Un essai original et profond qui vise à renouveler la réflexion en philosophie animale en s'inspirant de saint François d'Assise et de Jacques Derrida.

Que ce soit pour s’en féliciter ou pour le déplorer, chacun aura pu noter qu’il ne s’écoule presque pas de semaine sans qu’un nouveau livre paraisse sur les animaux. On l’a dit et redit : les animaux sont à la mode, non seulement en philosophie mais plus largement en sciences humaines, pour ne rien dire de l’art et de littérature. Le temps est peut-être proche où, dans l’avant-propos des essais qui seront consacrés demain à ce thème, on pourra voir l’auteur faire amende honorable et s’excuser d’avoir écrit « un livre de plus » sur les animaux.

Mais les lecteurs auraient grand tort de se lasser de cette « littérature » devenue pléthorique en moins de deux décennies, car les enjeux que soulève la question animale n’ont nullement perdu de leur actualité sur le plan social et politique, et les débats sont très loin d’être clos sur le plan théorique. La réalité de la souffrance animale en contexte d’élevage industriel atteint vraisemblablement de nos jours des proportions sans précédent – que l’on fera l’économie ici de quantifier exactement, les chiffres étant malheuresuement bien connus de tous.

La multiplication contemporaine des études sur les animaux traduit la tentative de s’emparer de cette réalité abominable pour tenter d’inventer un autre monde qui ne soit pas pour les animaux, comme l’a dit Charles Patterson d’une formule mémorable, un « éternel Treblinka ». Le livre que publie ces jours-ci Patrick Llored participe à cet effort collectif en apportant la contribution d’un philosophe distingué, spécialiste d’éthique animale et auteur d’un livre de référence sur la politique et l’éthique de l’animalité de Jacques Derrida   , dont il est l’un des meilleurs connaisseurs en France.

De saint François d’Assise à Jacques Derrida

L’ouvrage, de format relativement modeste (un peu plus de 200 pages), est plus ambitieux qu’il n’y paraît. Il s’agit ni plus ni moins pour l’auteur de fonder une éthique animale d’un nouveau genre, en rupture avec les principales théories des droits des animaux qui n’ont jusqu’à maintenant proposé – selon lui – qu’une libération morale et juridique, afin de rendre possible une « transformation radicale des institutions politiques humanistes permettant d’accueillir la vie animale ».

Pour remplir un tel programme théorique, Patrick Llored entend puiser principalement à deux sources : la pensée de Jacques Derrida, bien sûr, mais aussi, et, de façon beaucoup plus inattendue, le franciscanisme primitif. Le plan suivi par l’auteur au fil de l’essai combine étroitement ces deux références : si François d’Assise est surtout présent dans la première partie, il ne disparaît pas pour autant par la suite de l’horizon de la réflexion et fait un retour important dans le dernier chapitre de la seconde partie largement consacrée, quant à elle, à Jacques Derrida – la voix du saint et celle du philosophe se mêlant enfin dans la conclusion aux allures de final musical.

L’originalité du système de références, la subtilité de la construction d’ensemble et l’ambition inhabituelle qui anime l’essai de Patrick Llored le signale immédiatement à l’attention. Au sein d’une production redondante où il semble que les mêmes thèses soient déclinées à l’infini au moyen des mêmes arguments, et où la recherche anglo-saxonne, comme le dit Matthew Calarco, a fini par engendrer une sorte de « néo-scolastique » de plus en plus insipide   , le livre de Patrick Llored est une bouffée d’air frais.

D’une éthique animale à l’autre

La première réserve que suscite toutefois l’essai de Patrick Llored est bien entendu lié à la mobilisation de l’héritage franciscain en éthique animale. Que faut-il entendre par « éthique animale » pour que l’on puisse en repérer les enjeux dans les écrits de saint François d’Assise ? Et comment convient-il de lire les textes de ce dernier pour en faire apparaître la pertinence sous ce rapport ?   

Sur le premier point, il faut avouer que la réponse de l’auteur est assez décevante. L’éthique animale est définie par ce dernier comme « l’ensemble de savoirs qui visent tous à reconnaître une valeur morale au vivant non humain qu’est l’animal » tels qu’ils se sont constitués au cours des « cinquante dernières années ». A ce compte, l’éthique animale est tout ce que l’on veut sauf un domaine de recherche « inédit » dont l’émergence ne daterait que de la seconde moitié du XXe siècle ! En effet, si l’enjeu majeur d’une éthique animale est la détermination de la valeur morale du vivant non humain, alors, en sa version moderne, elle n’est jamais qu’une forme un peu développée des réflexions morales que l’on trouvait déjà sous la plume de Plutarque, de Montaigne, de Rousseau, de Schopenhauer et de nombreux autres auteurs – les seules nouveautés consistant, au fond, en une spécialisation académique du questionnement et en organisation institutionnelle et associative de la protection des animaux individuels.

