L'élaboration de l'anthropologie politique du discours macroniste au temps du néolibéralisme.

Le lecteur qui souhaiterait lire un ouvrage sur la politique conduite par Emmanuel Macron depuis son élection à la présidence de la République doit regarder ailleurs. Non, bien sûr, que l’autrice veuille dissimuler son opinion à ce sujet, ou encore qu’elle mépriserait la science politique, mais parce que l’ambition est ici différente. D’ailleurs, dès le début du livre, Myriam Revault d’Allonnes définit la discipline qu’elle pratique : l’anthropologie politique, conçue, dans une perspective arendtienne, comme ce qui dans l’existence politique se dit de l’humanité. Et, dans ce champ, son œuvre est d’une importance majeure. Il serait ainsi infondé de se pencher sur la présente contribution sans insister sur le fait qu’elle s’inscrit dans la filiation de ses travaux précédents, notamment L’Homme compassionnel (2008) et Le Miroir et la Scène (2016), auxquels elle ajoute un relief singulier.

La possibilité d’un monde commun

La question majeure de l’anthropologie politique concerne la possibilité d’un monde commun et les conditions de son partage. L’autrice la pose en se réclamant du parrainage de Montesquieu (De l’esprit des lois) et de Weber (L’Esprit du capitalisme), mais évidemment aussi de Tocqueville, qui toujours, au moins implicitement, l’accompagne. La référence à Montesquieu indique que les formes de gouvernement ne peuvent être véritablement pensées sans référence aux mœurs et aux passions qui en constituent les principes moteurs. Merleau-Ponty, l’une des références contemporaines de M. Revault d’Allonnes, parlait d’une « chair » du social « dont l’épaisseur est irréductible aux seules formes procédurales »   .

Rousseau, déjà, pensait que fonder une société politique impliquait une sorte de conversion existentielle : le ressort de l’autorité politique se situe dans l’instauration dans le cœur des citoyens de sentiments véritablement civiques. Car, dans la modernité, il n’existe plus de fins ultimes ou de bien suprême. Dès lors, les hommes doivent « construire un ordre politique à partir d’une multiplicité d’individus installés en posture de fondement avant toute constitution du lien social »   . C’est donc à l’institution que revient la tâche de faire de l’homme un citoyen, autrement dit de faire naître une obligation réciproque par laquelle se réalise la liberté effective de l’individu et même, ajoute M. Revault d’Allonnes, son humanité. Il est ici permis de s’interroger sur la portée de cette assimilation (arendtienne, faut-il le préciser ?) de l’humanité à la citoyenneté. Mais elle est assumée, notamment en convoquant Ricœur en renfort : « L’individu ne devient humain que sous condition de certaines institutions […]. S’il en est bien ainsi, l’obligation de servir ces institutions est elle-même une condition pour que l’agir humain continue de se développer »   . Quant à la réciprocité, elle tient à ce que les institutions doivent assurer les conditions d’une véritable autonomie. Si cette dimension vient à se perdre, si le social se désendette à l’égard des individus, ces derniers sont « renvoyés à leur capacité de performance individuelle »   . Nous entrons alors dans l’univers néolibéral.

La référence à Weber vient renforcer le point de vue de la philosophe. N’insiste-t-il pas précieusement sur les « affinités électives » entre les divers ordres du réel, sur les « relations réciproques   qui engagent la liberté des sujets »   ? Liberté qui, avec la modernité, n’est plus une faculté humaine parmi d’autres mais un commencement et un principe : l’homme moderne la pense désormais comme autonomie, c’est-à-dire non une « liberté sans règles mais le consentement à des règles librement acceptées »   .

