Le public devait faire son choix et emporter les œuvres exposées mais la pandémie fit annuler l'exposition. Reste le « catalogue » des œuvres de Julien Blaine offertes à cette occasion (perdue).

L’humour et l’ironie traversent avec bonheur les pratiques artistiques, où elles épousent une fonction analogue à celle du Witz, le trait d’esprit freudien   . Ainsi, de grandes œuvres classiques manifestent des traits d’esprit que l’on ne reconnaît pas tout de suite mais que les ouvrages de l’historien d’art Daniel Arasse, notamment, nous ont appris à déceler, il y a quelques années.

Dans cette perspective, certains travaux d'artistes relèvent d'une veine de performances critiques qui ont transformé l'art en terrain de jeu. Ainsi des œuvres de Ben (Benjamin Vautier) et de bien d'autres, dont s'inspire Julien Blaine. Ce dernier, pour autant, ne se laisse pas enfermer dans une référence unique.

Né en 1942, Julien Blaine se présente comme un artiste nomade, écrivain et performeur, mais aussi dessinateur, quand ce n’est pas intervenant et exposant. Le critique artistique Giovanni Fontana ajoute : expérimentateur visuel et sonore, éditeur, animateur et organisateur d’événements culturels, esprit critique et dynamique, « toujours au sommet dans toutes les questions liées au débat culturel le plus avancé ».

Le Grand Dépotoir, Bon débarras, édition de son travail, se présente comme une véritable exposition en livre, par le truchement d’une impression très élégante, accompagnant des photographies (œuvres, expositions d’œuvres, travaux d’accrochages…), y compris des photographies des personnes ayant participé à ce... « grand dépotoir ».

Le Grand Dépotoir

Chacun de nous connaît la situation générale. Les difficultés sanitaires entraînent l'annulation des expositions les unes après les autres. Or, du 14 mars au 10 mai 2020, la Friche La Belle de Mai, à Marseille, devait recevoir Julien Blaine, qui regarde cette ville comme une scène artistique privilégiée. Le thème de l’exposition devait être : Le grand dépotoir. De quoi s’agissait-il ? De liquider sa vie d’artiste, ou plutôt d’anartiste. L'événement fut annulé très exactement cinq heures avant son vernissage.

Trois actes étaient prévus – Bon débarras, Tout doit disparaître, Liquidation avant fermeture – donc enfermés, confinement oblige, dans cet ouvrage présenté ici : une vente fictive des œuvres chez Sothebys, une adjudication d’œuvres, une rencontre avec des agents de l’art, des performances, des vide-greniers, de grands déballages accomplis avec deux nettoyeurs venus faire table rase et dont la photographie devait rester dans l’exposition jusqu’à son terme.

C'était une exposition de deux mois durant lesquels le public devait pouvoir venir choisir les œuvres qu’il désirait emporter, gratuitement (avant de faire un feu de joie des œuvres restées sans amateurs). Un Grand Dépotoir, certes, mais non pas ce genre de débarras négligé comme on en connaît tant. Plutôt une manière de « dépoter » un atelier, d’entamer une auto-dissolution. Ce que Jacques Guigou appelle « une install’action », critique des arts domestiqués. 

Qu’en reste-t-il ?

Il en reste un très bel ouvrage. Ce livre permet de pénétrer, en effet, dans une exposition fermée au public. Il est composé d’images, mais aussi de poésies, de mails, de textes rédigés par divers auteurs et, notamment, de propos rapportés tenus par ceux qui ont assisté à la seule heure d’ouverture réelle de l’exposition.

Le premier texte conduit le lecteur à une certaine ambiance, celle des contes libertins. Il reproduit un poème de Jean de La Fontaine (de 1685), intitulé Comment l’esprit vient aux filles. Ce poème a ouvert une tradition qui, non sans machisme, se retrouve encore dans le film de George Cukor : Comment l’esprit vient aux femmes (1950). Ce thème devient ici : Comment l’esprit vient au vieil artiste. Sans dévoiler ce que chacun pourra lire dans l’ouvrage, précisons cependant que les deux figures artistiques qui font droit à la solution de ce problème sont Gordon Matta Clark (1943-1978) et Hans Haacke (né en 1936). Qu’est-ce qui les unit ? La destruction. Ce qui revient à faire signe vers La Belle de Mai, lieu d’une ancienne manufacture de tabac, repris afin de créer un espace de dialogues, de mélanges, d’expositions. L’exposition paradigmatique ne sera donc pas une rétrospective, mais, justement, Le Grand Dépotoir.

