À l'heure où les mémoires se replient à l'échelle nationale, plusieurs historiens proposent des clés de lecture au niveau européen pour repenser cet aspect structurant des sociétés contemporaines

Longtemps cantonnées à un cadre national, les questions mémorielles s’inscrivent de plus en plus dans une dimension européenne. L’historien Sébastien Ledoux* (qui coordonne le numéro de la revue Parlement(s). Revue d’histoire politique intitulé « Les lois mémorielles en Europe ») revient sur cette thématique, à la croisée du politique et du social, en ce début de XXIe siècle. De la destruction des statues de Franco à la négation du génocide arménien en Turquie, force est de constater que chaque société est en prise avec son passé. Penser ces questions dans un cadre supranational permet de dégager plusieurs lignes de force sur lesquelles revient l’historien.

 

Nonfiction.fr : Les travaux sur la mémoire se sont longtemps concentrés sur un seul pays à l’image de Tom Segev pour Israël ou Henry Rousso avec Le Syndrome de Vichy. Ce dernier appelait d’ailleurs dans son ouvrage de 2016   la nouvelle génération de chercheurs à aborder davantage cette question dans une logique transnationale. Dans la revue Parlement(s), vous dirigez un numéro consacré aux lois mémorielles en Europe. Quel sens donnez-vous à cette démarche dans une Europe marquée par la montée du nationalisme et de la xénophobie ?

Sébastien Ledoux : Nous avons trop souvent eu - y compris dans le champ académique - un regard très franco-centré sur les questions mémorielles qui assigne régulièrement la France à un certain particularisme. Considérer que l’histoire est une « passion française » et que les débats très vifs relatifs à certains passés constituent une spécificité bien française est tout à fait inexact et révèle une méconnaissance des autres sociétés qui, dans de nombreux pays européens et en dehors du continent, sont traversées par de vives controverses sur leur passé. Pour ce dossier sur les lois mémorielles en Europe, l’intention était de quitter le champ de la controverse française des lois mémorielles qui a été très aiguë en 2005 (deux associations d’historiens sont créés cette année-là, Liberté pour l’histoire et le CVUH, en lien direct avec le vote de lois, même s’il faut distinguer les motivations et objectifs différents de chacune de ces associations) pour faire de cette question un objet d’histoire comparative à l’échelle européenne. L’un des acquis de ce dossier rejoint ma première observation. Les lois mémorielles françaises ont été présentées par certains - pour les dénoncer - comme une pratique législative nationale qui n’avait pas d’équivalent ailleurs. Or, les différentes études de cas rassemblées dans ce dossier réfutent cette idée et démontrent au contraire l’adoption de lois relatives au passé par les parlementaires dans de nombreux autres pays européens, et ce dès les années 1990. La démarche comparative permettait également de relever une grande polysémie des lois mémorielles qui, au-delà de cette catégorisation, recèle en fait des actes parlementaires de nature très différente que l’on peut classer en trois groupes. Certaines sont justes déclaratives, d’autres sont prescriptives mais plus ou moins contraignantes sur les administrés, et d’autres enfin ont une dimension pénale. C’est cette dimension pénale qui s’est développée dans de très nombreux pays européen et qui a retenu le plus souvent l’attention en interdisant, sous peine de sanctions, des propos tenus publiquement sur tel ou tel passé historique. Cette pénalisation a concerné en majorité des propos négationnistes à l’égard des génocides juif et arménien. Ces nouvelles dispositions établies par le législateur ont provoqué des débats en Europe comme en France et en Allemagne à la fois sur le plan juridique (voir en France l’article de la loi du 27 janvier 2017 pénalisant la négation du génocide des Arméniens invalidé par le Conseil constitutionnel au nom de la liberté d’expression) et historique (voir en Allemagne l’opposition de certains historiens à toute pénalisation de propos négationnistes). Sur ce dernier aspect, et pour rebondir sur votre dernière observation, les actes législatifs pénalisant une interprétation du passé ont été perçus par les acteurs politiques de différents pays européens depuis les années 1990 comme un nouvel instrument dans la lutte contre l’antisémitisme et le racisme. C’est dans ce sens également que le Conseil de l’Europe a adopté en 2008 une Décision-cadre relative à la lutte contre le racisme et la xénophobie qui demandait aux États membres de prendre des mesures pour pénaliser l’apologie, la négation ou la banalisation publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Cependant, cette pratique parlementaire de pénalisation du passé par la loi est utilisée depuis quelques années par les démocraties illibérales pour imposer une lecture officielle nationaliste de l’histoire en interdisant sous peine de sanctions toute interprétation divergente. Le dossier détaille les cas russe, turc et polonais pour illustrer cette évolution récente qui accentue encore davantage la polysémie des lois mémorielles et leur caractère pour le moins ambivalent.

 

Vous expliquez que l’expression « lois mémorielles » est apparue en France en 2005. Y’a-t-il un consensus européen (chez les politiques) sur une définition de ces lois et leurs objectifs ?

