Le catalogue d’exposition de la série d'Igloos, produits par l’artiste Mario Merz entre 1968 et 2003, célèbre l’Arte Povera.

Ce catalogue Mario Merz, Igloos s’apparente à une œuvre véritable, avec ses textes bilingues (italien / anglais), son iconographie en couleur, ses interviews, sa bibliographie. Il n'en reste pas à la simple présentation de la série des Igloos. Il s’attache à ce que les photos mettent ces derniers en scène, comme si elles étaient encore soumises au regard de l’artiste, regard d'un jeune homme à l'époque du premier Igloo (1969), regard mûrissant, vieillissant à l'époque des derniers, en 1985. Le catalogue montre aussi le montage des expositions, sur des photos où paraissent Marisa, l'épouse de Mario Merz, et ses amis artistes Gianni Anselmo et Anselmo Zorio.

Mario Merz (1925-2003) est une figure du mouvement Arte Povera. Ce mouvement s’organise autour des expositions constituées par Germano Celant à partir de 1967. Le jeune Merz, d’abord étudiant en médecine, puis membre du groupe antifasciste Justice et Liberté durant la Seconde Guerre mondiale, arrêté en 1945 et emprisonné, commence dans ces conditions une activité de dessin, rappelle-t-il dans une conversation avec Harald Szeemann (datant de 1974). Puis il réalise sa première exposition personnelle en 1954, à la Galerie La Bussole, à Turin, une ville où il restera toute sa carrière. Progressivement, il abandonne le dessin et la peinture pour expérimenter d’autres matériaux, entre autres les tubes au néon et les structures métalliques, les sacs de sable et le verre.

Le catalogue

Ce bel ouvrage renvoie à la plus complète rétrospective dédiée aux Igloos, cette forme iconique du travail de Merz. Cette exposition met en scène 31 d’entre eux. Elle est présidée par la Fondation Merz et la fille de l’artiste. Elle est organisée par Vicente Todoli, sous la forme d’une prolongation de l’exposition construite par Harald Szeemann en 1985 (à Zurich). Cette dernière exposition s’était d’ailleurs attachée aussi à collecter les textes et les propos écrits ou tenus par l’artiste. Le fil conducteur de ces textes était le pouvoir de l’art et celui de la littérature. On pouvait y constater que les écrits de l’artiste ne cessaient de référer à sa pratique artistique.

Le commissaire actuel décale un peu les choses par rapport à Szeemann. Il se limite à la question de l’imaginaire des Igloos chez Merz, en les pensant comme une cité. Mais une cité dans laquelle les uns s’ouvrent sur les autres, quand parfois certains au contraire se ferment sur eux-mêmes ; une cité dans laquelle chaque Igloo est aussi référé à des événements qui ont participé à sa création. Chaque Igloo représente une histoire, une géographie et le moment d’une vie. Chacun peut faire l’objet d’un émerveillement. Mais aucun ne peut prendre la forme d’une nature morte.

Le catalogue comme l’exposition qu’il conforte et amplifie rassemble des Igloos produits de 1968 (Giap’s Igloo) à 2003. Le premier d’entre eux évoque le Général Giap et la situation tragique du Vietnam à l’époque.

À partir de 1970, ils sont mis en place selon les règles de la suite de Fibonacci (publiée à Pise en 1202), dont Merz s’est toujours réclamé   . Rappelons en le principe : 1, 1+1=2, 2+1=3, 3+2=5,…(8, 13, 21…), lequel est traduit par ailleurs en dessin insérés dans le texte de Pietro Rigolo de ce catalogue. Si on traite cette suite non de manière constative mais comme une véritable dynamique de recherche, alors on comprend en quoi elle peut avoir importé à Merz. Pour, lui, les nombres sont dans la nature et sont au service de la prolifération, fût-elle économique : « Mon objectif est de produire avec les nombres un art naturel ». En effet, cette suite ouvre des possibles et permet l'anticipation d’un futur à chaque déploiement, dans une perspective qui réfère à la nature autant qu'à la culture. Ainsi est-ce à une suite mathématique que l’on doit ces créations dont la vitalité est évidente.

Il s'agit de travailler l’expansion du territoire de l’art, jusqu’à l’usage des néons, des tas de branchages et du verre. Du reste, avant de passer aux Igloos, Merz avait travaillé aussi des objets physiques familiers : bouteilles, parapluies, verres et d’autres objets. Et dans ce même esprit attaché à la vie et à la différence, Merz n’a cessé de remanier ses œuvres. Il se fait remarquer, au début de sa carrière, pour demander à un de ses collectionneurs de lui prêter une œuvre ancienne et pour la lui rendre plus tard, après réclamation du collectionneur, transformée : c’est pourtant bien la même, mais c'en est une autre !

Les Igloos

Les Igloos résultent d’un nouvel engagement de Merz, cette fois à l’encontre de la rigidité des règles et des formes géométriques dominantes à son époque. Aussi prennent-ils bien la forme de sphères, dont la propriété est d’éliminer les angles. L’Igloo comme idée d’une absence d’angles. Idée que Merz déclare explicitement, dès le premier d’entre eux, emprunté, comme indiqué ci-dessus, au Général Giap, général des forces armées vietnamiennes. Celui-ci prétendait que si l'on rassemble ses forces en masse en un seul lieu et une forme géométrique précise, on est sûr de perdre la bataille. Il faisait allusion à la tactique des armées occidentales (on pense aux fortifications de Vauban) et à la chute de Diên Biên Phu : si j’exagère mes forces, je les perds. Ce trait se pondère chez Merz d'autres sources d’inspiration, la poésie de l’époque notamment, que Merz traduit dans des lettrages en néon.