Anartiste

De cela s’ensuivent un certain nombre de propos. Ils s'articulent à des œuvres significatives : Asphyxiante culture, par exemple, cet ouvrage dans lequel Jean Dubuffet expose une féroce critique du temps (1986), mais aussi la préface de Virginie Despentes au livre de Paul B. Preciado   , qui voue le musée à devenir une ruine publique, vidée de ses dettes (à l’égard des colonies, par exemple), devenant le parlement d’une autre sensibilité. Et, pour finir, le « Processus de déculturatisation », un ouvrage de Blaine même.

Au cœur de ces références, Blaine inclut les propos des personnes qui ont participé au Grand dépotoir. Chacun y va de ses découvertes, de ses commentaires autour d’une œuvre qui procède du geste, de l’affiche, de la parole et donc de l’éphémère. L’un d’entre eux affirme : « Dépotoir = Bon débarras ! n’est au final que la poursuite par d’autres moyens de l’autodéfection de Julien Blaine, en tant qu’il proclame simultanément l’abolition de la poésie ».

Du moins ces commentaires nous permettent-ils (en l’absence de l’exposition in vivo) de parcourir une œuvre qui se renouvelle sans cesse. Nonobstant la juste question d’un visiteur : Blaine ne s’évertue-t-il pas à scier la branche sur laquelle il est assis ? Les poèmes jouxtent alors les photos de performance : Chute-Chut ! (performance mallarméenne sur les escalier de la gare Saint-Charles à Marseille).

Dégoût et/ou achèvement d’une œuvre

Certains textes-commentaires publiés dans ce Grand Dépotoir ne cessent de souligner à juste titre que le dépotoir en question n’est pas un tas d’immondices, mais bien « un inépuisable réservoir de débris ou de fragments autonomes et donc aussi solidaires ».

Non seulement cela, mais sans doute aussi le lieu d’une série de questions. D’une part, on peut se demander si vraiment cette exposition réduite à un livre est la dernière de l’artiste. Blaine est-il en train de clôturer son trajet artistique et poétique ? Mais comment conclure un tel parcours créatif, sinon par la mort de son auteur ? Ce qui n’est pas le cas. D’autre part, il convient d’aborder ce travail en critique des institutions culturelles, dont on connait désormais l’aptitude à tout digérer. Vaut-il mieux adopter la solution d’Arthur Rimbaud, consistant à tout plaquer et à cesser délibérément d’écrire ? Cela étant, dans ce cas, s’agit-il d’exprimer un dégoût, de faire sentir un échec ou de faire entendre en avoir assez dit ? Je n’ai rien fait ou j’en ai assez fait ?

En réalité, ce catalogue ne tranche pas. Il y a en lui de la rétrospection, mais aussi du suspens, susceptible de nous inspirer l’idée que quelque chose va bientôt nous manquer. Et que va-t-il nous manquer ? sans doute son impertinence devant les règles, son indignation devant des faits, sa révolte contre les langages arasant les difficultés et les inquiétudes.

Un appel à créer

L’un des textes publiés ici propose une piste : peut-être est-ce depuis la position d’une École d’art que les actions de Blaine peuvent devenir une pédagogie de l’art, une pédagogie qui accompagne le désir de créer. Une pédagogie qui ne serait pas celle d’un maître et qui suivrait l’enseignement de Gustave Courbet : « Moi qui crois que tout artiste doit être son propre maître, je ne puis pas songer à me constituer professeur » (in Peut-on enseigner l’art ?), ou celui de Robert Filliou : « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». C’est ainsi qu’un des rédacteurs relie Blaine au propos du critique d’art Pierre Restany sur la fonction déviante de la gratuité et son lien avec l’exercice de la liberté. Quand Nathalie Quintane, plus suspicieuse sur le geste du Grand Dépotoir, se demande si le public ne vient pas récupérer, thésauriser et finalement spéculer sur le travail de Blaine en s’attribuant gratuitement les œuvres mises à sa disposition.

Parfois les auteurs se livrent à des propos plus poétiques, s’essayant alors à s’inscrire dans les pas de Blaine, citant ce dernier à tour de bras, d’autant que ses ouvrages poétiques n’ont cessé de tirer des salves bien ciblées contre la routine du discours et la résignation existentielle. Le plus subtile, sans doute : Jean-Hubert Martin qui prétextant un manque de temps pour écrire sur l’artiste, lui fait parvenir ce haïku :
 
    « L’art sans le marché
    Ca n’existe pas
    La création par-dessus le marché
 »  

    Ajoutons simplement pour ne pas avoir à citer toutes les œuvres de Julien Blaine, que la lecture des notes de bas de page de cet ouvrage permet de constituer une bibliographie des travaux publiés de l’artiste.