En livrant une définition aussi minimale de l’éthique animale, Patrick Llored nous paraît manquer ce qui en constitue la réelle nouveauté théorique, et préparer de cette manière la captation de l’héritage franciscain. Comment ne pas voir, en effet, que la moderne éthique animale aurait été rendue tout bonnement inconcevable sans l’apport décisif du modèle darwinien de l’histoire de la vie sur terre ? La critique du spécisme – en entendant par là l’idée selon laquelle l’appartenance spécifique suffit à fonder un certain nombre de privilèges moraux – aurait-elle pu devenir ce qu’elle est devenue en éthique animale, c’est-à-dire un véritable cheval de bataille, si elle n’avait reçu une impulsion déterminante de la théorie de la descendance avec modification, de l’idée d’un arbre phylogénétique liant les diverses formes de vie les unes aux autres, en rupture avec cette représentation de l’homme qui consiste à le situer dans une hiérarchie de l’être qui serait un ordre de perfection ? Dès lors qu’on en vient à se considérer soi-même comme membre d’une communauté de vie avec laquelle nous avons coévolué, le tracé des frontières de ladite communauté demande à être réexaminé, et c’est bien cet examen qui conduit à se demander quels sont les critères qu’un être ou une entité doit satisfaire pour faire l’objet d’une considération morale.

Saint François d’Assise, précurseur de l’éthique animale ?

Or pareille conception du vivant est radicalement étrangère à la vision franciscaine, quand bien même il faudrait lui reconnaître le mérite d’être l’une des rares, au sein du christianisme, à entrer en conflit avec l’anthropocentrisme de l’Ancien Testament, comme l’avait déjà souligné en son temps Lynn White jr. dans un article célèbre datant de 1967 sur « Les racines historiques de notre crise écologique », dans lequel il allait jusqu’à proposer saint François d’Assise comme saint patron des écologistes (proposition acceptée et avalisée par le pape Jean Paul II en 1980). Il s’ensuit qu’on ne voit pas du tout quelle pertinence peut présenter, dans le contexte d’une éthique animale contemporaine, une pensée qui en récuse les principes les plus fondamentaux pour n’en conserver qu’un souci moral, par lui-même extrêmement vague, visant à accorder aux animaux une reconnaissance comme êtres respectables en tant que tels.      

Mais cette objection principielle se double immédiatement d’une autre, en liaison avec la manière même dont les textes franciscains sont lus. Et sur ce point, les précautions prises par Patrick Llored au seuil de son essai ne sont pas de nature à nous rassurer car si l’auteur se défend d’être un « spécialiste de théologie » et déclare ne vouloir entrer dans les textes religieux qu’« à partir d’une préoccupation pour la question animale », il y a fort à craindre que pareille décision de méthode ne le condamne à donner de ces textes une lecture profane, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire coupée de toute la culture théologique et historique qui pourrait permettre de leur restituer pleinement leur sens. De fait, les textes cités (presque tous issus des Fioretti dans l’édition des Ecrits, vies, témoignages, paru aux éditions du Cerf en 2010, volume auquel il faut adjoindre la Vie du bien heureux François, rédigé par Thomas de Celano au XIIIe siècle) sont lus de façon purement immanente, de la même manière que sont lus les textes de Jacques Derrida ou de Bruno Latour – et pourquoi pas, après tout, s’il est vrai que ces textes contiennent, comme le dit l’auteur, des « concepts d’une grande puissance éthique permettant de penser à nouveaux frais la question animale tant du point de vue de l’éthique que du politique », qu’il conviendrait de s’employer à dégager patiemment ? Mais le problème est que l’analyse des textes de saint François d’Assise ne réussit guère à convaincre de la valeur insubstituable du franciscanisme primitif.

Que faut-il penser par exemple de la rupture proclamée de saint François avec une vision de type anthropocentrique ? Force est de noter qu’elle n’est pas le fait de ce dernier et qu’elle pourrait aisément être attestée chez d’autres auteurs, anciens comme modernes. Mais plus profondément : il importe de dissocier le thème métaphysique de l’ordonnancement des êtres de celui de l’anthropocentrisme moral, car il n’est pas vrai que la détermination d’une différence hiérarchique entre l’homme et l’animal constitue en tant que tel un dispositif permettant de fonder ipso facto la relégation de ce dernier hors du champ de l’éthique. La détermination du propre de l’homme et la consécration de sa supériorité ne suffisent pas à fonder l’appropriation de l’animal et ne visent pas nécessairement à le faire. Quant aux autres concepts franciscains que Patrick Llored travaille à mettre en lumière, nous doutons, pour certains d’entre eux (notamment ceux de sacralité et de transcendance du vivant), qu’ils puissent réellement être dissociés de tout arrière-plan religieux, et, pour les autres (notamment celui de désappropriation de l’animal), qu’ils contiennent plus et autre chose que ce que contiennent les concepts équivalents que les modernes ont mis en œuvre pour déconstruire le droit de propriété.

