Un ouvrage ambitieux et fort bien documenté qui entreprend de poser les enjeux écologiques de la révolution numérique, et d'indiquer les conditions d'une forme de sobriété numérique.

Il n’est absolument pas douteux que le numérique constitue d'ores et déjà l’un des enjeux cruciaux du XXIe siècle, et ce à de nombreux égards. Shoshana Zuboff dans un livre fondamental traduit en français en 2020 sous le titre de L’âge du capitalisme de surveillance, dont nous avons rendu compte ici-même, a justement souligné qu’une philosophie politique qui ne verrait pas de quelle façon le numérique a redistribué les cartes du politique de manière décisive passerait tout bonnement à côté de son sujet. A lire certains récents ouvrages qui sont parus depuis, où il est question des nouvelles « Lumières » dont notre époque aurait le plus grand besoin pour trouver une issue politique aux problèmes auxquels nous sommes confrontés, on se demande si ce message est bien passé et si les philosophes contemporains ont réellement pris la mesure de la révolution numérique et de la façon dont elle a radicalement transformé le monde dans lequel nous vivons.

Tel n’est assurément pas le cas de Fabrice Flipo – philosophe du politique, des sciences et des techniques, chercheur au Laboratoire de changement social et politique à l’Université de Paris, et enseignant à l’Institut Mines-Télécom – qui consacre ses travaux depuis une quinzaine d’années à l’écologie politique, à la décroissance, au changement social et politique, et à l’écologie du numérique. L’ouvrage qu’il vient de faire paraître aux Editions Matériologiques noue ensemble plusieurs des thématiques qui lui sont chères, et dont il est l’un des spécialistes en France : celui de la décroissance ou de la sobriété   , celui de la nécessité d’une rupture systémique engageant des transformations en profondeur de nos modes de vie   , et bien sûr celui du numérique   . L’intérêt de son approche, par comparaison avec celle de Shoshana Zuboff, tient à ce qu’elle prend particulièrement en compte les conséquences écologiques du numérique, sur lesquelles, curieusement, la documentation est assez maigre.

La face cachée du numérique

L’auteur, dans les pages introductives de son étude, part précisément de ce constat. Nul n’ignore que l’empreinte écologique du numérique est désastreuse. Que ce soit sur le plan de la consommation énergétique, sur le plan de l’extraction et de l’utilisation des matières premières nécessaires à la fabrication des appareils électroniques, ou encore sur le plan de l’accroissement permanent de la masse de déchets d’équipements électroniques particulièrement polluants, la « face cachée  du numérique », pour reprendre le titre d’un précédent ouvrage de l’auteur, est des plus sombres et des plus inquiétantes. Sans chercher à reproduire ici les données chiffrées qui abondent dans l’étude de Fabrice Flipo (et qui constitue l’une des raisons pour lesquelles elle est si précieuse), on se contentera de dire que le numérique est, à ce jour, à l’origine de 4% des émissions de gaz à effet de serre – ce qui est tout à fait considérable lorsque l’on sait que c’est le double de l’aviation civile. En dix ans, la consommation du numérique et ses émissions relatives ont tout simplement doublé.

La chose n’est pas nouvelle, d’ailleurs : le numérique est une industrie qui a toujours consommé beaucoup de ressources. L’ENIAC, construit en 1945, qui passe pour être le premier ordinateur, utilisait 17 000 tubes à vide, 70 000 résistances, 10 000 condensateurs, couvrait 167 mètres carrés, pesait 30 tonnes et consommait 150 kW. Le système SAGE, réseau précurseur d’internet, utilisé par la Défense des Etats-Unis pour suivre simultanément la trajectoire de 48 avions, mobilisait 50 machines consommant chacune 750 kW d’électricité. Les mini-ordinateurs commercialisés dans les années 1960 par DEC, IBM, HP ou Texas Instruments, étaient de la taille d’une armoire à vêtements, pesaient une centaine de kilos et consommaient 500 W l’unité. Nos modernes PC fixes sont dans le même ordre de grandeur (200 à 300W).

Ce qui est étonnant est que, alors que l’impact écologique du numérique peut difficilement passer inaperçu, l’enjeu qu’il représente n’a pas été réellement repéré dans nos sociétés, pourtant saturées d’information et de discours sur le développement durable. « Comment », demande Fabrice Flipo, « le numérique peut-il s’imposer partout dans la vie quotidienne (…), avec un tel poids écologique, sans débat public » ? On comprendra que les entreprises du numérique ne soient pas pressées de mettre le sujet en avant. Mais comment expliquer la rareté des études de la part des spécialistes de la transition écologique ? Comment expliquer que, dans les textes issus de la série des sommets sur le développement durable, le numérique n’apparaisse nulle part parmi les solutions principales, et ne soit pas non plus remis en cause ? Soit l’on affirme que le numérique n’est pas un problème sur le plan écologique, soit l’on affirme sans preuves que le numérique ne tardera pas à réduire rapidement sa propre empreinte, en servant qui plus est à réduire celle des autres secteurs. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette conviction était encore partagée par le candidat des Verts à la Présidentielle Yannick Jadot dans un entretien de 2017   . « Sur le numérique », conclut l’auteur, «  l’alerte n’est pas encore donnée. Aucune ONG ne fait de campagne en ce sens : ShiftProject est l’exception qui confirme la règle. (…) En France le rapport du Conseil général de l’économie affirme que la consommation du numérique est stabilisée : pas d’inquiétude ».     