Le consensus européen sur les lois mémorielles, dans sa définition comme dans ses objectifs, s’est opéré sur le principe de la reconnaissance de crimes du passé et des victimes civiles de ces crimes. Ces actes législatifs ont constitué pour les parlementaires un instrument politique de justice, de réparation ou de protection à l’égard de victimes, et in fine de cohésion sociale. Dès les premières lois votées en 1990-1991 en République tchèque (avril 1990), en France (loi Gayssot de juillet 1990) ou en Russie (avril 1991), ce sont ces principes qui ont guidé les parlementaires. Une décennie plus tard, l’élargissement de l’Union européenne aux pays de l’Est s’est fait sur ces mêmes principes. Ces pays ont négocié dans les années 2000 leur intégration symbolique à l’UE à travers la reconnaissance des victimes des crimes commis par l’URSS (résolution de 2009 instaurant une journée européenne de commémoration le 23 août, date du pacte de non-agression entre l’Allemagne nazie et l’URSS en 1939). Après l’instauration d’une journée européenne de commémoration le 27 janvier pour les victimes du génocide des Juifs, la convergence mémorielle s’est ainsi réalisée chez les parlementaires européens par des dispositions qui mettaient en équivalence les crimes nazis et soviétiques. La résolution du Parlement européen du 19 septembre 2019 qui fait du pacte de non agression Ribbentrop-Molotov du 23 août 1939 la cause du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, votée à une large majorité par les eurodéputés, signale jusqu’à l’absurde (du point de vue historique) ce consensus. Si des débats et controverses existent -on l’a vu avec la loi votée par le Parlement polonais le 26 janvier 2018 et bien étudiée dans ce dossier- elles ne mettent pas en cause la définition et les objectifs des lois mémorielles réglementant la reconnaissance d’événements criminels, la production d’un statut de victime de ces crimes, et la défense des droits des victimes, défense pouvant aller jusqu’à la pénalisation des propos sur des faits historiques leur portant atteinte. 

 

La multiplication des lois mémorielles dans la majorité des pays européens depuis trois décennies ne doit pas occulter que chacune revêt d’une dynamique nationale qui lui est propre. Voyez-vous des traits communs se dessiner dans ce processus ?

La criminalisation des passés nationaux constitue sans aucun doute un trait commun de ces processus législatifs menés dans les pays européens, ce qui renvoie plus fondamentalement à un nouveau traitement du passé dans les sociétés effectué au nom des principes démocratiques et des valeurs des droits de l’Homme. À partir des années 1990, les États démocratiques européens, qu’ils soient nouveaux comme en Europe de l’Est ou plus anciens, construisent un nouvel ethos démocratique à travers non plus l’oubli des violences du passé mais leur remémoration collective. Les acteurs politiques, les associations, les médias, les institutions internationales considèrent alors que la refondation d’une communauté humaine et sa perpétuation sont conditionnées non pas dans la mise à distance des crimes et violences passés (amnésie et amnistie) mais au contraire dans le partage en commun du souvenir des crimes et violences que des populations ont connues des années, voire des décennies auparavant. C’est un changement de paradigme profond qui est l’une des clés de compréhension de l’émergence, puis de la multiplication de ces nouvelles dispositions normatives que sont les lois mémorielles perçues par le législateur comme un instrument de refondation, de pacification et de perpétuation des collectivités humaines. On peut légitimement considérer que de tels processus engagés en Europe depuis trente ans comme un progrès démocratique dans la prise en compte des victimes civiles, la protection des minorités et la mise en récit des oubliés de l’histoire. Mais il faut prêter également attention aux effets de victimisation, de concurrences et d’instrumentalisation de l’histoire que ces dispositions législatives peuvent induire. Les lois mémorielles relèvent en cela d’un pharmakon (à la fois remède et poison, voir les réflexions de B. Stiegler sur cette notion) : elles apportent un remède aux sociétés favorisant une démocratisation des récits historiques et une reconnaissance de certains membres appartenant à des minorités qui la constituent, auparavant marginalisés, discriminés voire persécutés. Dans le même temps, elles peuvent produire des effets délétères sur elles par des revendications continues et des enfermements victimaires qui nourrissent l’espace démocratique de ressentiments et amènent le champ des expériences historiques à se réduire à l’aune de ces normes. Le dossier met bien en exergue ces deux aspects en détaillant avec précision différents cas à l’échelle nationale ou européenne (Parlement européen).

 

En 2017, le Parlement turc a interdit aux députés dans le cadre de l’Assemblée nationale, sans le mentionner explicitement, l’usage des termes ou expressions : « Kurdistan » et « génocide arménien ». Cela répond-t-il à une demande politique ou sociale ?

Ce règlement s’inscrit dans une dérive nationaliste actuelle du pouvoir turc sanctionnant toute lecture divergente d’un récit historique qui nationalise le passé (voir la décision d’Erdogan concernant Sainte Sophie en juillet 2020) en niant le génocide des Arméniens et la présence de minorités kurdes considérées comme des ennemis de l’intérieur pour la nation. Nous sommes ici face à l’affirmation actuelle de démocraties illibérales qui utilisent un instrument politique -la loi- pour interdire tout conflit d’interprétation du passé, ce qui représente l’une des composantes essentielles de la vie démocratique d’un pays.