Et pourtant, il y a bien quelque chose dans l’enseignement de saint François qui l’impose à l’attention des théoriciens d’éthique animale, et qui est merveilleusement résumé dans le récit du loup de Gubbio. Au cours de l’une des dernières scènes, saint François d’Assise met un genou à terre et tend sa main au loup pour l’engager à cesser toute violence à l’égard des hommes comme des animaux : « le loup », raconte la légende, « leva alors sa patte antérieure droite et la posa gentiment sur la main de saint François, engageant sa foi par le signe qu’il pouvait ». Scène extraordinaire où un pacte est passé entre les hommes et les animaux, qui fait songer à la scène finale du film White God (2014) réalisé par Kornél Mundruczó. S’il y a bien un élément de l’héritage franciscain qui lui confère une indéniable actualité, c’est sans doute cet appel insistant à inventer de nouvelles relations sociales avec les animaux fondées sur le respect des différences spécifiques.    

Derrida et la pensée de la vulnérabilité

C’est ce projet que Will Kymlicka et Sue Donaldson ont tout récemment tenté de mener à bien dans un livre qui a fait date, paru en 2011 sous le titre de Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, marquant un tournant politique de la question animale. Pour la première fois, sans doute, les relations entre les hommes et les animaux ont été examinées dans une perspective résolument politique visant à penser les conditions sous lesquelles il est possible de reconnaître aux différents types d’animaux une forme de citoyenneté, et la façon dont ces derniers peuvent contribuer à un bien commun qui ne soit pas conçu exclusivement en termes d’intérêts humains.

La proposition qu’avance Patrick Llored à ce niveau est qu’il conviendrait, pour élaborer cette « zoopolitique » – qui est, à n’en pas douter, à l’agenda de toutes les éthiques animales contemporaines – de faire droit à la pensée de Jacques Derrida, dont l’originalité et la richesse restent dans une large mesure à découvrir. C’est à cette fin qu’il consacre deux excellents chapitres à l’élucidation des principales idées de Derrida sur ce thème (chapitres 5 et 6), dans lesquels éclate l’étonnante maîtrise qu’il a de sa philosophie. Redisons-le : Patrick Llored est, à ce jour, certainement le meilleur connaisseur en France de la philosophie derridienne de l’animalité – philosophie qu’il a non seulement comprise en profondeur comme personne, mais qu’il semble avoir si bien assimilée qu’il parvient désormais à en prolonger les vues de manière créative.

Qu’est-ce que Derrida pourrait bien apporter à une éthique animale « en situation », comme le dit l’auteur, soucieuse de reconnaître aux animaux une forme d’agentivité politique ? D’abord et avant tout, une idée renouvelée de la vulnérabilité animale. On objectera immédiatement que s’il est bien une thématique usée jusqu’à la corde en « éthique animale » (entendue au sens large où l’auteur la définit), c’est bien celle de la vulnérabilité, à tel point qu’il n’est nullement excessif de dire que pratiquement toutes les éthiques animales, de Plutarque à Peter Singer, sont des éthiques de la vulnérabilité mettant l’accent sur la sensibilité des animaux, sur la souffrance qu’ils endurent et sur la compassion que nous éprouvons naturellement à ce spectacle. Si par « vulnérabilité », on entend, comme le veut l’étymologie, la « disponibilité à une blessure », c’est-à-dire le fait d’être « ouvert à la possibilité qu’un événement survienne et affecte négativement et durablement votre intégrité »   , alors ce n’est pas en ce sens que le concept est entendu par Derrida.

Ce que met au jour la vulnérabilité des animaux, pour Derrida, n’est pas tant leur capacité à éprouver de la souffrance – ce qu’il appelle leur « pouvoir-souffrir » – que l’impossibilité dans laquelle ils sont placés de ne pas pouvoir ne pas souffrir dans les relations qu’ils entretiennent avec les humains – ce qu’il appelle leur « im-pouvoir » –, de sorte que la question que soulève la réalité de la souffrance animale est avant tout celle de savoir si ces relations peuvent produire autre chose que de la souffrance et si les animaux peuvent ne pas souffrir dans les conditions qui leur sont faites dans nos sociétés. Un animal qui souffre est un animal vulnérable en ce sens où il a été réduit à cette forme radicale d’im-pouvoir où le seul pouvoir qu’il lui reste est celui de souffrir. La souffrance animale est une possibilité sans pouvoir qui retire par la violence tout pouvoir que l’animal pourrait avoir sur lui-même, et qui lui ôte toute chance de nouer avec nous d’autres relations que celles auxquelles nous le condamnons. Prendre en charge le problème de la vulnérabilité des animaux revient à s'efforcer de penser les conditions sous lesquelles les animaux pourraient surmonter leur im-pouvoir, lequel est aussi bien le nôtre dans la mesure où l'impouvoir n'épargne pas non plus les hommes qui sont mis dans l'impossibilité de reconnaître la souffrance qu'ils occasionnent et de la partager.   

Telle est l’idée séminale de la zoopolitique dont Derrida a eu l’idée à la fin de sa vie, et dont la place nous manque pour en préciser davantage la signification. C’est cette tâche que poursuit, pour notre plus grand bénéfice à tous, depuis quelques années Patrick Llored dans ses remarquables articles et essais, dont il faut suivre la progression attentivement car ils constituent les prodromes, comme le titre de son ouvrage l’indique très justement, d’une nouvelle éthique animale pour le XXIe siècle, dont il vient tout juste de nous livrer les premiers éléments.