Modes de vie et sobriété numérique

La première chose que s’efforce de démontrer Fabrice Flipo – chiffres, statistiques, courbes diagrammes à l’appui – est que le numérique suit une trajectoire écologique et énergétique inquiétante. Sous ce rapport, l’ouvrage est un modèle de rigueur et de précision. L’enquête empirique qui a été effectuée, prenant en compte des données à l’échelle mondiale, est des plus impressionnantes et offre une compilation dont on ne connaît pas d’équivalent, laquelle ne prétend bien sûr pas être inédite mais se réclame expressément des travaux de Guillaume Pitron   , d’Eric Vidalenc   , des publications du think tank ShiftProject et de quelques autres encore.  

Si l’auteur reconnait avoir un goût pour ce type d’enquête mené « au plus près de la physique du monde, qu’elle soit sociale, énergétique ou matérielle » – apparentant ainsi ses travaux à la sociologie ou à ce que l’on appelait naguère l’histoire quantitative –, il n’en demeure pas moins philosophe, et porté en tant que tel à élaborer une perspective théorique permettant de rendre intelligibles les données recueillies. L’impératif de la sobriété numérique offre ainsi l’exemple rare d’un ouvrage qui réussit à trouver le juste équilibre entre théorie et empirie, dans lequel l’abstraction philosophique n’efface pas la finesse du grain, et où l’accumulation des détails n’offusque pas les perspectives générales.   

L’une des thèses centrales de l’ouvrage est que l’adoption d’un mode de vie alternatif permettant de soumettre à un contrôle ce monstre de Frankenstein, qui en est venu à échapper à ses créateurs, passe par la sobriété numérique, en entendant par là non pas seulement un ensemble de « petits gestes »  et de « bonnes pratiques » – nullement méprisables en soi, et même indispensables, tels que celui qui consiste à moins regarder de vidéos, ou avec une faible résolution –, mais le contrôle de ce que l’auteur appelle les « modes de vie », qu’il distingue, à la suite du sociologue Salvador Juan, des « genres de vie » et des « styles de vie ». Disons, pour aller vite, que le mode de vie est lié à l’usage en tant qu’il se répète, qu’il est standardisé et partagé par une pluralité d’individus. Les modes de vie correspondent à l’institution de situations identiques ou similaires, dans lesquelles des objets fabriqués en série peuvent se révéler utiles et trouver une valeur d’usage. Par exemple, l’usage de la voiture s’inscrit dans un mode de vie qui comprend diverses activités répétitives et standardisées qui ont toutes recours à l’objet motorisé : s’instruire, s’alimenter, se détendre, travailler, etc.

Nul doute que le numérique en est venu, de nos jours, à définir un mode de vie au sens que l’on vient de définir. Le numérique est utilisé dans un nombre d’activités de plus en plus important, et bon nombre d’entre elles relèvent de la satisfaction des besoins essentiels tels que communiquer ou travailler. Le numérique est aujourd’hui profondément ancré dans les structures du quotidien, dans le monde vécu social, à telle enseigne que, comme chacun en fait volontiers l’aveu, il est devenu difficile d’imaginer ce que pourrait bien être notre vie sans lui.

C’est pourtant ce mode de vie, devenu indissociable du numérique, qu’il va falloir modifier si nous voulons prendre à bras le corps les problèmes écologiques que pose le numérique. Comme le dit Fabrice Flipo, donnant la réplique à George Bush : « notre mode de vie doit devenir négociable, gouvernable, pour qu’un avenir soit offert aux jeunes générations ». Pareille négociation ne signifie évidemment pas qu’il faudra jeter à la corbeille nos téléphones portables ni renoncer à faire des recherches sur Google, mais s’efforcer de tendre vers une forme de sobriété numérique, c’est-à-dire vers un mode vie « visant à faire décroître voire faire disparaître des usages, des valeurs, des systèmes, des comportements, des organisations, au bénéfice d’autres nécessitant moins de ressources pour satisfaire les besoins ».  Pour le ShiftProject, un comportement numérique sobre consiste par exemple « à acheter les équipements les moins puissants possibles, à les changer le moins souvent possible, tout en réduisant les usages énergivores superflus (pièces jointes volumineuses, vidéo, etc.) », et, ajoute Fabrice Flipo : bien sûr, à ne pas déployer la 5G.

Tel est, résumé dans ses grandes lignes, le projet social que l’auteur s’efforce de défendre tout au long de ce volume exigeant de plus 400 pages, qui gagnerait peut-être à être condensé sous une forme qui mettrait davantage en lumière la structure argumentative et conceptuelle complexe, dont, faute de place, nous n’avons pu donner dans les lignes qui précèdent qu’un rapide aperçu. Il faut lire cet ouvrage essentiel pour en apprécier la finesse et la richesse, et découvrir en fin de parcours l’intéressant « Programme », dans lequel l’auteur, en une demi-douzaine de mesures, donne une idée concrète des changements d’ordre institutionnel, technique et sociétal qu’il faudrait opérer sans plus tarder pour rendre possible la sobriété numérique dont notre avenir à tous dépend dans une large mesure.