De l’autonomie à l’indépendance

Comme souvent, il nous faut partir de Kant, de son exhortation à penser par soi-même, que le philosophe qualifie de « maxime de l’autonomie ». Mais cette dernière ne peut être comprise que si elle n’est pas séparée de l’exigence de la « mentalité élargie ». Comme le souligne M. Revault d’Allonnes, « penser par soi-même, être autonome, ce n’est pas penser tout seul mais penser en relation avec d’autres et même “penser en se mettant à la place de tout autre” »   . C’est dire que l’autonomie est liée à l’obligation politique, que la liberté ne peut donc être pensée que dans son rapport à la loi. A certains égards, la pandémie a permis, comme semble le reconnaître E. Macron dans son discours du 12 mars 2020 (dans lequel, le Président déclare que la santé et notre Etat providence ne sont pas des coûts mais des biens précieux), d’en retrouver le véritable sens.

Mais la modernité a autorisé une autre conception devenue dominante, la transformation de l’exigence citoyenne d’autonomie en refus de toute dépendance, en recherche d’une satisfaction liée aux désirs et aux intérêts individuels. Aussi, M. Revault d’Allonnes considère-t-elle l’illusion de l’indépendance absolue, de l’autosuffisance, la valorisation exclusive du soi comme des symptômes de l’oubli de notre participation à la production d’un monde commun. La liberté politique n’est plus que licence si elle ne se déploie pas dans le cadre de règles reconnues de tous. Et c’est bien cette distinction entre liberté et licence sur laquelle Montesquieu nous alerte : « On était libre avec des lois, on veut être libres contre elles ; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur, ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte […]. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous »   .

Le ver était donc dans le fruit. Mais notre époque se caractérise par la radicalisation de la tendance à la licence : la rationalité néolibérale imprègne les mentalités, les manières de vivre, et l’homme est ainsi devenu, dans une compétition généralisée, « entrepreneur de soi ». De ce nouveau paysage mental, le langage du macronisme est un indice d’autant plus précieux qu’il ne se contente pas d’accompagner ce dévoiement du concept d’autonomie : il transforme également les notions de responsabilité et de capacité. En inaugurant « un nouveau style de pensée et d’existence, une manière de vivre, de se comporter et même d’imaginer »   , le néolibéralisme apparaît comme une authentique révolution anthropologique.

Les transformations de la responsabilité

Dans son sens moderne, la responsabilité est liée à l’imputation. Pour que le monde ait un sens moral, il faut bien que quelqu’un agisse et que nous puissions imputer une responsabilité à celui qui agit. L’imputation suppose l’autonomie du sujet. Celui-ci doit rendre compte des actes passés. Or, désormais, en raison des transformations de l’agir scientifique et technique, nous sommes responsables de l’humanité à venir. Comme le résume M. Revault d’Allonnes, « la question n’est pas seulement : de quoi sommes-nous responsables ? Elle est aussi : de qui sommes-nous responsables ? »   . Dans une filiation lévinassienne, l’injonction morale procède davantage d’autrui et de sa vulnérabilité que de ma liberté individuelle.

Pour la rationalité néolibérale, il appartient au contraire à chacun d’évaluer les risques qu’il encourt et d’en assumer les conséquences. Ce processus d’individualisation des responsabilités implique que l’on prenne soin de soi : l’individu responsable devient un sujet calculateur, bien loin de l’éthique du souci de soi comme pratique réfléchie de la liberté du monde gréco-romain. Si, dans l’Etat libéral, la part d’incalculable dans la vie humaine était prise en compte, le néolibéralisme entretient l’illusion de l’autosuffisance et réduit la responsabilité à une technique comportementale. En croyant nous émanciper de l’obligation, l’indépendance n’est-elle pas le nouveau visage de l’hétéronomie ?

De quoi nous faut-il être capables ?

On sait le goût d’E. Macron pour la métaphore du « premier de cordée », celui qui ouvre la voie. Mais il n’ignore pas que ce n’est pas lui qui « assure ». Qui doit s’en charger ? A vrai dire, dans une harmonie sociale naïve, chacun doit, aspérité après aspérité, prendre sa propre prise. L’univers social esquissé par le Président ignore tensions et désaccords. Or c’est bien le conflit, et son institutionnalisation, qui nourrit la dynamique démocratique. Les « premiers de cordée », comme dans une entreprise, grâce à leurs talents et leur efficacité tirent les autres vers le haut. Mieux encore, parce qu’ils en sont capables, ils ont le devoir d’aider les autres.

