartes ne dit pas tout à fait cela). Il aurait incité les humains à frapper la nature de mutisme. D’ailleurs, sa philosophie n’est plus capable d’être poésie, ainsi qu’il en va chez les Présocratiques. Il place la raison au fondement de toutes choses. Elle s’affirme avec lui comme fondement substantiel de tout ce qui est. Le réel est désormais placé sous la dépendance d’une subjectivité souveraine.

C’est à cette dérive que l’on devrait le règne de la technoscience. Elle réduit tout au statut d’objet calculable et utilisable. Tout est soumis au pouvoir de la raison (ce qui relève aussi d’un jeu de mot, si l’on sait que l’étymologie de ce terme porte à « calcul »).

René Char et Pablo Picasso

Mieux, disent Heidegger et Char, afin de comprendre le monde moderne, la lecture de Hegel est indispensable. Ce à quoi s’attache un séminaire de Heidegger datant de 1968. La philosophie de G.W.F. Hegel, y affirme-t-il, doit permettre de comprendre le monde moderne de la technique. Car en elle le réel en totalité est réduit au statut d’objet. Donc à la calculabilité. Avec Descartes et Hegel, Heidegger explique le monde dans lequel nous nous mouvons. L’auteur explicite fort bien toutes les formules qui découleraient de ces télescopages.

Afin de rendre compte de cet ensemble grâce auquel on pourrait exhiber les présupposés ontologiques de la pensée métaphysique, dans l’égarement qu’elle induit, l’auteur consacre un chapitre entier de l’ouvrage à cette métaphysique. En suivant Heidegger, on peut montrer qu’elle permet de lire le sens ontologique caché du monde moderne, dominé par le règne de la technoscience, celui dans lequel l’humain est enfermé dans le déni de l’être. Une expression condense le propos : « l’idéalisme allemand » (puisque concentré dans les écrits de Kant et de Hegel). Sans approfondir le propos outre mesure, ni commenter ces sortes de blocs insécables que représentent de telles formules, l’auteur prend une vue d’ensemble de ce courant de pensée, organisé, dit-on, autour de catégories figées et de représentations déposées sur les choses, ainsi l’affirme Heidegger, et à condition d’en accepter le présupposé. Beau travail de synthèse que cet ensemble, composant un chapitre entier, conduisant toutefois à approuver le discours de Heidegger sur les présupposés de la civilisation moderne, homogène, industrielle et mondialisée.

La poésie

Quoi qu’il en soit de développements que nous ne restaurons pas entièrement, le livre donne à comprendre précisément l’intérêt de Heidegger pour Char (lui-même se donnant pour un disciple d’Héraclite), et pour la fréquentation des poètes, notamment Hölderlin (1770-1843). Le lien n’est pas artificiel. Du point de vue de Heidegger, les poètes ont su ne pas déserter le site de l’éclosion de la Phusis. Char chante non seulement la beauté du monde (le mont Ventoux notamment, ce qui aurait dû conduire à un rappel sur l’exemplarité de ce mont depuis Pétrarque), mais aussi le réel qui se montre au poète, originellement, en tous ses aspects. Son expérience de la beauté renvoie à notre indépassable enchâssement, en lui. C’est l’expérience de la vérité. Non pas une expérience sentimentale. Mais une expérience ontologique qui est celle du langage du monde.

Char, chacun peut le lire, se bat constamment contre tout ce qui réduit le monde au calcul et à la disponibilité utile. Avec la technoscience, l’esprit calculant dévaste le monde. Le poète et surtout la poésie rendent possible un « retour amont », selon cette belle expression par laquelle on peut affirmer qu’elle nous reconduit aux origines, de manière à accomplir ce qui est. La poésie, en regagnant la vérité originelle de l’être, déconstruit la philosophie, telle que nous en avons hérité des classiques. Elle la déconstruit littéralement. Encore, à la poésie entendue au sens littéral, faut-il ajouter la peinture, celle de Paul Cézanne, en particulier, Heidegger ayant demandé à visiter l’ancien atelier du peintre et les lieux centraux de l’artiste, dont la montagne Sainte-Victoire. C’est par ce biais que nous pourrions réapprendre à habiter le monde en poètes, mais, sans doute aussi, dissocier Heidegger et Char qui restent dans cet ouvrage accolés l’un à l’autre.

Quoi qu’on pense de la réflexion de Heidegger, son exposé dans cet ouvrage est très sérieux, fort bien rédigé et conduit. La synthèse finale rassemble les éléments centraux exposés. Elle s’articule à la question de la raison suffisante dans la pensée moderne, et d’une raison centrée sur le cogito. C’est par là que le monde moderne aurait cru pouvoir penser le monde uniquement comme monde sien, ce qui reviendrait à l’avoir perdu.