 

Vous expliquez que les génocides des Arméniens en 1915, puis surtout des Juifs entre 1941 et 1945, ont joué un rôle matriciel dans le système des lois mémorielles. Pensez-vous qu’une nouvelle étape pourrait s’ouvrir autour des génocides des Herero et Nama, puis des Tutsi ?

Le traitement mémoriel de ces faits historiques par des dispositions législatives s’ancrent plutôt dans la question coloniale et postcoloniale qui est posée à certains États européens depuis les années 2000, à savoir leur responsabilité historique vis-à-vis des territoires et populations d’autres continents qu’ils ont colonisés depuis le 16e siècle, et qui contrarie la narration dominante sur la Modernité et l’accomplissement universel du Progrès humain dont ils seraient les porteurs. Des débats ont lieu régulièrement au Parlement allemand depuis les années 2010 pour voter une loi reconnaissant les génocides des Herero et Nama commis par l’Allemagne sans qu’il y ait pour le moment de majorité suffisante. Le traitement du passé colonial a été également saisi plus tôt par les parlementaires d’autres pays européens (France et Belgique notamment) avec des fortunes diverses. Pour rappel dans le cas Français, le Parlement a voté la loi de 1999 reconnaissant les termes de « Guerre d’Algérie », loi de 2001 reconnaissant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité, loi de 2005 sur la contribution des rapatriés, loi de 2012 instaurant une commémoration nationale le 19 mars. Pour autant, on observe que d’autres instruments sont aujourd’hui mobilisés et même privilégiés pour tenter de régler cette question : rapport Sarr-Savoye de 2018 sur la restitution des biens culturels africains, commission Duclert de 2019 sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi, comité Blanchard de 2020 sur les noms de rue, rapport Stora de 2021 sur la colonisation et la Guerre d’Algérie. Le recours à des dispositions réglementaires se poursuit cependant également, comme le montre la résolution du Parlement européen du 26 mars 2019 demandant aux États membres d’engager des réparations sous la forme d’excuses publiques envers les personnes d’ascendance africaine vivant en Europe et victimes d’injustice et de crimes contre l’humanité, de restituer des biens volés pendant la période coloniale à leur pays d’origine et de déclassifier des archives coloniales. Avec ou sans loi, la question coloniale, devenue incontournable, suscitera sans nul doute des réponses institutionnelles variées dans les années à venir au niveau national et européen.

 

Le programme d’HGGSP invite en Terminale à analyser la dialectique entre Histoire et Mémoire. Quelles pistes proposez-vous, à partir de ce dossier, pour comprendre cette relation ?

Je proposerai justement déjà de faire penser les élèves dans une dialectique Histoire/Mémoire, et non simplement dans une stricte opposition où l’on situe l’histoire du côté du rationnel et de l’objectivité, et la mémoire du côté de l’émotion et des affects, comme cela est parfois présenté dans les discours et manuels.

S’il n’est pas présent dans les études proposées au programme, le cas de l’Espagne présenté par deux articles dans ce dossier me paraît très intéressant pour illustrer le basculement d’un modèle de résolution par l’amnistie (loi de 1977) à celui par la reconnaissance et réparations des victimes (loi de 2007). L’irruption de la justice internationale dans le traitement du passé de la Guerre civile espagnole est également un exemple illustrant l’un des axes du programme sur l’importance prise par la justice, ses acteurs et ses catégorisations (génocide, crime contre l’humanité) dans la mémorialisation du passé des sociétés contemporaines.

 

*L’interviewé : Sébastien Ledoux est chercheur en histoire contemporaine au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (Université Paris 1) et enseignant à Sciences Po Paris. Il consacre ses travaux aux questions mémorielles (acteurs, institutions, vecteurs culturels) de différents passés historiques (Shoah, traite et esclavage, Guerre d’Algérie), et à la place de la mémoire dans les sociétés contemporaines. Il a publié l’ouvrage Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire en 2016 chez CNRS Editions et de nombreux articles dans des revues nationales et internationales. Il fera paraître en mai prochain un livre sur le récit national (La Nation en récit. Des années 1970 à nos jours).

 

Compléments bibliographiques :

. Nikolay Koposov, Memory Laws, Memory Wars. The Politics of the Past in Europe and Russia, Cambridge, Cambridge University Press, 2017.

. Sophie Baby, Laure Neumayer et Frédéric Zalewski (dir.), Condamner le passé? Mémoires des passés autoritaires en Europe et en Amérique latine, Paris, Presses universitaires de Nanterre, 2019 (livre numérique)

. Christine Cadot, Mémoires collectives européennes, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2019.

. Georges Mink et Laure Neumayer (dir.), L’Europe et ses passés douloureux, Paris, La Découverte, 2007.

- Dossier spécial de l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (EHNE) consacré à la spécialité HGGSP en Terminale.

Sur Nonfiction :

- « Henry Rousso : les itinéraires de la mémoire », recension de Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Belin, 2016.

- « Mythes et réalités de la transition démocratique en Espagne », entretien avec Sophie Baby.

- « Mémoire et mémorialisation du génocide des Juifs », entretien avec Marie Moutier-Bitan.