Pourquoi des Igloos et pour signifier quoi ? Il faut lire ce catalogue et prendre le temps de les regarder attentivement. Les photographiques sont parlantes. Il s'agit d'une forme qui n’est pas accrochée au mur, ni pendue au plafond ou posée sur une table. C’est un espace qui ne dépend que de lui-même, une entité autonome. Des demi-sphères posées sur le sol, fabriquées autour d'une structure métallique couverte de sacs de sable et parfois recouvertes de terre, de néons ou de verres. Très vite, Merz a commencé à écrire sur ces structures.

Le verre en est la caractéristique. Ce sont des verres brisés. Ce qui intéresse Merz est le matériau même, plus que l’espace qu’il dessine. Et pour expliquer une part de cet usage, l’artiste précise que lorsqu’on regarde une maison bombardée, ce sont les restes de verres brisés qui demeurent, comme d’autres matières en morceau. Et ce qui demeure peut permettre de reconstruire la maison. Pour compléter, l’artiste souligne que lorsqu’on regarde un verre brisé, ce qui paraît étrange et inerte, est en vérité un souvenir dynamique de destruction. Enfin, lorsque l’Igloo est construit uniquement à partir de verres brisés, le spectateur est rappelé à la fragilité des choses et de lui-même. Mais pas seulement : c’est aussi une manière d’affirmer encore que rien n’est irrévocable et définitif en art.

Le territoire

La position des Igloos dans l’espace dessine des territoires. Cela vaut pour chaque exposition de ces œuvres, comme pour l’installation d’un seul Igloo dans une galerie. L’espace occupé devient un territoire. Et dans cette perspective, la construction devient une véritable figure de la condition humaine, une interprétation d’une situation dans laquelle se croisent les différentes activités des hommes. Le concept général de territoire décrit un contexte d’inspiration, mais aussi d’inscription et de description. Les visuels sont indispensables ici. Ils montrent des Igloos déposés dans des lieux aussi divers que : la Chapelle de la Salpêtrière (Paris), Rome, Turin (y compris une installation publique permanente), la Dokumenta de Kassel, Stockholm, Porto (une œuvre en public), le CAPC de Bordeaux...

Les arrangements participent donc de l’œuvre de Merz. Ils véhiculent des sentiments divers, une « powerful emotional charge » (une charge émotionnelle puissante). D’autant qu’ils ne sont pas sans évoquer les Wigwam des Navaho ou les yourtes mongoles. Et à ce titre, ils prennent leur pleine charge dans le jeu de l’ouvert/fermé, oscillation en fonction des points cardinaux, des rassemblements, etc.

Merz construit un art élargi, à un autre niveau que le seul niveau esthétique. L'œuvre vient se frotter à l’idée de frontière, une frontière fermée qu’elle tente de briser, qu’il s’agisse des frontières internes aux pratiques artistiques ou au format d’une œuvre toujours ouverte. L’Igloo promeut l’idée de construction humaine (la notion d’art n’ayant pas quitté le terrain de l’artifice). Il déclasse l’art de représentation au profit d’un art de vocation. En d'autres termes, il se fait l’antithèse de l’art des objets et doit être traité sous le chef d’un projet d’existence. C’est un signe et un rêve d’existence. C’est un projet de réorganisation de notre rapport à la nature, ce qui nous reconduit à la suite de Fibonacci, cette figure d’une prolifération des éléments de la nature et des formes humaines (un nez, deux yeux, cinq doigts…).

Germano Celant, qui écrit le texte autour des photographies, déploie ces considérations avec beaucoup d’élégance.

L’importance pour la sculpture

Pourquoi Merz est-il un sculpteur important, interroge Lisa Le Feuvre ? L’art est une force générative et une discipline intellectuelle qui soulève les questions urgentes du présent. L’art ne renvoie pas à une représentation. Lisa Le Feuvre précise : « L’art assemble, fait, construit et produit ». Un art qui compte est un art qui anticipe ce qui va advenir. L’objet de l’art n’est pas d’extraire la beauté d’un monde très laid. L’art a la capacité de créer des forces grâce auxquelles des questions et des problèmes peuvent surgir. Les sculptures de Merz à ce titre, précise-t-elle encore, constituent des investigations du présent par le truchement desquelles s’instaurent des relations entre les humains, faisant droit à ce qui compte, en nous humanisant un peu plus.
 
Chacun des textes du catalogue y insiste : l’art, non pas uniquement celui de Merz, n’est pas la représentation d’un monde, ni son reflet. Il ajoute quelque chose au monde en appelant à la compréhension de la place que nous y occupons. Quant à la sculpture et aux Igloos, d'évidence ils ont à voir avec le corps, l’espace, l’expérience, et les impulsions des sens.

  

Ces constructions à trois dimensions, outre leur lien à la suite de Fibonacci, sont accompagnés d’objets : une moto, une table, des vêtements... Merz ne veut pas isoler les Igloos. L’Igloo est un « utérus » (a womb), l’organe duquel naissent les choses. Ces dernières peuvent donc s’extraire de l’Igloo. Ce qui signifie que tout se trouve en lui, et peut en sortir à un moment où un autre. Comme si l’Igloo était une enveloppe dont vous pourriez vous extraire pour renaître.
 
Si l’on peut conclure ce parcours sans trahir les œuvres et les propos de Merz et en laissant de côté la référence à l’Arte Povera ou à l’écologie, on pourrait reprendre ce qu’il affirme dans une autre conversation avec Szeemann : « L’Igloo est un nouveau medium conceptuel ». C’est un medium quasi-neutre, sauf qu’il existe réellement en tant que tel et a le même pouvoir qu’une toile à canevas (a canvas). Ce que chaque lectrice et lecteur peut vérifier dans les photos d’exposition qui sont concentrées en fin de catalogue : très belles photos, bel agencement et forte impression.