Cette psychologie collective sommaire a connu une révision rhétorique, lorsque, dans son intervention du 13 avril 2020, E. Macron s’est souvenu que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Il était probablement difficile d’ignorer ce que la pandémie exacerbait : la conscience de notre fragilité, de notre dépendance à l’égard des autres. Mais en passant de la toute-puissance supposée au constat de notre vulnérabilité, sommes-nous devenus moins capables ? C’est très précisément le contraire, comme le lecteur de Ricœur le sait bien : « je peux », non parce que je suis tout-puissant mais parce que je suis faillible. Nous touchons ici à l’essentiel : « L’individu ne se désigne comme homme capable que dans la mesure où il est à la fois agissant et souffrant »   . Et c’est Aristote, l’un des socles de la philosophie de l’autrice, qui nous le rappelle en décrivant l’homme à la fois comme être de raison et de langage et comme infiniment démuni : « C’est le même homme qui est l’un et l’autre - capable et/ou incapable – sous des points de vue différents »   . Pas de démarcation de principe donc entre « ceux qui peuvent » et les « incapables ». L’humain capable peut parler, agir, raconter, imputer. Mais ce vocabulaire de la puissance n’est pas celui de la toute-puissance, car chaque figure de ce que M. Revault d’Allonnes nomme le « parcours des capacités » est marquée par le paradoxe. Dans l’ordre de la parole, par exemple, « le pouvoir du sujet parlant ne fait pas disparaître la violence, la maîtrise de la parole n’est pas égale chez tous et innombrables sont les coups de force qui excluent certains hommes de la sphère du langage »   .

Ces obstacles illustrent la transformation induite par le néolibéralisme : alors que nos capacités s’enracinent dans l’intersubjectivité, dans la confiance née de la reconnaissance d’autrui, il est désormais opportun de valoriser nos compétences. Il s’agit d’un changement normatif décisif : à l’idéal kantien d’émancipation se substitue une idéologie de la performance, laquelle, comme l’avait compris Foucault, est la généralisation de « forme entreprise » à travers l’idée de « capital humain ». Serait-on alors en présence d’un nouvel humanisme au sein duquel l’Etat jouerait le rôle d’investisseur social du capital humain ? Nous partageons les doutes de M. Revault d’Allonnes sur la consistance de cet humanisme-là.

Cet ouvrage limpide montre que nous pouvons saisir l’esprit de notre temps à travers les valeurs célébrées par le langage macroniste, dans une démarche proche de celle de Victor Klemplerer : « Tout comme il est courant de parler de la physionomie d’une époque, de même on désigne l’esprit d’un temps par sa langue »   . La chose n’est pas aisée car, là où la langue du IIIe Reich était caractérisée par la fixité, celle du macronisme se caractérise par sa plasticité, laquelle renvoie au caractère polymorphe de la rationalité néolibérale, tel que Foucault l’avait décrit.

Malgré cette substantielle difficulté, M. Revault d’Allonnes analyse le discours macroniste comme symptôme des dévoiements opérés par la mise en sens que réalise le néolibéralisme, au risque de rendre le monde inhabitable. Un monde commun exige que s’instaure entre ceux qui l’ont en partage une « bonne » distance. L’autrice évoque la métaphore arendtienne de la table : « Les hommes qui vivent ensemble dans le monde se tiennent en quelque sorte autour d’une table. Ils sont réunis autour d’elle, assis les uns à côté des autres, mais, tout en les rassemblant, elle est l’entre-deux qui les empêche de tomber les uns sur les autres »   . On songe également à une autre métaphore, celle du pont et de la porte, chère à Simmel, le pont qui relie deux rives jusqu’alors opposées et indifférentes l’une à l’autre, et la porte, qui facilite le passage entre le dehors et le dedans. L’homme, écrivait le sociologue allemand, est « l’être-frontière qui n’a pas de frontière », il est celui qui doit se délimiter pour s’illimiter. Comment mieux souligner ce qui le distingue de l’individu façonné par le néolibéralisme ?